Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 182

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 78-80).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

lundi après midi, 15 de mai. C’est à présent, ma meilleure, mon unique amie, qu’il ne me reste plus, en effet, deux partis à choisir. Je reconnais à présent que j’ai poussé mon ressentiment trop loin, puisque je me trouve dans le cas de paraître obligée à la patience de cet homme, pour une conduite qui peut lui sembler capricieuse et puérile, ou plutôt, qui lui a fait connaître le peu d’estime que j’ai pour lui. Il la croira du moins fort subordonnée ; pendant que son orgueil lui persuade qu’il la mérite exclusive et du premier ordre. Oh ! Ma chère, se voir forcée de se jeter comme au-devant d’un homme qui n’est pas, en vérité, un homme généreux ! Cette idée n’est-elle pas capable d’affliger mortellement une jeune personne pour laquelle tout autre espérance est évanouie, et qui n’a plus par conséquent devant elle qu’une éternité de tristesse, dont l’homme auquel sa mauvaise destinée la livre, est capable lui-même de se faire un cruel plaisir ? Il me semble, en vérité, que c’est à quoi je m’attends avec ce sauvage. Quel sort est le mien ! Vous me donnez, ma chère, un fort bon conseil sur la manière décisive dont je dois lui parler. Mais considérez-vous à qui vous donnez ce conseil ? De toutes les femmes du monde, j’étais celle qui devais me trouver le moins dans l’occasion de le recevoir ; car il surpasse absolument mes forces. Moi, presser un homme d’être mon mari ! Moi, rassembler toutes mes forces pour hâter les résolutions d’un homme trop lent ! Chercher moi-même à faire renaître une occasion que j’ai perdue ! Menacer en quelque sorte, employer du moins les reproches, pour assurer mon mariage ! Ah ! Chère Miss Howe, si ce parti est juste, s’il est sage, que cette justice et cette sagesse doivent coûter à la modestie, ou à la fierté, si vous l’aimez mieux ! Ou pour m’exprimer dans vos termes, se tenir lieu à soi-même de père, de mère et d’oncles ! Sur-tout lorsqu’on a lieu de croire que l’homme veut s’en faire un triomphe ! Par pitié, ma chère, conseillez-moi, persuadez-moi de renoncer pour jamais à lui, et j’embrasserai pour jamais votre conseil. Vous m’apprenez que vous avez fait l’essai du crédit de Madame Norton sur ma mère ; vous me cachez, dites-vous, une partie de la fâcheuse réponse qu’on a faite à M Hickman ; et vous ajoutez que peut-être ne m’en apprendrez-vous jamais davantage. Pourquoi donc, ma chère ? Quelles sont, quelles peuvent être les fâcheuses réponses que vous ne devez jamais m’apprendre ? Quoi de pire que de renoncer pour jamais à moi ? " mon oncle, dites-vous, me croit perdue. Il déclare qu’il se persuade tout au désavantage d’une fille qui a pu s’enfuir avec un homme ; et tous sont résolus de ne pas se remuer d’un seul pas, quand il serait question de me sauver la vie ! " me tenez-vous quelque chose de pis en réserve ? Parlez, ma chère ! Mon père n’aura pas renouvelé contre moi sa terrible malédiction. Ma mère du moins n’y aura pas joint la sienne. Mes oncles l’auraient-ils scellée de leur consentement ? En aurait-on fait un acte de famille ? Quelle est donc, ma chère, cette fatale partie de mes disgrâces que vous ne voulez jamais me révéler ? ô Lovelace ! Que ne te présentes-tu devant moi, tandis que j’ai cette noire perspective sous les yeux ? C’est à ce moment que, si tu pouvais pénétrer dans mon cœur, tu verrais une affliction digne de ton barbare triomphe. L’accablement de mon ame m’a forcée de quitter la plume. Vous dites donc que vous avez fait l’essai du crédit de Madame Norton sur ma mère ? Ce qui est fait est fait. Cependant je souhaiterais que, sur un point si important, vous n’eussiez rien entrepris sans m’avoir consultée. Pardon, ma chère ; mais cette noble et généreuse amitié dont vous m’assurez avec une chaleur si extraordinaire, et dans des termes si obligeans, me cause autant de crainte que d’admiration par son ardeur. Revenons à l’opinion où vous êtes, que je ne puis me dispenser de me donner à lui ; et que, soit qu’il y consente ou non, mon propre honneur ne me permet plus de le quitter. Il faut donc que je tire parti d’une situation si désespérée. Ce matin il est sorti de fort bonne heure, après m’avoir fait dire qu’il ne reviendrait pas dîner ; à moins que je ne lui fisse l’honneur de le recevoir à dîner avec moi. Je m’en suis excusée. Cet homme, dont la colère est à présent d’une si haute importance pour moi, n’a pas été content de ma réponse. Comme il s’attend, aussi bien que moi, que je recevrai aujourd’hui de vos nouvelles, je m’imagine que son absence ne sera pas longue. Apparemment qu’à son retour il prendra un air grave, imposant, un air d’autorité, si vous voulez. Et moi, ne dois-je pas prendre alors un air humble, un air soumis, et m’efforcer, par des apparences respectueuses, de m’insinuer dans ses bonnes grâces, lui demander pardon, sinon de bouche, du moins en baissant les yeux, d’avoir eu l’injustice de le tenir éloigné ? Je n’y dois pas manquer sans doute. Mais il faut que j’essaie auparavant si ce rôle me sied. Vous m’avez raillée souvent de l’excès de ma douceur. Eh bien, il faut essayer de me rendre encore plus douce. N’est-ce pas votre avis ?… ô ma chère… mais je vais me tenir assise, les mains croisées devant moi, résignée à tout, car je l’entends revenir… ou plutôt, irai-je simplement au-devant de lui, et lui adresserai-je ma harangue dans les termes que vous m’avez prescrits ? Il est rentré, il me l’a fait dire en demandant à me voir. Dorcas raconte que tous ses mouvemens respirent l’impatience. Mais il m’est impossible, oui, impossible de lui parler. Lundi au soir. La lecture de votre lettre, et mes douloureuses réflexions m’ont rendue incapable de le voir. La première question qu’il a faite à Dorcas a été, si j’avais reçu quelque lettre depuis qu’il était sorti. Elle lui a répondu que j’en avais reçu une ; que je n’avais pas cessé de pleurer depuis, et que j’étais encore à jeûn. Il l’a fait remonter aussi-tôt pour me demander une entrevue avec de nouvelles instances. J’ai répondu que je n’étais pas bien ; que demain au matin je le verrais d’aussi bonne heure qu’il le souhaiteroit. Ce ton n’est-il pas humble ? Ne vous le paroît-il pas assez, ma chère ? Cependant on ne l’a pas pris pour de l’humilité. Dorcas m’a dit qu’il s’était frotté impatiemment le visage, et qu’en se promenant dans la salle, il avait laissé échapper quelques mots emportés. Une demi-heure après, il m’a renvoyé cette fille pour me supplier instamment de l’admettre à souper avec moi, en promettant de ne prendre aucun autre sujet de conversation que ceux que je ferais naître moi-même. Ainsi j’aurais été libre, comme vous voyez, de lui faire ma cour. Mais je l’ai fait prier encore de recevoir mes excuses. Que voulez-vous, ma chère, j’avais les yeux enflés ; je me sentais très-foible. Il m’aurait été impossible, après plusieurs jours de distance, d’entrer tout-d’un-coup, avec une certaine liberté, dans la conversation à laquelle je suis forcée par l’entier abandon de mes amis, et par votre conseil. Il m’a fait dire aussi-tôt, qu’ayant appris que j’étais encore à jeun, il se soumettait à mes ordres, si je voulais promettre de manger un poulet. Voilà bien de la bonté dans sa colère. Ne l’admirez-vous pas ? J’ai promis ce qu’il désiroit. C’est une préparation à l’humilité. Je serai fort heureuse assurément, si je lui trouve demain une sorte de disposition à me pardonner. Je me hais moi-même ; mais je ne veux pas être insultée. Non, je ne veux pas l’être, quoi qu’il puisse en arriver.