Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 184

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 86-87).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

mardi au soir, 16 de mai. Monsieur Lovelace vient de m’envoyer, par Dorcas, le mémoire suivant. " je me sers de ma plume, non-seulement pour épargner votre délicatesse, et pour vous obéir, mais pour vous mettre en état de communiquer mes idées à Miss Howe, qui pourra consulter, dans cette occasion, ceux d’entre ses amis à qui vous jugerez à propos d’accorder votre confiance ; je dis votre confiance, parce que j’ai fait entendre, comme vous le savez, à d’autres personnes, que nous sommes actuellement mariés. En premier lieu, chère miss, j’offre de vous assurer la jouissance particulière de votre propre terre, et d’y joindre quatre cens livres sterling annuelles sur le bien que j’ai dans le comté de Lancastre, qui vous seront payées par quartier pour votre propre et seul usage. Le fond de mon revenu est de deux mille livres sterling. Milord M propose de me céder, le jour de notre mariage, ou sa terre de Lancastre, à laquelle je puis dire, en passant, que je crois avoir plus de droit que lui ; ou celle de Médian, dans le comté de Hertfort, et de mettre celle que je choisirai sur le pied de mille livres sterling annuelles. Un excès de mépris pour l’opinion des hommes a souvent exposé ma conduite à de mauvaises interprétations. Je dois par conséquent vous assurer, en homme d’honneur, qu’aucune partie de mon bien n’a jamais été engagée, et que, malgré la dépense excessive que j’ai faite dans les pays étrangers, je compte d’être acquitté au terme prochain, de tout ce que je dois au monde. Tous mes principes ne sont pas condamnables. On m’a cru généreux dans ma dépense ; je ne me serais pas jugé digne de ce nom, si je n’avais commencé par être juste. Comme votre terre est actuellement entre les mains de votre père, si vous souhaitez que je vous assigne le même revenu sur les miennes, vos volontés là-dessus seront ma règle. J’engagerai milord M à vous marquer de sa propre main ce qu’il a dessein de faire pour nous, sans qu’il paroisse que ce soit vous qui le désiriez, et pour faire voir seulement qu’on ne prétend tirer aucun avantage de la situation où vous êtes à l’égard de votre famille. Pour faire éclater ma parfaite considération, je vous laisserai la disposition libre de toutes les sommes provenues de la succession de votre grand-père, et du revenu accumulé de votre bien, qui doit être entre les mains de votre père. Je ne doute pas qu’il ne vous fasse là-dessus des demandes considérables. Vous aurez le pouvoir de les accorder, pour votre propre tranquillité. Le reste sera remis entre vos mains. Vous en ferez l’usage auquel vous serez portée par ces généreuses inclinations qui vous ont fait tant d’honneur dans le monde, et pour lesquelles vous n’avez pas laissé d’essuyer quelques censures dans votre famille. à l’égard des habits, des diamans et des autres ajustemens de cette nature ; mon ambition sera que, pour en avoir de convenables à votre rang, vous n’ayez point obligation à ceux qui ont eu la stupidité d’abandonner une fille dont ils ne sont pas dignes. Il me semble, chère miss, que vous ne devez pas vous offenser de cette réflexion. Vous douteriez de ma sincérité, si j’étais capable de les traiter autrement, quoiqu’ils vous appartiennent de si près. Voilà mes propositions, madame. Ce sont les mêmes que j’ai toujours eu dessein de vous offrir, lorsqu’il me serait permis de toucher une si délicieuse matière. Mais vous avez paru si déterminée à tenter toutes sortes de méthodes pour vous réconcilier avec votre famille, en offrant même de renoncer pour jamais à moi, que vous avez cru faire un acte de justice de me tenir éloigné jusqu’à l’éclaircissement de votre plus chère espérance. Elle est éclaircie. Quoique j’aie toujours regretté, et que peut-être je regrette encore de n’avoir pas obtenu la préférence que j’aurais souhaité de Miss Clarisse Harlove, il n’est pas moins sûr que le mari de Madame Lovelace sera bien plus porté à l’adorer qu’à reprocher à cette divine femme les tourmens qu’elle lui a causés. C’est de mes implacables ennemis qu’elle avait appris à douter de ma justice et de ma générosité. D’ailleurs, je suis persuadé qu’une ame si noble n’aurait pas pris plaisir à me faire souffrir, si ses doutes n’avoient été entretenus par de fortes apparences de raison ; et je me flatte de pouvoir penser, pour ma consolation, que l’indifférence aura cessé au moment que les doutes auront disparu. J’ajoute seulement, mademoiselle, que, si j’ai omis quelque chose qui puisse vous plaire, ou si le détail précédent ne répond point à vos vues, vous aurez la bonté d’y joindre ou d’y changer ce que vous jugerez à propos. Lorsque je connaîtrai vos intentions, je ferai dresser aussi-tôt les articles dans la forme que vous désirerez, afin qu’il n’y manque rien de ce qui dépend de moi pour votre bonheur. C’est à vous, très-chère miss, qu’appartient à présent la décision de tout le reste ". Vous voyez, ma chère, quelles sont ses offres. Vous voyez que c’est ma faute s’il ne me les a pas faites plutôt. Je suis une étrange personne ! être blâmable sur tous les points, et blâmable aux yeux de tout le monde ! Cependant n’avoir pas de mauvaise intention, et n’appercevoir le mal que lorsqu’il est trop tard, ou si près d’être trop tard, qu’il faut renoncer à toute délicatesse pour réparer ma faute. c’est à moi qu’appartient à présent la décision de tout le reste ! avec quelle froideur il conclut des propositions si ardentes, et contre lesquelles il ne me paraît pas qu’il y ait d’autre objection ! N’auriez-vous pas cru, en les lisant, qu’il allait finir par des instances pour me faire nommer le jour ? J’avoue que je m’y attendais, jusqu’au point d’avoir été choquée de me voir trompée. Mais quel moyen d’y remédier ? J’ai peut-être à faire bien d’autres sacrifices. Il me semble qu’il faut dire adieu à toute délicatesse. Cet homme, ma chère, ignore ce qui est connu de tous les hommes sages ; c’est-à-dire, que la prudence, la vertu et la délicatesse des sentimens font plus d’honneur au mari dans sa femme, qu’elles ne lui en feraient dans lui-même, si toutes ses qualités manquaient à sa moitié. Les erreurs d’une femme ne tournent-elles pas à la honte de son mari ? Heureusement, il n’en est pas de même de celle de l’homme par rapport à sa femme. Je ferai de nouvelles réflexions sur ce mémoire, et j’y répondrai par écrit, si j’en ai la force ; car il paraît à présent que la décision m’appartient.