Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 132

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 504-506).


M Lovelace à M Belford.

vendredi, 21 avril. Ici, Belford, que diras-tu, si ton ami, comme un papillon qui cherche sa ruine autour d’un flambeau, avait failli de brûler les ailes de sa liberté ? Jamais un homme ne fut en plus grand danger d’être pris dans ses propres piéges, de voir toutes ses vues renversées, tous ses projets inutiles, sans avoir conduit l’admirable Clarisse à Londres, et sans avoir fait un effort pour découvrir si c’est réellement un ange ou une femme. Je me suis offert à elle, avec si peu de préparation, à la vérité, qu’elle n’a pas eu le tems de s’envelopper dans les réserves de son sexe. Mes expressions, moins tendres qu’animées, tendaient à lui reprocher son indifférence passée, et lui rappelaient malicieusement ses propres loix : car ce n’est pas l’amour, c’est le noir complot de son frère, qui avait paru lui donner quelque inclination à m’en dispenser. De toute ma vie, je n’ai vu de confusion si charmante. Quelle gloire pour le pinceau, s’il pouvait représenter ce spectacle, et le mêlange d’impatience qui animait visiblement chaque trait du plus expressif et du plus beau visage du monde ! Elle a toussé deux ou trois fois. Un embarras charmant s’est fait lire d’abord dans ses regards ; ensuite une sorte d’attendrissement, qui semblait venir de l’incertitude de ses désirs ; jusqu’à ce que l’aimable boudeuse , irritée de l’air d’hésitation avec lequel j’attendais sa réponse, ne pouvant plus articuler une parole, s’est mise à verser des larmes, et m’a tourné le dos pour sortir avec précipitation. Mais je me suis hâté aussi-tôt de la suivre ; je l’ai retenue entre mes heureux bras : unique objet de mes affections, ah ! Ne pensez pas, lui ai-je dit, que cette ouverture, qui peut vous paraître contraire à vos premières loix, vienne d’aucun dessein de me prévaloir de la cruauté de vos proches. Si, malgré la tendresse respectueuse qui accompagnait ma proposition, elle avait été capable de vous désobliger, mes soins les plus ardens seraient à l’avenir… j’ai cessé ici de parler, comme si la force du sentiment avait étouffé ma voix. Elle a fait entendre la sienne, mais d’un ton chagrin : je suis… je suis malheureuse. Ses larmes coulaient en abondance ; et, tandis que mes bras environnaient encore la plus belle taille du monde, son visage se cachait contre mon épaule, sans qu’elle s’aperçût de la liberté qu’elle semblait m’accorder. Pourquoi, pourquoi malheureuse ? Ma très-chère vie. Toute la reconnaissance que vous pouvez attendre du cœur le plus sensible et le plus obligé… ici la justice m’a fermé la bouche, car je ne lui dois point de reconnaissance pour des obligations si peu volontaires. Mais revenant à elle-même, et s’appercevant qu’elle était entre mes bras ; comment donc, monsieur ? M’a-t-elle dit d’un air d’indignation, le visage plus enflammé et les yeux brillant d’un éclat plus fier. J’ai cédé à ses efforts ; mais absolument vaincu par les charmes de cette innocente confusion, j’ai saisi sa main lorsqu’elle me quittait ; et me jetant à genoux devant elle, ô chère Clarisse ! Lui ai-je dit, sans la moindre réserve, et sentant à peine la force de mes termes (ma foi ! S’il s’était trouvé là un prêtre, j’étais un homme perdu) recevez les sermens de votre fidèle Lovelace ! Faites qu’il soit à vous, à vous seule, et pour toujours ! C’est le moyen de parer à tout. Qui osera former des complots et des entreprises contre ma femme ? Leurs folles et insolentes espérances se fondent sur l’opinion que vous ne l’êtes pas. Ah ! Daignez l’être. Je vous en conjure à vos pieds. Nous aurons alors tout le monde pour nous ; et l’on s’empressera d’applaudir à un événement qui est attendu de tout le monde. Avois-je le diable au corps ? Je ne pensais non plus à cette impertinente extase, qu’à voler au même moment dans l’air. Cette merveilleuse fille est toute puissante ! Ce n’est pas elle, à ce compte, c’est moi qui dois succomber dans la grande épreuve ! Avois-tu jamais entendu dire qu’on eût prononcé des sermens solennels, par une impulsion involontaire, en dépit d’une résolution préméditée et des plus orgueilleux systêmes ? Mais cette charmante créature est capable de faire renoncer un barbare à toute intention de lui nuire ou de lui déplaire : et je crois véritablement que je serais disposé à lui épargner toute nouvelle épreuve (on ne peut pas dire même qu’il y en ait eu jusqu’à présent), s’il n’était question d’une sorte de contention que sa vigilance a fait naître entre nous, et qui consiste à savoir lequel des deux vaincra l’autre. Tu sais quelle est ma générosité quand on ne me dispute rien. Fort bien ; mais à quoi m’a conduit mon aveugle impulsion ? Ne t’imaginerais-tu pas que j’ai été pris au mot ? Une offre prononcée si solennellement, et même à genoux, Belford ! Rien moins. La petite badine m’a laissé échapper avec toute la facilité que j’aurais pu désirer. Le projet de son frère, le désespoir d’une réconciliation, la crainte des malheureux accidens qui peuvent arriver, ont été les causes auxquelles il lui a plu d’attribuer sa confusion ; sans que mon offre ni l’amour y aient eu la moindre part. Qu’en dis-tu ? Regarder notre mariage comme sa seconde ressource ; et me dire, du moins en équivalent, que sa confusion est venue de la crainte que mes ennemis n’acceptent pas l’offre qu’elle veut leur faire, de renoncer à un homme qui a risqué sa vie pour elle, et qui est prêt encore à s’exposer au même danger. J’ai recommencé à la presser de me rendre heureux : mais elle m’a remis après l’arrivée de son cousin Morden. C’est en lui qu’elle met à présent toutes ses espérances. J’ai paru furieux, mais inutilement. On devait écrire, ou l’on avait écrit, une seconde lettre à la tante Hervey ; et l’on se promettait une réponse. Cependant, cher ami, je crois que les délais auraient pu diminuer par degrés, si j’avais été homme de courage. Mais que faire avec tant de peur d’offenser ?… le diable n’est pas pire. Un galant si timide ! Une princesse qui exige des soins si réguliers ! Comment s’accorder jamais ensemble ; sur-tout sans le secours d’une obligeante médiation ? Il est rare néanmoins, diable ! Belford, il est rare qu’un amour si ardent se trouve dans le même cœur avec tant de résignation. Le véritable amour, j’en suis convaincu à présent, se borne aux désirs. Il n’a point d’autre volonté que celle de l’adorable objet. La charmante personne ! Revenir encore d’elle-même à me parler de Londres ! Si, par hasard, le complot de Singleton avait été de mon invention, je n’aurais pu souhaiter de plus heureux expédient pour hâter son départ. Elle l’avait différé, je ne saurais deviner pourquoi. Tu trouveras sous cette enveloppe la lettre de Joseph Léman, dont je t’ai parlé dans la mienne de lundi dernier, et ma profonde réponse à cette lettre. Je ne puis résister à la vanité qui m’excite à ces communications. Sans une raison si forte, il serait peut-être mieux de te laisser penser que l’étoile de la belle combat contre elle, et dispose des occasions à mon avantage ; quoiqu’elles soient l’unique effet de mon invention supérieure.