Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 156

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 25-29).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

lundi au soir, 1 er mai. Je m’échappe, à ce moment, de la désagréable compagnie où je me suis vue engagée contre mon inclination. Comme je prendrais peu de plaisir à me rappeler le détail de la conversation, contentez-vous de ce que je pourrai recueillir du souvenir qui me reste de la peinture que M lovelace me fit hier de ses quatre amis, et de quelques observations sur le spectacle auquel je viens heureusement de me dérober. Les noms des quatre messieurs sont, Belton, Mowbray, Tourville et Belford. Madame Sinclair, Miss Partington, cette riche héritière dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre, M Lovelace et moi, faisaient le reste de la compagnie. Je vous ai déjà fait le portrait de Miss Partington, du côté favorable, sur le témoignage de Madame Sinclair et de ses nièces. J’ajouterai quelques-unes de mes propres remarques sur la conduite qu’elle a tenue dans l’assemblée. En meilleure compagnie, peut-être aurait-elle paru avec moins de désavantage : mais, malgré ses regards innocens, que M Lovelace affecte de louer beaucoup, il n’est pas l’homme du monde au jugement duquel je me fierais le plus pour ce qui regarde la véritable modestie. à l’occasion de quelques discours, qui n’étoient pas assez libres pour mériter une censure ouverte, mais qui ne laissaient pas de renfermer quelque chose d’indécent pour des personnes bien élevées, j’ai observé que cette jeune demoiselle marquait d’abord une sorte d’embarras ; mais qu’ensuite, par un sourire ou par un coup-d’œil, elle encourageait, plutôt qu’elle ne paroissait condamner, un grand nombre de libertés qui sont absurdes, si elles ne signifient rien, ou qui doivent passer pour des grossièretés offensantes si elles renferment quelque sens. Il est vrai que j’ai connu plusieurs femmes, dont j’ai meilleure opinion que de Madame Sinclair, qui ne faisaient pas difficulté de passer aux hommes, et de se pardonner à elles-mêmes, des libertés de cette nature. Mais je n’ai jamais conçu qu’une si grande facilité puisse s’accorder avec l’honnête pudeur, qui fait le caractère distinctif de notre sexe. Si les paroles ne sont que le corps ou l’habit des pensées, l’ame ne se fait-elle pas connaître par cette enveloppe extérieure ? Pour les quatre amis de M Lovelace, je les crois gens de qualité, par le droit de leurs ancêtres ; mais je ne leur ai pas reconnu d’autre apparence de noblesse. M Belton a reçu son éducation à l’université, parce qu’il était destiné pour la robe. Cette profession ne s’accordant point avec la vivacité de son naturel, la mort d’un oncle, qui le rendit héritier d’un bien considérable, lui fit quitter le collége pour venir à la ville, où il prit aussi-tôt les airs du grand monde. On assure qu’il est homme sensé. Il se met fort bien, mais sans affectation. Il est grand buveur. Il aime à veiller, et s’en fait gloire. Il a la passion du jeu, qui a dérangé ses affaires. Son âge ne passe pas trente ans. Son visage est d’un rouge ardent, un peu taché et boutonné. Les irrégularités de sa vie sensuelle paroissent la menacer d’une courte durée ; car il est attaqué d’une toux sèche, qui ne marque pas des poumons fort sains : cependant, il affecte de rire lui-même, et de faire rire ses amis, de ces menaçans symptômes, qui devraient le rendre plus sérieux. M Mowbray a beaucoup voyagé. Il parle plusieurs langues, comme M Lovelace même, mais avec moins de facilité. Il est de bonne maison : son âge paraît de trente-trois ou trente-quatre ans. Il a la taille haute et bien prise, les yeux vifs et le regard audacieux. Son front et sa joue droite sont défigurés par deux larges cicatrices. Il se met aussi fort proprement. Il a toujours ses gens autour de lui, les appelant sans cesse, et les chargeant de quelque message frivole, comme nous en avons eu une douzaine d’exemple pendant le peu de temps que j’ai passé dans l’assemblée. Ils paroissent observer, tour-à-tour, le fier mouvement de ses yeux, pour être prêts à courir avant qu’ils aient entendu la moitié de ses ordres ; et j’ai cru remarquer qu’ils le servent en tremblant. Cependant cet homme paroît supportable avec ses égaux. Il ne parle pas mal des spectacles et des amusemens publics, sur-tout de ceux des pays étrangers. Mais il a quelque chose de romanesque dans l’air et dans le langage ; et souvent il assure, avec beaucoup de force, des choses qui n’ont aucune vraisemblance. Il ne doute de rien, excepté de ce qu’il devrait croire ; c’est-à-dire qu’il badine librement sur les choses saintes, et qu’il fait profession de haïr les prêtres de toutes sortes de religions. Il a de hautes idées de l’honneur ; c’est un mot qui ne sort presque point de sa bouche : mais il ne paraît pas qu’il respecte beaucoup les mœurs. M Tourville nous a fait, je ne sais à quelle occasion, la grâce de nous apprendre son âge. Il entre justement dans sa trente-deuxième année. Il est aussi d’ancienne maison ; mais, dans sa personne et dans ses manières, il a plus de ce qu’on appelle petit-maître , qu’aucun de ses compagnons. Il est vêtu richement. Il voudrait paroître homme de goût, dans le choix de tout ce qui sert à sa parure ; mais j’y ai trouvé plus de profusion que d’élégance. On remarque sans peine, au soin qu’il prend de son extérieur, et à l’attention qu’il exige pour ce qui le distingue au-dehors, que le dedans occupe peu son attention. M Lovelace dit qu’il danse parfaitement, qu’il est grand musicien, et que le chant est une de ses principales perfections. On l’a prié de chanter. Il a chanté quelques airs italiens et français ; et, pour lui rendre justice, les paroles étoient fort décentes. Toute la compagnie a paru très-satisfaite ; mais ses plus grands admirateurs ont été Madame Sinclair, Miss Partington et lui-même. Pour moi, je lui ai trouvé beaucoup d’affectation. La conversation et les manières de M Tourville sont remplies, dans un excès insupportable, de ces grossières offenses contre le bon sens de notre sexe, auxquelles l’usage moderne a donné le nom de complimens, et qui passent pour une marque d’éducation, quoiqu’elles ne renferment, au fond, qu’un amas d’exagérations ridicules, propres seulement à faire connaître la mauvaise foi des hommes, et l’opinion désavantageuse qu’ils ont des femmes. Il affecte de mêler dans ses discours, des mots français et italiens ; et souvent il répond en français à une question qu’on lui fait en anglais, parce qu’il préfere cette langue, dit-il, au sifflement de sa nation. Mais, alors, il ne manque point de donner la traduction de sa réponse, dans l’odieuse langue de son pays ; de peur, apparemment, qu’on ne le soupçonne de ne pas savoir ce qu’il dit. Il aime les narrations. Il promet toujours une histoire excellente, avant que de la commencer : mais il ne paroît pas qu’il s’embarrasse beaucoup de tenir parole. Il est rare même qu’il aille jusqu’à la fin du récit, lorsqu’on a la patience de l’écouter. Il s’interrompt lui-même par un si grand nombre de parenthèses, et de nouveaux incidens, qu’il perd le fil de son propre discours, et qu’il demeure satisfait au milieu du chemin ; ou, s’il veut le reprendre, il demande du secours à la compagnie, en priant agréablement le diable de l’emporter , s’il se souvient de ce qu’il voulait dire. Mais c’en est assez, et beaucoup trop, sur M Tourville. M Belford est le quatrième convive, et celui pour lequel il m’a paru que M Lovelace a le plus d’estime et d’affection. Je crois avoir compris que c’est un homme d’une valeur éprouvée. Ils sont devenus amis à l’occasion d’une querelle (pour quelque femme, peut-être), et d’une rencontre aux carrières de Kensington, où quelques survenans eurent le bonheur de les réconcilier. Il me semble que M Belford n’a pas plus de vingt-sept ou vingt-huit ans. C’est le plus jeune des cinq, après M Lovelace. Peut-être sont-ils les deux plus méchans ; car ils paroissent capables de conduire les trois autres à leur gré. M Belford est mis proprement, comme les autres : mais il n’a pas ces avantages de figure et d’ajustement dont M Lovelace est trop vain. Cependant il a l’apparence d’un homme de condition. Les bons auteurs anciens, et nos meilleurs écrivains, lui sont familiers. La conversation, par son moyen, a quelquefois pris un tour plus agréable : et moi, qui, passant parmi eux pour Madame Lovelace, m’efforçais de donner la meilleure face qu’il m’était possible à ma situation, je me suis jointe alors à eux, et j’ai reçu de toute la compagnie une abondance de complimens sur mes observations. M Belford paraît obligeant et de bon naturel. Quoique plein de complaisance, il ne la porte point à l’excès comme M Tourville. Il s’exprime avec beaucoup de facilité et de politesse, et j’ai cru remarquer un fonds de bonne logique dans son esprit et dans ses raisonnemens. Monsieur Belton a les mêmes prétentions. Ils s’attaquaient tous deux dans cette forme, en nous regardant, nous autres femmes, comme pour observer si nous admirions leur savoir, lorsqu’ils étoient contens d’eux-mêmes. Mais, avec plus de pénétration et de justesse, M Belford emportait visiblement l’avantage ; et le sentant bien lui-même, il prenait plaisir à défendre le côté foible de l’argument. Quelque peu de goût qu’on ait en général pour les sujets qui se traitent dans ces occasions, on s’y prête autant que la bienséance le permet, et par le rapport qu’ils ont à d’autres vues. Il m’aurait été difficile de ne pas souvent observer combien M Lovelace était au-dessus de ses quatre amis, dans les choses mêmes sur lesquelles ils avoient la meilleure opinion de leur propre mérite. Pour ce qui regarde l’esprit et la vivacité, il n’y en avait pas un qui approchât de lui. Ils s’accordaient tous à lui céder lorsqu’il ouvrait les lèvres. Le fier Mowbray exhortait alors Tourville à finir son babil ; il poussait du coude le sourcilleux Belton, pour lui faire faire attention que Lovelace allait parler ; et lorsqu’il avait parlé, les termes de charmant garçon sortaient de toutes les bouches, avec quelque expression cavalière d’admiration, ou peut-être d’envie. Effectivement, il a des avantages si particuliers dans la figure, dans le langage, et dans les manières, que, si l’on n’avait soin de veiller sur soi-même, et de distinguer la vérité des fausses apparences, on serait souvent exposé à l’illusion. " voyez-le, dans une compagnie nombreuse, m’a dit M Belford ; on ne fait attention qu’à lui ". Ce Belford, ayant vu sortir son ami pour un moment, a profité de son absence pour s’approcher de mon oreille ; et de l’air d’un favori, qui est dans le secret de l’aventure, il m’a fait un compliment de félicitation sur mon mariage supposé ; en m’exhortant à ne pas insister trop long-temps sur les rigoureuses conditions que j’avais imposées à un si galant homme. Ma confusion, dont il s’est aperçu, lui a fait quitter aussi-tôt ce sujet, pour retomber sur l’éloge de son ami. Réellement, ma chère, il faut avouer que M Lovelace a, dans l’air, une dignité naturelle, qui rend en lui la hauteur et l’insolence non-seulement inutiles, mais absolument inexcusables. Et puis cette douceur trompeuse qu’il a dans le sourire, dans le langage et dans toute sa contenance, du moins lorsqu’il cherche à plaire, ne marque-t-elle pas qu’il est né avec des inclinations innocentes ; et qu’il n’est pas naturellement cette cruelle, cette violente, cette impétueuse créature, dans laquelle il se peut que la mauvaise compagnie l’ait changé ? Car il a d’ailleurs une physionomie ouverte, et je puis dire honnête. Ne le pensez-vous pas aussi, ma chère ? C’est sur toutes ses spécieuses apparences que je fonde l’espoir de sa réformation. Mais il est surprenant pour moi, j’en conviens, qu’avec tant de qualités nobles, avec une si grande connaissance des hommes et des livres, avec un esprit si cultivé, il puisse trouver tant de satisfaction dans la compagnie dont je vous ai fait la peinture, et dans une conversation d’une impertinence révoltante, indigne de ses talens et de tous ses avantages naturels et acquis. Je n’en puis imaginer qu’une raison ; et malheureusement elle ne marque point une grande ame : c’est sa vanité, qui lui fait attacher un ridicule honneur à se voir le chef des compagnons qu’il s’est choisis. Comment peut-on aimer les louanges, et se contenter de celles qui viennent d’une source si méprisable ? M Belford s’est avisé de lui faire un compliment qui m’a fait hâter mon départ de cette choquante assemblée. " heureux mortel ! " lui a-t-il dit à l’occasion de quelques flatteries de Madame Sinclair, qui étoient approuvées par Miss Partington, " vous êtes si bien partagé du côté de l’esprit et du courage, qu’il n’y a point de femme, ni d’homme, qui puissent tenir devant vous ". En parlant, M Belford avait les yeux sur moi. Oui, ma chère, il me regardait avec un sourire ; et ses regards se sont tournés ensuite vers son ami. Ceux de toute l’assemblée, hommes et femmes, sont tombés aussi-tôt sur votre Clarisse. Du moins le reproche de mon cœur me l’a fait penser ; car à peine me suis-je senti la hardiesse de lever les yeux. Ah ! Ma chère, si les femmes auxquelles on croit de l’amour pour un homme, (et c’est le cas où je suis, car à quelle autre cause attribuer une fuite qu’on suppose volontaire ?) étoient capables de réfléchir un moment sur l’orgueil qu’elles lui causent et sur l’humiliation dont elles se couvrent ; sur la fausse pitié, le mépris tacite, les insolens sourires, et les malignes explications auxquelles elles s’exposent de la part d’un monde de censeurs de l’un et de l’autre sexe ; quel mépris n’auraient-elles pas pour elles-mêmes ? Et combien la mort, avec toutes ses horreurs, leur paraîtrait-elle préférable à cet excès d’abaissement ? Vous devez voir à présent pourquoi je ne puis m’étendre davantage sur toutes les circonstances de cette conversation.