Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 15

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 65-68).



Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

Vendredi, 3 mars.

Vos deux lettres me sont remises ensemble. Il est bien malheureux pour vous, ma chère, puisque vos amis veulent vous voir mariée, qu’un mérite tel que le vôtre soit recherché par une succession d’indignes sujets, qui n’ont que leur présomption pour excuse.

Voulez-vous savoir pourquoi ces présomptueux ne paroissent pas aussi indignes qu’ils le sont, aux yeux de vos amis ? C’est que vos amis ne sont pas aussi frappés de leurs défauts que d’autres le pourraient être ; et pourquoi ? Hasarderai-je de vous le dire ? C’est qu’ils leur trouvent plus de ressemblance avec eux-mêmes. La modestie, après tout, peut y avoir aussi quelque part ; car le moyen, pour eux, de se figurer que leur nièce ou leur sœur (je ne remonte pas plus haut, dans la crainte de vous déplaire) soit un ange ? Mais où est l’homme à qui je suppose une juste défiance de lui-même, qui ose lever les yeux sur Miss Clarisse Harlove, avec quelques espérances, ou avec d’autres sentimens que le désir ? Ainsi les téméraires et les présomptueux, qui ne s’aperçoivent point de leurs défauts, ont la hardiesse d’aspirer, tandis que le mérite modeste est trop respectueux pour ouvrir la bouche. De là les persécutions de vos Symes , de vos Byrons , de vos Mullins, de vos Wyerleys, et de vos Solmes ; autant de misérables, qui, après avoir examiné le reste de votre famille, n’ont pas dû désespérer de lui faire agréer leur alliance. Mais, d’eux à vous, quelle insupportable présomption ?

Cependant j’appréhende que toutes vos oppositions ne soient inutiles. Vous serez sacrifiée à cet odieux personnage. Vous y consentirez vous-même. Je connais votre famille ; elle ne résistera point à l’amorce qui lui est présentée. ô ma chère, ma tendre amie ! Tant de charmantes qualités, un mérite si supérieur, seront donc ensévelis dans ce détestable mariage ! Votre oncle répète à ma mère que vous devez être soumise à leur autorité. Autorité ! N’est-ce pas un terme bien imposant dans la bouche d’un petit esprit, qui n’a d’autre avantage que d’être né trente ans plutôt qu’un autre ! Je parle de vos oncles ; car l’autorité paternelle doit être sacrée. Mais les pères même ne devraient-ils pas mettre de la raison dans leur conduite ?

Cependant ne vous étonnez pas de la barbarie avec laquelle votre sœur en use dans cette affaire. J’ai une particularité curieuse à joindre aux motifs qui gouvernent votre frère, qui éclaircira les dispositions de votre sœur. Ses yeux, comme vous l’avez avoué, furent éblouis d’abord de la recherche de l’homme qu’elle prétend mépriser, et qui l’honore certainement d’un souverain mépris. Mais vous ne nous avez pas dit qu’elle en est encore amoureuse. Bell a quelque chose de bas, jusque dans son orgueil ; et rien n’est si orgueilleux que Bell. Elle a fait confidence de son amour, du trouble qui la suit pendant le jour, qui l’empêche de dormir la nuit, et qui est pour elle un éguillon de vengeance, à sa favorite Betty Barnes. S’abandonner à la langue d’une servante ! Pauvre créature ! Mais les petites ames, qui se ressemblent, ne manquent point de se rencontrer et de se mêler comme les grandes. Cependant elle a recommandé le silence à cette fille ; et, par le moyen de la circulation femelle (comme Lovelace a eu l’impertinence de l’appeler dans une autre occasion, pour jeter du ridicule sur notre sexe), Betty, qui a voulu se faire honneur d’avoir été jugée digne d’un secret, ou qui a pris plaisir à s’emporter contre ce qu’elle nomme la perfidie de Lovelace, l’a dit à une de ses confidentes ; cette confidente l’a rapporté à la femme de chambre de Miss Loyd, qui l’a dit à sa maîtresse. Miss Loyd me l’a dit ; et moi, je vous l’apprends, pour en faire l’usage qu’il vous plaira. à présent vous ne serez pas surprise de trouver dans Miss Bella, une implacable rivale, plutôt qu’une sœur affectionnée ; et vous expliquerez à merveille les termes de sorcellerie , de sirène , et d’autres expressions qu’on a lâchées contre vous, aussi bien que l’empressement de fixer un jour pour vous sacrifier à Solmes ; en un mot, toutes les duretés et les violences que vous avez essuyées. Quelle plus douce vengeance, et contre Lovelace et contre vous, que de faire marier sa rivale à l’homme que sa rivale hait, et de l’empêcher par-là d’être à l’homme dont elle est amoureuse elle-même, et qu’elle soupçonne sa rivale d’aimer ! On a vu souvent employer le poison et le poignard dans les fureurs de la jalousie et de l’amour méprisé. Vous étonnerez-vous que les liens du sang soient sans force dans la même occasion, et qu’une sœur puisse oublier qu’elle est sœur ?

C’est ce motif secret, (d’autant plus puissant que l’orgueil y est trop intéressé pour l’avouer) joint à d’anciens sentimens d’envie, et à tous les autres motifs généraux que vous m’avez expliqués, qui, depuis que je le connais, me remplit d’appréhension pour vous. Ajoutez qu’il est secondé par un frère qui a pris l’ascendant sur toute votre famille, et qui est engagé par ses deux passions dominantes, l’intérêt et la vengeance, à vous perdre dans l’esprit de tous vos proches ; qu’ils ont tous deux l’oreille de votre père et de vos oncles ; qu’ils ne cessent pas de leur interpréter mal toutes vos actions et tous vos discours, et qu’ils ont, dans la rencontre et dans les mœurs de M Lovelace un champ continuel pour s’étendre. ô ma chère ! Comment pourriez-vous résister à tant d’attaques réunies ? Je suis sûre, hélas ! Trop sûre qu’ils terrasseront un caractère aussi doux que le vôtre, peu accoutumé à la résistance ; et, je vous le dis tristement, vous serez Madame Solmes .

Il vous sera aisé de deviner en même tems d’où est venu le bruit dont je vous ai touché quelque chose dans une de mes lettres, que la sœur cadette avait dérobé le cœur d’un amant à son aînée. C’est Betty qui a dit aussi que, ni vous ni M Lovelace, vous n’en aviez pas usé fort honnêtement avec sa maîtresse. N’êtes vous pas bien cruelle, ma chère, d’avoir dérobé à la pauvre Bella le seul amant qu’elle ait jamais eu, et cela dans l’instant qu’elle s’applaudissait d’avoir enfin l’occasion, non seulement de suivre le penchant d’un cœur si susceptible, mais encore de donner un exemple aux personnes renchéries de son sexe (entre lesquelles elle me faisait sans doute l’honneur de me mettre au premier rang), pour leur apprendre à gouverner un homme avec des rênes de soie.

Mais reprenons ; il ne me reste aucun doute de leur persévérance en faveur de ce méprisable Solmes, non plus que du fond qu’ils croient pouvoir faire sur la douceur de votre caractère, et sur les égards que vous aurez pour leur amitié et pour votre propre réputation. C’est à présent que je suis plus convaincue que jamais de la sagesse du conseil que je vous ai donné autrefois, de conserver tous vos droits sur la terre que votre grand-père vous a léguée. Si vous m’aviez écoutée, vous vous seriez assuré du moins une considération extérieure de la part de votre sœur et de votre frère, qui les aurait forcés de renfermer dans leur cœur l’envie et la mauvaise volonté qu’ils font éclater avec si peu de ménagement.

Il faut que je touche encore un peu cette corde. N’observez-vous pas combien le crédit de votre frère l’a emporté sur le vôtre, depuis qu’il possède une fortune considérable, et depuis que vous avez fait naître à quelques-uns d’entr’eux le désir de conserver la jouissance de votre terre, si vous ne vous soumettez pas à leurs volontés ? Je connais tout ce qu’il y a de louable dans vos motifs : et qui n’aurait pas cru que vous pouviez donner votre confiance à un père dont vous étiez si tendrement aimée ? Mais si vous aviez été dans la possession actuelle de cette terre, si vous y aviez fait votre demeure avec votre fidèle Norton, dont la compagnie aurait servi de protection à votre jeunesse, croyez-vous que votre frère ne vous eût pas ménagée davantage ? Je vous disais, il n’y a pas long-temps, que vos épreuves ne me paroissaient que proportionnées à votre prudence ; cependant vous serez plus qu’une femme, si vous vous dégagez d’un côté, des esprits violens et sordides qui vous assiègent ; et de l’autre, de l’autorité tyrannique qui vous en impose. à la vérité, vous pouvez finir tout d’un coup, et le public admirera votre aveugle soumission, si vous vous déterminez à devenir Madame Solmes.

J’ai lu avec plaisir ce que vous me racontez de la bonté de M Lovelace pour ses fermiers, et du petit présent qu’il fit à celui de votre oncle. Madame Fortescue lui accorde la qualité du meilleur de tous les maîtres. J’aurais pu vous le dire, si j’avais cru qu’il fût nécessaire de vous donner un peu d’estime pour lui. En un mot, il a des qualités qui peuvent rendre un homme supportable au-dessous de cinquante ans ; mais, jusqu’à cet âge, je plains la pauvre femme à laquelle il pourra tomber en partage, et je devrais dire les femmes , car il en tuera peut-être une douzaine avant ce tems-là. Ne nous écartons pas : croyez-vous que le fermier de votre oncle ne mérite pas bien des éloges, s’il est vrai, comme on le dit, que, dans la joie d’avoir reçu les deux guinées de M Lovelace, il fit appeler aussi-tôt son maître, auquel il paya, de cette petite somme, une partie de sa dette ? Mais que doit-on penser du maître, qui eut le courage de la prendre, quoiqu’il n’ignorât pas que son fermier manquait de tout, et qui ne fit pas difficulté de le dire aussi-tôt que M Lovelace fut parti, en se contentant de louer l’honnêteté du fermier ? Si ce récit était certain, et que le maître n’appartînt pas de si près à ma chère amie, quel mépris n’aurais-je pas pour un misérable de cette espèce ? Mais on a peut-être grossi les circonstances : tout le monde est mal disposé pour les avares ; et ils ne méritent pas d’autres sentimens, parce qu’ils ne pensent qu’à la conservation de ce qu’ils préférent au bien de tout le monde.

J’attends votre première lettre avec une vive impatience. Ne vous lassez pas du détail. Je ne suis occupée que de vous et de ce qui a rapport à votre situation.