Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 175
Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.
mercredi, 10 de mai. J’approuve la résolution où vous êtes de fuir, si vous recevez le moindre encouragement de la part de votre oncle ; et je suis d’autant plus pour ce parti, que, depuis deux heures, j’ai appris sur le compte de votre homme quelques histoires bien attestées, qui doivent le faire regarder comme le plus méchant personnage qui respire, du moins à l’égard de notre sexe. Je vous assure, ma chère amie, qu’eût-il une douzaine de vies, si tout ce qu’on dit est vrai, il devrait les avoir perdues toutes, en expiation de plus de vingt crimes. Si vous daignez jamais lui rendre la permission de vous entretenir familiérement, demandez-lui des nouvelles de Miss Betterton, et ce qu’elle est devenue : s’il a recours à des évasions, faites-lui les mêmes questions sur Miss Lockyer . Ah ! Ma chère, cet homme n’est qu’un misérable. Votre oncle sera sondé, comme vous le désirez, et sans aucun délai ; mais je doute du succès par quantité de raisons. Il n’est pas aisé de deviner quel effet le sacrifice de votre bien pourra produire sur certaines gens ; et si l’affaire en était à ce point, je ne devrais pas vous permettre de vous dépouiller volontairement. Je voudrais aussi que vous pussiez vous procurer quelques lettres de votre tyran. Un homme d’un caractère aussi négligent que le sien n’est pas toujours sur ses gardes. S’il a des attentions extraordinaires, et si vous ne pouvez engager votre Dorcas à vous servir, ils me sont tous deux suspects. Faites-lui dire de monter lorsqu’il a la plume en main, ou lorsqu’il a ses papiers autour de lui, et surprenez-le dans quelque négligence. Ces soins, je l’avoue, ressemblent à ceux qu’on prend dans une hôtellerie, lorsque la crainte des voleurs fait visiter tous les coins, et qu’on serait mortellement effrayé néanmoins si l’on en découvrait un ; mais il vaut mieux le trouver tandis qu’on est debout et les yeux ouverts, que d’être attaqué la nuit dans son lit et pendant le sommeil. Comme votre Hannah ne se rétablit point, je vous conseillerais, s’il est possible, d’attacher Dorcas à vos intérêts. Ne lui avez-vous pas marqué trop de dédain ? Vous auriez manqué de politique. Je suis charmée que vous ayez vos habits. Mais point d’argent, point de livres ! à l’exception de spira , de rexel , d’une pratique de piété . Ceux qui vous les envaient en auraient grand besoin pour eux-mêmes. Mais détournons les yeux de cet odieux sujet. Vous m’avez extrêmement alarmée par le récit de son entreprise pour se saisir d’une de mes lettres. Je sais, par mes nouvelles informations, qu’il est le chef d’une troupe de brigands, (ceux entre lesquels il vous a fait paroître étoient apparemment du nombre) qui se prêtent la main pour trahir d’innocentes créatures, et qui ne font pas difficulté d’employer la violence. S’il venait à savoir avec quelle liberté je le traite, je ne voudrais plus sortir sans escorte. Je suis fâchée de vous l’apprendre, mais j’ai de fortes raisons de croire que votre frère n’a pas renoncé à son extravagant complot. Une sorte de matelot à face brûlée, qui me quitte à ce moment, m’est venu dire, avec un air de mystére, que le capitaine Singleton aurait un grand service à vous rendre, s’il pouvait obtenir l’honneur de vous parler. J’ai répondu que j’ignorais votre retraite. Cet homme étoit trop bien instruit pour me laisser pénétrer le sujet de sa commission. J’ai passé près de deux heures à pleurer, après avoir lu celle de vos lettres qui accompagnait l’exhortation de votre cousin Morden. Ma très-chère amie, ne vous manquez pas à vous-même. Permettez à votre amie Anne Howe de suivre le mouvement de cette tendre amitié qui ne fait de nous qu’une seule ame, et d’employer tous ses efforts pour vous donner un peu de consolation. Je ne suis pas étonnée des réflexions mélancoliques que je remarque dans vos lettres, sur la démarche à laquelle vous avez été poussée, d’un côté, par la violence, et entraînée de l’autre par l’artifice. étrange fatalité ! Il semble que le dessein du ciel soit de montrer la vanité de tout ce qu’on appelle prudence humaine. Je souhaite, ma chère, que vous et moi, comme vous le dites, nous ne nous soyons pas trompées par le témoignage intérieur de notre supériorité sur beaucoup d’autres. Mais je m’arrête. Nos foibles esprits sont portés à chercher des raisons au-dehors, pour expliquer tous les événemens extraordinaires. Il est plus juste et plus sûr de nous en prendre à nous et à nos plus chers amis, qu’à la providence, qui ne peut avoir que des vues sages dans toutes ses dispensations. Mais ne croyez pas, comme vous me l’avez marqué dans une de vos lettres, que votre disgrâce ne soit propre qu’à servir d’avertissement. Vous serez en même-tems un aussi excellent exemple que vous ayez jamais espéré de l’être dans une situation heureuse. Ainsi l’histoire de vos malheurs aura une double force pour ceux qui en seront informés ; car s’il arrivait qu’un mérite tel que le vôtre ne vous assurât pas un traitement généreux de la part d’un libertin, qui s’attendrait jamais à trouver la moindre ressource d’honnêteté dans les hommes de ce caractère ? Si vous vous croyez inexcusable d’avoir fait une démarche qui vous expose à la mauvaise foi d’un homme, sans avoir eu l’intention de fuir avec lui, que doivent penser d’elles-mêmes toutes ces femmes impudentes qui, sans la moitié de vos motifs, sans aucun respect pour la bienséance, sautent les murs, descendent par les fenêtres, et passent dans un même jour de la maison d’un père au lit d’un vil séducteur ! Si vous vous reprochez avec tant de rigueur d’avoir résisté aux défenses des plus déraisonnables parens du monde, à des défenses même qui n’ont eu d’abord que la moitié de leur force ; que doivent faire ces filles endurcies qui ferment volontairement l’oreille aux plus sages conseils, et dans des circonstances peut-être où leur ruine est visiblement le fruit d’une indiscrétion préméditée ? Enfin vous serez, pour tous ceux qui apprendront votre histoire, un excellent exemple de cette vigilance et de cette réserve par laquelle une personne prudente, qu’on suppose un peu égarée du chemin, s’efforce de réparer son erreur, et sans perdre une fois de vue son devoir, fait tout ce qui dépend d’elle pour rentrer dans le sentier hors duquel on peut dire qu’elle a plutôt été poussée qu’elle ne s’en est éloignée. Rappelez votre courage, ma très-chère amie ; occupez-vous seulement de ces réflexions ; et loin de tomber dans l’abattement, ne cessez pas de travailler de toutes vos forces à rectifier ce que vous regardez comme un sujet de reproche. Il peut arriver qu’à la fin votre égarement ne mérite pas le nom d’infortune, sur-tout lorsque votre volonté n’y a pas eu plus de part. Et je dois vous dire, en vérité, que si j’emploie les termes d’ égarement et d’ erreur , c’est pour me conformer à la disposition qui vous porte vous-même à vous accuser si librement, et par respect pour l’opinion d’une personne à qui j’en dois beaucoup ; car je suis persuadée, au fond de ma conscience, que votre conduite peut être justifiée sur tous les articles, et qu’il n’y a de blâmables dans votre aventure que ceux qui n’ont pas d’autre moyen pour se purger, que d’en rejeter sur vous tout le blâme. Cependant je prévois que les tristes réflexions qui sortent trop souvent de votre plume, se mêleront toujours à vos plaisirs, quand vous deviendriez la femme de Lovelace, et quand vous y trouveriez le meilleur de tous les maris. Vous êtiez extraordinairement heureuse avant de l’avoir connu, heureuse au-delà des bornes de la condition humaine. Tout le monde avait pour vous une espèce d’adoration. L’envie même, qu’on a vu lever dans ces derniers tems, sa tête venimeuse contre vous, était forcée au silence, à l’admiration, par la supériorité de votre mérite. Vous étiez l’ame de toutes les compagnies où vous paroissiez. J’ai vu des personnes d’un autre âge que vous, refuser de donner leur avis sur un sujet avant que vous eussiez expliqué le vôtre ; souvent, pour s’épargner la mortification de se rétracter après vous avoir entendue. Cependant, avec tous ses avantages, la douceur de vos manières, votre modestie, votre affabilité, rendaient la déférence que tout le monde avait pour vos sentimens et pour votre supériorité également prompte et sincère. On voyait sensiblement que vous n’étiez pas tentée de vous en faire un triomphe. Vous aviez, sur tous les points où vous l’emportiez, quelque chose d’agréable à dire, qui rassurait le cœur de ceux à qui vous aviez fermé la bouche, et qui laissait chacun satisfait de soi-même en vous cédant la palme. Si l’on parlait de beaux ouvrages, c’étoient les vôtres qu’on citait, ou qu’on montrait pour exemples. On n’a jamais nommé de jeunes personnes qu’après vous, pour la diligence, l’économie, les connaissances, le style, le langage, le goût et l’exercice des beaux arts ; et pour les grâces même, plus enviées, de la figure et de l’ajustement, dans lesquelles on vous reconnaissait une élégance et des agrémens inimitables. Les pauvres vous bénissaient à chaque pas que vous faisiez, les riches vous regardaient comme leur gloire, et faisaient vanité de n’être pas obligés de descendre de leur classe, pour donner un exemple qui leur fît honneur. Quoique tous les désirs des hommes fussent tournés vers vous, quoique leurs yeux ne cherchassent que vous, il n’y en a pas un de ceux qu’on vous a présentés, qui, s’il n’eût été encouragé par des vues sordides, eût osé porter ses espérances et ses prétentions jusqu’à vous. Dans une situation si fortunée, et faisant le bonheur de tout ce qui avait quelque rapport à votre sphère, pouviez-vous croire qu’il ne vous arriverait rien qui fût capable de vous convaincre que vous n’étiez pas dispensée du sort commun ; que vous n’étiez pas absolument parfaite, et que vous ne deviez pas vous attendre à passer au travers de cette vie sans épreuve, sans tentations et sans infortunes ? Il faut avouer que vous ne pouviez être attaquée plutôt ni avec plus de force par aucune épreuve, par aucune tentation digne de vous ; vous étiez supérieure à toutes les tentations communes. Ce devait être quelque homme fait exprès, ou quelque esprit plus méchant sous la forme d’un homme, qui fût envoyé pour essayer d’obtenir votre cœur ; tandis que quantité d’autres esprits de même espèce, en même nombre qu’il y a de personnes dans votre famille, ont eu la permission de s’emparer, à quelque heure ténébreuse, des cœurs de tous vos proches ; de s’y établir peut-être, et d’en régler tous les mouvemens sur ceux du séducteur, pour vous irriter, vous exciter, vous pousser à la fatale entrevue. Ainsi, tout examiné, il semble, comme je l’ai dit souvent, qu’il y ait une sorte de destin dans votre erreur, si c’en est une ; et qu’elle n’ait peut-être été permise que pour donner par vos souffrances, un exemple plus utile que vous ne l’eussiez donné dans une vie plus paisible ; car l’ adversité , ma chère, est votre saison brillante , et je vois évidemment qu’elle vous fera dévoiler des grâces et des beautés qu’on n’aurait jamais aperçues dans ce cours de prospérités qui vous ont accompagnée depuis le berceau, quoiqu’elles vous convinssent admirablement, et que tout le monde vous en ait jugée digne. Le malheur est que cette épreuve sera nécessairement douloureuse ; elle le sera pour vous ; ma chère, pour moi, et pour tous ceux qui, vous aimant comme je fais, ne voyaient en vous qu’un parfait modèle de toutes les vertus, un objet d’admiration contre lequel il est étonnant que l’envie ait osé lancer ses traits. Que toutes ces réflexions aient pour vous le poids qu’elles méritent. Alors, comme les imaginations ardentes ne sont pas sans un mêlange d’enthousiasme, votre Anne Howe, qui croit remarquer, en lisant sa lettre, plus d’élévation qu’à l’ordinaire dans son style, se flattera d’avoir été comme inspirée pour la consolation d’une amie souffrante, qui, dans l’abattement de ses forces, et dans le nuage de sa tristesse, ne pénètre pas les ténèbres qui lui cachent l’aurore d’un plus beau jour.