Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 12

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 53-56).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

Jeudi 2 mars.

il est donc certain que, pour tout au monde, vous ne voudriez pas avoir pour lui ce qu’on nomme de l’amour ? votre servante, ma chère. Je ne voudrais pas non plus que vous en eussiez : car je pense qu’avec tous les avantages du mérite personnel, de la fortune et de la naissance, il n’est pas digne de vous. Et cette opinion me vient autant des raisons que vous m’apportez et que je confirme, que de ce que j’ai appris depuis quelques heures, de la bouche de Madame Fortescue, qui, étant la favorite de Ladi Betty Lawrance, doit le connaître parfaitement. Mais, à tout hasard, je veux vous féliciter d’abord d’être la première de notre sexe, dont j’aie entendu parler, qui ait été capable de changer à son gré, ce lion d’amour en un bichon de toilette.

Eh bien, ma chère, si vous ne sentez pas de battemens de cœur et de chaleur au visage, il demeure certain que vous n’en sentez pas, et que vous n’avez pas d’amour pour lui, dites-vous ; pourquoi ? Bonne raison, parce que vous ne voudriez pas en avoir. Il n’y a rien à dire de plus. Seulement, ma chère, je tiendrai la vue ferme sur vous, et j’espère que vous l’y tiendrez vous même ; car ce n’est pas bien raisonner que de conclure qu’on n’a point d’amour, parce qu’on ne voudrait pas en avoir. Avant que de quitter entièrement ce sujet, permettez que je vous dise un mot à l’oreille, ma charmante amie : ce sera seulement par voie de précaution, et par déférence pour l’observation générale, qu’un spectateur juge quelquefois mieux du jeu, que ceux qui tiennent les dés. Ne se peut-il pas que vous ayiez eu, et que vous ayiez à faire à des gens de si mauvaise humeur, à des têtes si bizarres, que vous n’ayiez pas eu le temps de faire attention aux battemens de cœur ; ou que, si vous en avez senti quelques-uns par intervalles, ayant deux objets auxquels ils pouvaient être appliqués, vous les ayiez tournés, par méprise, du côté qu’il ne fallait pas ?

Mais, soit que vous ayiez du penchant ou non pour ce Lovelace, je suis sûre que vous êtes impatiente de savoir ce que Madame Fortescue m’a dit de lui. Je ne veux pas vous tenir plus long-temps en suspens.

Elle raconte cent histoires folâtres de son enfance et de sa première jeunesse ; car elle observe que, n’ayant jamais été contredit, il a toujours été aussi malicieux qu’un singe. Mais je passerai sur ces petites misères, quoiqu’elles signifient quelque chose, pour m’arrêter à plusieurs points que vous n’ignorez pas tout-à-fait, et à d’autres que vous ignorez, et pour faire quelques observations sur son caractère.

Madame Fortescue avoue ce que tout le monde sait très-bien, que, notoirement et même de son propre aveu, il est homme de plaisir. Cependant elle dit que, pour tout ce qu’il prend à cœur, ou qu’il se propose d’exécuter, c’est le plus industrieux et le plus persévérant de tous les mortels. Il ne donne, comme vous, que six heures des vingt-quatre au sommeil. Il fait ses délices d’écrire. Qu’il soit chez son oncle, ou chez Ladi Betty, ou chez Ladi Sara, il ne se retire jamais que pour prendre une plume. Elle sait, d’un de ses compagnons qui lui a confirmé ce goût pour l’écriture, que ses pensées coulent rapidement de sa plume ; et vous et moi, ma chère, nous avons observé qu’avec une fort belle main, il ne laisse pas d’écrire très-vîte. Il doit avoir eu de bonne heure un génie fort docile, puisqu’un homme si passionné pour le plaisir et d’un esprit si actif n’aurait jamais pu s’assujettir au travail long et pénible, sans lequel on n’acquiert pas ordinairement les qualités qu’il possède ; qualités assez rares parmi les jeunes gens riches et de haute naissance, sur-tout parmi ceux qui, comme lui, n’ont jamais su ce que c’est que d’être contrariés.

Un jour qu’on le complimentait sur ses talens, et sur une diligence qui paraît surprenante dans un homme de plaisir, il eut la vanité de se comparer à Jules César, qui exécutait de grandes choses pendant le jour, et qui employait la nuit à les écrire. Il ajouta qu’avec bien d’autres qualités qu’il se connaissait, il n’aurait eu besoin que de l’essor de César pour faire une figure éclatante dans son siècle.

Ce discours, à la vérité, était accompagné d’un air de plaisanterie ; car Madame Fortescue observe, comme nous l’avons observé aussi, qu’il a l’art de reconnaître sa vanité avec tant d’agrément, qu’il s’élève en quelque sorte au-dessus du mépris qui est dû à la présomption, et qu’en même temps il persuade à ceux qui l’entendent qu’il mérite réellement les louanges qu’il se donne.

Mais, supposant qu’en effet il emploie une partie de ses heures de nuit à écrire, quelle peut être sa matière ? S’il écrit ses propres actions, comme César, ce doit être sans doute un très-méchant homme et d’un caractère très-entreprenant, puisqu’on ne le soupçonne pas d’avoir l’esprit tourné au sérieux ; et, quoique décent dans la conversation, je gagerais que ses écrits ne sont pas d’une nature à lui faire honneur, ni à servir non plus à l’utilité d’autrui. Il faut qu’il le sente bien lui-même, car Madame Fortescue assure que, dans le grand nombre de ses correspondances, il est aussi secret et aussi soigneux, que s’il était question de haute trahison. Cependant il ne se mêle guère de politique, quoique personne ne connaisse mieux les intérêts des princes et l’état des cours étrangères.

Que vous et moi, ma chère, nous prenions beaucoup de plaisir à écrire, il n’y a rien de surprenant. Depuis que nous sommes capables de tenir une plume, nous avons fait notre amusement des correspondances épistolaires. Nos occupations sont domestiques et sédentaires, et nous pouvons jeter sur le papier cent choses innocentes, dont cette qualité même fait le prix à nos yeux, quoiqu’elles eussent peut-être aussi peu d’agrément que d’utilité pour autrui. Mais qu’un jeune homme de cette humeur, gai, vif, qui aime la chasse, les chevaux, les voyages, qui ne manque pas une fête publique et qui a mille goûts particuliers, puisse être assis quatre heures entières pour écrire, c’est ce qui doit causer de l’étonnement.

Madame Fortescue dit qu’il entend parfaitement la méthode des abréviations. Je vous demande, en passant, quel peut avoir été le motif d’un homme qui écrit aussi vîte que lui, pour apprendre l’art d’abréger. Elle dit, et nous le savons aussi bien qu’elle, qu’il a la mémoire surprenante, et l’imagination d’une vivacité extraordinaire.

Quels que soient ses autres vices, tout le monde rend témoignage, comme Madame Fortescue, que c’est un homme sobre ; et parmi toutes ses mauvaises qualités, le jeu, ce grand ennemi du bon emploi du temps et de la fortune, n’a jamais été son vice ; de sorte qu’il doit avoir la tête aussi froide et la raison aussi nette que la fleur de l’âge et sa gaieté naturelle le permettent ; et l’habitude qu’il a de se lever de bonne heure lui donne beaucoup de temps pour écrire, ou pour faire pis.

Madame Fortescue parle d’un de ses amis, avec lequel il est lié plus étroitement qu’avec tous les autres. Vous vous souvenez de ce que l’intendant congédié a dit de lui et de ses associés en général. Le portrait que cet homme a fait de lui me paraît assez juste. Madame Fortescue confirme ce qui regarde la frayeur où il tient toute sa famille. Elle croit aussi qu’il est quitte de toutes ses dettes, et qu’il n’en fera pas de nouvelles ; par le même motif, apparemment, qui lui fait éviter d’avoir obligation à ses proches.

Quelqu’un qui serait porté à juger favorablement de lui, se persuaderait volontiers qu’un homme brave, un homme éclairé et diligent, ne saurait être naturellement un méchant homme. Mais s’il vaut mieux que ses ennemis le prétendent (il serait bien méchant en effet, s’il étoit pire), on ne peut le laver d’une faute inexcusable, qui est d’avoir trop d’indifférence pour sa réputation. Ce défaut ne peut venir, à mon avis, que de l’une ou l’autre de ces deux raisons ; ou de ce qu’il sent au fond du cœur qu’il mérite tout le mal qu’on dit de lui ; ou de ce qu’il fait gloire de passer pour pire qu’il n’est : deux mauvais signes, et d’un augure effrayant, puisque le premier marque un caractère tout à fait abandonné ; et que ce qu’on peut conclure naturellement de l’autre, c’est qu’un homme qui n’a pas honte de ce qu’on lui impute, ne fera pas scrupule de s’en rendre coupable dans l’occasion.

Enfin, sur tout ce que j’ai pu recueillir de Madame Fortescue, M Lovelace me paraît un homme rempli de défauts. Vous et moi, nous l’avons cru trop vif, trop inconsidéré, trop téméraire, trop incapable d’hypocrisie, pour être profond. Vous voyez que, dans ses démêlés avec votre frère, il n’a jamais voulu déguiser son caractère naturel, qui est assurément fort hautain. Lorsqu’il croit devoir du mépris, il le pousse à l’excès. Il n’a pas même la complaisance d’épargner vos oncles.

Mais, fût-il profond, et le fût-il beaucoup, vous l’auriez bientôt pénétré, si vous étiez livrée à vous même. Sa vanité vous servirait à le démêler. Jamais homme n’en eut plus que lui. Cependant, suivant l’observation de Madame Fortescue, jamais on n’en tira parti plus heureusement. Elle est soutenue par un singulier mêlange de vivacité et d’enjouement. La moitié de ce qui lui échappe à son avantage, lorsqu’il est dans ses accès d’amour propre, rendrait tout autre homme insupportable.

Parler du loup, est un vieux proverbe. L’agréable fripon m’a fait une visite et ne fait que sortir d’ici. Ce n’est qu’impatience et ressentiment de la conduite qu’on tient avec vous, et crainte aussi qu’on ne parvienne à surmonter vos résolutions.

Je lui ai dit, comme je le pense, qu’on ne vous fera jamais consentir à prendre un homme tel que Solmes ; mais que l’affaire se terminera probablement par une composition, qui sera de renoncer à l’un et à l’autre.

Jamais homme, dit-il, avec une fortune et des alliances si considérables, n’a obtenu si peu de faveurs d’une femme pour laquelle il ait tant souffert.

Je lui ai demandé, avec ma franchise ordinaire, à qui en est la faute, et je l’en ai fait juge lui-même. Il s’est plaint que votre frère et vos oncles ont des espions à gages, pour observer sa conduite et ses mœurs. Je lui ai répondu que cela était fâcheux pour lui, d’autant plus que, de l’un et de l’autre côté, je ne le croyais pas à l’épreuve des observations ; il a souri, en me disant qu’il était mon serviteur, et qu’il convenait que l’occasion était trop belle pour Miss Howe, qui ne l’avait jamais épargné. Dieu me pardonne ! Ma chère, je suis tentée de croire que ces petits cerveaux veulent employer la ruse contre lui. Ils feraient mieux de prendre garde qu’il ne les paie de leur propre monnoie. Ils ont le cœur plus propre que la tête à ce manège.

Je lui ai demandé s’il s’en estimait beaucoup davantage, d’avoir plus d’habileté qu’eux pour ces belles opérations. Il a changé de discours, et le reste n’a été qu’une profusion des plus parfaits sentimens de respect et d’affection pour vous. L’objet en étant si digne, qui peut douter de la verité de ces protestations ?

Adieu, ma chère, ma noble amie : la généreuse conclusion de votre dernière lettre me donne pour vous plus de tendresse et d’admiration que je ne puis l’exprimer. Quoique j’aie commencé celle-ci par une raillerie impertinente, parce que je sais que vous avez toujours eu de l’indulgence pour mes folles saillies, il n’y a jamais eu de cœur qui ait senti plus vivement la chaleur d’une véritable amitié que celui de votre fidèle, Anne Howe.