Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 186

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 91-93).

L’éditeur se borne ici à quelques extraits de quatre lettres de M. Lovelace, écrites la son ami depuis la date de la dernière, qui contiennent, dit-il, les mêmes détails qu’on a vus dans celles de miss Clarisse, mais dont les traits suivans méritent néanmoins d’être conservés.

" que serais-je devenu moi et mes projets, si son père et toute son implacable famille n’avoient pas travaillé pour mes intérêts ? Il est évident que si sa négociation avait eu le moindre succès, elle me quittait sans retour, et que je n’aurais pas été capable d’arrêter cette résolution ; à moins que je n’eusse pris celle d’abattre l’arbre par les racines, pour arriver au fruit ; tandis qu’avec un peu de patience, jusqu’au temps de la maturité, j’espère encore qu’il suffira de le secouer doucement. Après la hauteur avec laquelle elle m’a traité, j’exige qu’elle s’explique nettement. Il y a mille beautés à découvrir dans le visage, dans l’accent et dans tout l’embarras d’une femme qui veut amener un point qu’elle désire impatiemment, et qui ne sait comment s’y prendre. Un sot qui se pique de générosité, croira se faire un mérite de lui épargner cette confusion ; mais c’est une sottise en effet. Il ne voit pas qu’il se dérobe à lui-même le plaisir du spectacle, et qu’il lui ôte l’avantage de déployer une infinité de charmes qui ne peuvent éclater que dans ces occasions. La dureté de cœur, pour le dire entre nous, est essentielle au caractère d’un libertin. Il doit être familiarisé avec les chagrins auxquels il donne occasion ; et des attendrissemens de complaisance seraient une foiblesse indigne de lui. Combien de fois ai-je joui de la confusion ou du dépit d’une femme charmante, étant assis vis-à-vis d’elle, et voyant ses yeux livrés à l’admiration de mes boucles, ou à l’étude de quelque figure bizarre sur le plancher ? " en parlant de son mémoire et des articles, il dit : " je suis de bonne foi sur ce point. Si je l’épouse, comme je n’en doute pas, lorsque ma fierté, mon ambition et ma vengeance, si tu veux, seront satisfaites, je suis résolu de lui rendre noblement justice ; d’autant plus que tout ce que je ferai pour une femme si prudente et si réglée, ce sera le faire pour moi-même. Mais, par ma foi ! Belford, son orgueil sera contraint à reconnaître qu’elle m’aime, et qu’elle m’a quelque obligation. Ne crains pas que cette esquisse d’articles me mène plus loin que je ne veux. La modestie du sexe me secondera toujours. à l’autel même, nos mains l’une dans l’autre ; je serai sûr de faire quitter à cette fière beauté le prêtre, moi, vingt amis, s’ils étoient présents ; et tandis que nous nous regarderions comme des fous, de lui faire prendre des aîles pour s’envoler par la porte, ou par la fenêtre, si la porte était fermée, et cela, mon ami, d’une seule parole. " il se rappelle sa téméraire expression, qu’elle serait sa femme, au prix même de sa damnation éternelle . Il avoue que, dans le même instant, il avait été prêt d’employer la violence ; mais qu’il avait été comme repoussé par un mouvement de terreur, en jetant les yeux sur son charmant visage, où, malgré la tristesse et l’abattement, il avait cru voir la pureté de son cœur dans chaque trait. " ô vertu ! Vertu ! Continue-t-il, qu’y a-t-il donc en toi qui puisse faire cette impression forcée sur le cœur d’un Lovelace ? D’où peuvent venir ces tremblemens involontaires, et cette crainte de causer une mortelle offense ? Qui es-tu, pour agir avec tant de force dans une foible femme, et pour jeter l’effroi dans l’esprit d’un homme intrépide ? Jamais tu n’eus tant de pouvoir sur moi ; non, pas même dans mon premier essai, jeune comme j’étais alors, et fort embarrassé de ma propre hardiesse jusqu’au moment du pardon. " il peint des plus vives couleurs cette partie de la scène où Miss Clarisse lui a dit : " que le nom de père avait pour elle un son doux et respectable : je ne te dissimule pas que je me suis senti vivement touché. La honte d’être surpris dans cet accès de tendresse efféminée, m’a fait faire un effort pour le subjuguer aussi-tôt, et pour me tenir plus en garde à l’avenir. Cependant j’ai presque regretté de ne pouvoir accorder à cette charmante fille la satisfaction de jouir de son triomphe. Sa jeunesse, sa beauté, son innocence, et cet air d’affliction que je ne puis décrire, semblaient mériter un instant de complaisance : mais son indifférence, Belford ! Cette résolution de me sacrifier à la malignité de mes ennemis ! Cette hardiesse d’avoir conduit son dessein par des voies clandestines ; tandis que je l’aime à la fureur, et que je la révère jusqu’à l’adoration ! C’est avec le secours de ces idées que j’ai fait reprendre courage à mon traître cœur. Cependant je vois que, si le courage ne l’abandonne point elle-même, il faut qu’elle l’emporte. Elle a déjà fait un lâche de moi, qui n’ai jamais connu la lâcheté. " il finit sa quatrième lettre par des emportemens de fureur, à l’occasion du refus qu’elle a fait de lui laisser prendre un baiser. Il avait espéré, comme il l’avoue, de ne lui trouver que de la condescendance et de la bonté après ses propositions. " c’est une offense, dit-il, que je n’oublierai jamais. Compte que je m’en souviendrai pour rendre mon cœur d’acier, et capable de fendre le rocher de glace que j’ai à traverser jusqu’au sien ; pour la payer avec usure du dédain, du mépris qu’elle a fait éclater dans ses yeux en me quittant, après la conduite obligeante que j’avais tenue avec elle, après mes instances pour obtenir qu’elle me nommât le jour. Les femmes de cette maison prétendent qu’elle me hait, qu’elle me méprise. Rien n’est si vrai. J’ouvre les yeux. Elle me hait. Elle doit me haïr. Pourquoi ne suivrais-je pas le conseil qu’on me donne ? Il faut le suivre… je ne serai pas long-temps méprisé de l’une et raillé des autres. " il ajoute que son dessein de le quitter, si ses parens avoient voulu la recevoir, et la liberté qu’elle a prise, dimanche dernier, de faire venir un carrosse, dans la résolution peut-être, de ne pas reparoître si elle était sortie seule, (car ne lui a-t-elle pas déclaré qu’elle pense à se retirer dans quelque village voisin de la ville ?) l’ont alarmé si vivement, qu’il s’est hâté de donner de nouvelles instructions par écrit aux gens de la maison, sur la manière dont ils doivent se conduire, supposé qu’elle entreprît de s’échapper dans son absence. Il a particulièrement instruit son valet de chambre de ce qu’il doit dire aux étrangers, s’il arrivait qu’elle implorât le secours de quelqu’un pour favoriser sa fuite. Suivant les circonstances, dit-il, il joindra d’autres précautions à ses ordres.