Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 160

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 34-35).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

jeudi, 4 mai. Je ferme les yeux sur tout autre engagement, je suspends tout autre désir, je bannis toute autre crainte, pour vous supplier, très-chère amie, de ne pas vous rendre coupable d’un excès d’amitié pour lequel je ne puis jamais vous faire de remerciemens, et qui deviendra pour moi la source d’un éternel regret. S’il faut vous écrire, je vous écrirai. Je connais votre caractère impatient, lorsque vous croyez votre générosité ou votre amitié blessée. Ma chère Miss Howe ! Voudriez-vous encourir la malédiction d’une mère, comme je me suis attirée celle de mon père ? Ne dirait-on pas qu’il y a de la contagion dans ma faute, si Miss Howe venait à la suivre ? Il y a des choses si visiblement mauvaises, qu’elles ne souffrent pas de discussion ; celle-ci est du nombre. Il est inutile d’apporter des raisons contre une témérité de cette nature. Quelques nobles, quelques généreux que puissent être vos motifs, dieu ne plaise qu’on sache jamais qu’il vous soit entré seulement dans l’idée, de suivre un si mauvais exemple ! D’autant plus que vous n’auriez pas même les excuses qu’on peut alléguer en ma faveur ; particulièrement celle d’avoir été malheureusement surprise. La contrainte où votre mère vous retient ne vous paraîtrait pas insupportable dans une autre occasion. Auriez-vous regardé autrefois comme un tourment, de partager son lit ? Avec quelle joie je recevais cette faveur de la mienne ! Quel plaisir je prenais à travailler sous ses yeux ! Vous pensiez de même autrefois : et je sais que, dans les soirées d’hiver, c’était un de vos plus chers amusemens de lire quelquefois devant elle. Ne me donnez pas sujet de me reprocher à moi-même la raison de ce changement. Apprenez, ma chère, votre amie vous en conjure, apprenez à subjuguer vos propres passions. Tout excès est blâmable, quels qu’en soient les motifs. Ces passions de notre sexe, que nous ne prenons pas la peine de combattre, peuvent avoir la même source que celles que nous condamnons le plus dans les hommes emportés et violens ; et peut-être ne les portent-ils plus loin que par l’influence de l’usage, ou par la force d’une éducation plus libre. Pesons toutes deux cette réflexion, ma chère ; tournons les yeux sur nous-mêmes, et tremblons. Si je vous écris, comme vous m’en faites une loi, j’insiste sur une interruption de votre part. Votre silence sur ce point me sera une preuve que vous ne pensez plus à la téméraire démarche dont vous m’avez menacée, et que vous obéissez à votre mère, du moins dans la partie qui vous regarde. Supposez des cas d’importance : ne pouvez-vous pas employer la plume de Monsieur Hickman ? Mes caractères tremblans vous feront connaître, ma chère et impétueuse amie, quel tremblement de cœur vous avez causé à votre fidèle, Cl Harlove. P s. On m’apporte à ce moment mes habits. Mais vous m’avez jetée dans un trouble qui m’ ôte le courage d’ouvrir la malle. Un valet de Monsieur Lovelace porte ma lettre à M Hickman, pour faire plus de diligence. Que la plume de ce digne ami me soulage un peu de ce nouveau sujet d’inquiétude