Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 158

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 31-32).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

mardi, 2 mai. Il faut vous déclarer, quoiqu’avec un regret infini, que je ne puis plus, ni vous écrire, ni recevoir de vos lettres. J’en reçois une de votre mère (sous le couvert de M Lovelace, et par la voie de Milord M), qui me fait là-dessus des reproches fort vifs, et qui me défend, autant que je m’intéresse à son bonheur et au vôtre, de vous écrire sans sa permission. Ainsi, jusqu’à des temps plus tranquilles, cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi. Comme la situation de mes affaires semble devenir plus heureuse, espérons d’obtenir bientôt la liberté de reprendre la plume, et celle même de nous voir. Une alliance avec une famille aussi honorable que celle de M Lovelace, ne sera pas regardée apparemment comme une disgrâce. Votre mère ajoute que, si je souhaite de vous enflammer, je n’ai qu’à vous informer de la défense qu’elle me signifie : mais elle se flatte que, sans la compromettre, je trouverai de moi-même quelque moyen d’interrompre une correspondance à laquelle je ne puis ignorer qu’elle s’oppose depuis long-temps. Tout ce que je puis faire, c’est de vous prier de n’être point enflammée ; c’est de vous engager par mes instances, à ne pas lui faire connaître, ni même soupçonner, que je vous aie communiqué la raison qui me fait cesser de vous écrire. Après avoir continué notre commerce, malgré le scrupule que je m’en suis fait, et sur lequel j’ai long-temps insisté, comment pourrais-je me dispenser honnêtement de vous apprendre ce qui, tout d’un coup, a la force de m’arrêter ? Ainsi, ma chère, j’aime mieux, comme vous voyez, me reposer sur votre discrétion, que de feindre des raisons dont vous ne seriez pas satisfaite, et qui, ne vous empêchant point de vouloir pénétrer le fond du mystère, me feraient enfin passer à vos yeux pour une amie capable de réserve ; sans compter que vous auriez quelque sujet de vous croire blessée, si je ne vous supposais pas assez de prudence pour recevoir le dépôt de la vérité nue. Je répète que mes affaires n’ont point une mauvaise face. La maison sera louée incessamment. Les femmes de celle-ci sont fort respectueuses, malgré ma délicatesse à l’égard de Miss Partington. Miss Martin, qui doit se marier bientôt avec un riche marchand du strand, est venue me consulter aujourd’hui sur quelques belles étoffes qu’elle veut acheter à cette occasion. La veuve est moins rebutante qu’elle ne me l’a paru la première fois. M Lovelace, à qui je n’ai pas dissimulé que ses quatre amis ne sont pas de mon goût, m’assure que ni eux ni d’autres, ne paraîtront devant moi sans ma permission. Si je rassemble toutes ces circonstances, c’est pour mettre en repos votre cœur tendre et obligeant, dans la vue de rendre votre soumission plus facile à l’ordre de votre mère, et dans la crainte qu’on ne m’accuse de vous enflammer , moi qui suis, avec des intentions bien différentes, ma très-chère et très-aimable amie, votre fidèle et dévouée,

Cl Harlove.