Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 126

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 486-490).


Miss Howe à Miss Clarisse Harlove.

mercredi, 19 avril. Il m’est venu des lumières, qu’il est important de vous communiquer. Votre frère, ayant appris que vous n’êtes pas mariée, a pris la résolution de découvrir votre retraite, et de vous faire enlever. Un de ses amis, capitaine de vaisseau, entreprend de vous prendre à bord, et de faire voile avec vous vers Hull ou vers Leith, pour vous conduire dans une des maisons de M James Harlove. Ils ont l’esprit bien méchant ; car, en dépit de toutes vos vertus, ils jugent que vous avez passé les bornes de l’honneur. Mais s’ils peuvent s’assurer, après l’enlèvement, que vous soyez encore fille, ils vous tiendront sous une bonne garde jusqu’à l’arrivée de M Solmes. En même tems, pour donner de l’occupation à M Lovelace, ils parlent de le poursuivre en justice, et de faire revivre quelque vieux crime, qu’ils croient capable de le conduire au supplice, ou du moins de lui faire abandonner le pays. Ces nouvelles sont très-récentes. Miss Arabelle les a dites en confidence, et d’un air de triomphe, à Miss Loyd, qui est à présent sa favorite, quoiqu’aussi remplie que jamais d’admiration pour vous. Miss Loyd, dans la crainte des malheurs qui peuvent suivre une entreprise de cette nature, m’a fait ce récit, et m’a permis de vous en informer secrètement. Cependant ni elle ni moi, nous ne serions peut-être pas fâchées que M Lovelace fût pendu par les bonnes voies, c’est-à-dire, ma chère, si vous n’y mettiez pas d’opposition. Mais nous ne pouvons supporter que le chef d’ œuvre de la nature soit ballotté par deux esprits violens, et beaucoup moins, que vous soyez saisie et bientôt exposée au brutal traitement d’une troupe de misérables qui n’ont point d’entrailles. Si vous pouvez engager M Lovelace à se modérer, je suis d’avis que vous lui découvriez tout, mais sans nommer Miss Loyd. Peut-être son vil agent est-il dans le secret, et ne tardera-t-il point à l’en instruire. Je laisse à votre discrétion le ménagement d’une affaire si délicate. Ma plus grande inquiétude est que ce furieux projet, si l’on a la témérité de l’entreprendre, ne serve à lui donner sur vous plus d’empire que jamais. Comme il doit vous convaincre qu’il n’y a point d’espérance de réconciliation, je souhaiterais que vous fussiez mariée, pour quelque crime que votre Lovelace doive être poursuivi, à l’exception de l’assassinat et du viol. Hannah est pénétrée de reconnaissance pour votre présent. Elle vous a comblée de bénédictions. On lui a remis aussi le présent de M Lovelace. Je suis extrêmement contente de M Hickman, qui s’est servi de la même occasion pour lui envoyer deux guinées, comme d’une main inconnue. La manière m’a fait plus de plaisir que la valeur du bienfait. Ces bonnes œuvres lui sont familières, et le silence les accompagne si parfaitement, qu’elles ne se découvrent que par la reconnaissance de ceux qui en sont l’objet. Il est quelquefois mon aumônier, et je crois qu’il joint toujours quelque chose à mes petites libéralités. Mais le tems de le louer n’est pas encore venu. D’ailleurs, il ne me paraît pas qu’il ait besoin de cet encouragement. Je ne puis désavouer que ce ne soit une fort bonne ame ; et l’on ne doit pas s’attendre à trouver dans un homme toutes les bonnes qualités réunies. Mais réellement, ma chère, je le trouve bien sot de se donner tant de peine pour moi, lorsqu’il doit s’appercevoir du mépris que j’ai pour tout son sexe, et plus sot encore de ne pas comprendre, que dans ses vues, il fera tôt ou tard une pitoyable figure avec moi. Nos goûts et nos dégoûts, comme je l’ai souvent pensé, sont rarement gouvernés par la prudence, ou par le rapport qu’ils devraient avoir à notre bonheur. L’œil, ma chère, est allié si étroitement avec le cœur ! Et tous deux sont ennemis si déclarés du jugement ! Quelle union mal assortie que celle de l’esprit et du corps ! Tous les sens, comme la famille des Harlove, sont ligués contre ce qui devrait les animer et faire leur honneur, si l’ordre était mieux gardé. Trouvez bon, je vous en supplie, qu’avant votre départ pour Londres, je vous envoie quarante-huit guinées. Je fixe la somme, pour vous obliger ; parce qu’en y joignant les deux que j’ai fait donner à votre Hannah, je reconnais que vous m’en devrez cinquante. C’est aller au-devant de vos objections. Vous savez que je ne puis manquer d’argent. Je vous ait dit que je possède le double de cette somme, et que ma mère ne m’en connaît que la moitié. Que ferez-vous dans une ville telle que Londres, avec le peu qui vous reste ? Vous ne sauriez prévoir les besoins qui naîtront, pour des messages, pour des informations et d’autres occurences. Si vous faites difficulté de vous rendre, je ne croirai pas votre fierté aussi abattue que vous le dites, et qu’il me semble qu’elle doit l’être en particulier sur ce point. à l’égard des termes où j’en suis avec ma mère, il n’est pas besoin de vous dire, à vous qui la connaissez si parfaitement, qu’elle n’épouse jamais rien avec modération. Ne devrait-elle pas se souvenir du moins que je suis sa fille ? Mais non, je ne suis jamais pour elle que la fille de mon père. Il faut qu’elle ait été bien sensible au violent naturel de ce pauvre cher père, pour en conserver si long-temps la mémoire ; tandis que toutes les marques de tendresse et d’affection paroissent oubliées. D’autres filles seraient tentées de croire que l’esprit de domination doit être bien puissant dans une mère qui veut exercer sans cesse toute l’autorité qu’elle a sur ses enfans, et qui, tant d’années après la mort d’un mari, regrette de n’avoir pas eu sur lui le même empire. Si ce langage n’est pas tout-à-fait décent dans la bouche d’une fille, il doit vous paraître un peu excusable par la tendre affection que je portais à mon père, et par le respect que j’aurai éternellement pour sa mémoire. C’était le meilleur de tous les pères ; et peut-être n’aurait-il pas été un mari moins tendre, si l’humeur de ma mère et la sienne n’avoient pas eu trop de ressemblance pour être capables de s’accorder. Le malheur, en un mot, c’est que l’un ne pouvait être fâché, sans que l’autre voulût l’être aussi : tous deux, d’ailleurs, avec un fort bon naturel. Cependant, à l’ âge même où j’étais, je ne trouvais pas le joug aussi pesant pour ma mère, qu’elle paraît vouloir me le persuader, lorsqu’il lui plaît de désavouer sa part à mon existence. J’ai souvent pensé que, pour empêcher les partages d’affection dans leurs enfans, les pères et les mères devraient éviter, sur toutes choses, ces querelles, longues ou fréquentes, qui mettent un pauvre enfant dans l’embarras pour prendre son parti entre deux personnes si chères, lorsqu’il serait porté à les respecter toutes deux comme il le doit. Si vous voulez être informée du détail de notre différend, après vous avoir confessé en général que votre malheureuse affaire en étoit l’occasion, il faut vous satisfaire. Mais comment dois-je m’expliquer ? Je sens la rougeur qui me monte au visage. Apprenez-donc, ma chère, que j’ai été… pour ainsi dire… oui, que j’ai été battue. Rien n’est plus vrai. Ma mère a jugé à propos de me donner un grand coup sur les mains, pour m’arracher une lettre que j’étais à vous écrire, et que j’ai déchirée en pièces et jetée au feu devant elle, pour l’empêcher de la lire. Je sais que cette aventure vous affligera. épargnez-vous par conséquent la peine de me le dire. M Hickman arriva quelques momens après. Je ne voulus pas le voir. Je suis, ou trop grande pour être battue, ou trop enfant pour avoir un très-humble serviteur. C’est ce que je déclarai à ma mère. Quelles autres armes que du chagrin et de la mauvaise humeur, lorsqu’il ne serait pas pardonnable de penser même à lever le petit doigt ! Elle me dit, en style d’Harlove, qu’elle voulait être obéie ; et que la maison serait fermée à M Hickman même, s’il contribuait à l’entretien d’une correspondance qu’elle m’avait défendue. Pauvre Hickman ! Son rôle est assez bizarre entre la mère et la fille. Mais il sait qu’il est sûr de ma mère, et qu’il ne l’est pas de moi. Ainsi son embarras n’est pas grand à choisir, quand il ne serait pas porté d’inclination à vous rendre service. Je m’enfermai pendant tout le jour ; et le peu de nourriture que je pris, je le pris seule. Le soir, je reçus un ordre solemnel de descendre pour le souper. Je descendis, mais environnée du nuage le plus épais. Oui et non furent les seules réponses que je fis assez long-temps. Cette conduite, me dit ma mère, n’avancerait pas mes affaires auprès d’elle. Elle ne gagnerait rien à me battre, lui dis-je à mon tour. C’était, répliqua-t-elle, la hardiesse de ma resistance qui l’avait provoquée à me donner un coup sur la main. Elle était fâchée que je l’eusse irritée jusqu’à ce point : mais elle n’en exigeait pas moins, de deux choses l’une ; ou que ma correspondance fût absolument interrompue, ou que toutes nos lettres lui fussent communiquées. Je lui dis qu’elle demandait deux choses également impossibles ; et qu’il convenait aussi peu à mon honneur qu’à mon inclination, d’abandonner une amie dans l’infortune… sur-tout pour satisfaire des ames basses et cruelles. Elle ne manqua point de rappeler tous les lieux communs du devoir et de l’obéissance. Je lui répondis qu’un devoir exigé avec un excès déraisonnable de rigueur avait causé toutes vos disgrâces ; que, si elle me croyait propre au mariage, elle devait me juger capable de former, ou du moins d’entretenir des amitiés, particulièrement avec une personne, dont elle m’avait félicitée mille fois, dans d’autres tems, d’avoir obtenu l’estime et la confiance ; qu’il y avait d’autres devoirs que ceux de la nature, et qu’ils pouvaient tous s’accorder ; qu’un commandement injuste, j’osais le dire, dût-elle me battre encore, était un degré de tyrannie ; et que je n’aurais pas dû m’attendre, qu’à mon âge, on ne me laissât aucun exercice de ma volonté, aucune démarche à faire de mon choix, lorsqu’il n’était question que d’une femme, et que le sexe maudit n’y avait aucune part. Ce qu’il y avait de plus favorable à son argument, c’est qu’elle se réduisait à demander la communication de nos lettres. Elle insista beaucoup sur ce point. Vous étiez, me dit-elle, entre les mains du plus intrigant de tous les hommes ; qui, suivant quelques avis qu’elle avait reçus, tournait son Hickman en ridicule. Quoiqu’elle fût portée à bien juger de vous et de moi, qui pouvait lui répondre des suites de notre correspondance ? Ainsi, ma chère, vous voyez que l’intérêt de M Hickman a beaucoup de part ici. Je n’aurais pas d’éloignement pour faire voir mes lettres à ma mère, si je n’étais persuadée que votre plume et la mienne en seraient moins libres ; et si je ne la voyais si attachée au parti contraire, que ses raisonnemens, ses censures, ses inductions et ses interprétations deviendraient un sujet perpétuel de difficultés et de nouveaux débats. D’ailleurs, je ne serais pas bien aise qu’elle sût comment votre rusé monstre a joué une personne d’un mérite si supérieur au sien. Je connais cette grandeur d’ame qui vous élève au-dessus de vos intérêts propres ; mais n’entreprenez point de me faire renoncer à notre correspondance. M Hickman, immédiatement après la querelle dont je vous ai fait l’histoire, m’a offert ses services ; et ma dernière lettre vous a fait voir que je les ai acceptés. Quoiqu’il soit si bien avec ma mère, il juge qu’elle a trop de rigueur pour vous et pour moi. Il a eu la bonté

de me dire (et j’ai cru voir dans son discours un air de protection) que non-seulement il approuvait notre correspondance, mais qu’il admirait la fermeté de mon amitié ; et que, n’ayant pas la meilleure opinion du monde de votre homme, il est persuadé que mes informations et mes avis peuvent quelquefois vous être utiles. Le fonds de ce discours m’a plu, et c’est un grand bonheur pour lui ; sans quoi, je serais entrée en compte sur le terme d’ approuver , et je lui aurais demandé depuis quand il me croyait disposée à le souffrir. Vous voyez, ma chère, ce que c’est que cette race d’hommes : vous ne leur avez pas plus tôt accordé l’occasion de vous obliger, qu’ils prennent le droit d’ approuver

vos actions ; dans lequel est renfermé apparemment celui de les désapprouver, lorsqu’ils le jugeront à propos. J’ai dit à ma mère combien vous souhaitez de vous réconcilier avec votre famille, et combien vous êtes indépendante de M Lovelace. La suite, m’a-t-elle répondu, nous fera juger du second point. à l’égard du premier, elle sait, dit-elle, et son opinion est aussi, que vous ne devez espérer de réconciliation qu’en retournant au château d’Harlove, sans prétendre au moindre droit d’imposer des conditions. C’est le plus sûr moyen, ajoute-t-elle, de prouver votre indépendance. Voilà votre devoir, ma chère, dans l’opinion de ma mère. Je suppose que votre première lettre, adressée à M Hickman, me viendra de Londres. Votre honneur et votre sûreté sont l’unique objet de mes prières. Je ne puis m’imaginer comment vous faites pour changer d’habits. Ma surprise augmente sans cesse, de voir l’obstination de vos proches à vous laisser dans l’embarras. Je ne comprends pas quelles peuvent être leurs vues. Ils vous jetteront entre ses bras, soit que vous le vouliez ou non. J’envoie ma lettre par Robert, pour ne pas perdre de tems, et je ne puis que vous répéter l’offre de mes plus ardens services. Adieu, ma très-chère, et mon unique amie. Anne Howe.