Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 189

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 96-98).


milord M, à M Belford.

lundi, 15 de mai. Monsieur, si quelqu’un au monde a de l’ascendant sur l’esprit de mon neveu, c’est vous. Cette raison me porte à vous écrire, pour vous demander votre entremise dans l’affaire qui est entre lui et la plus accomplie de toutes les femmes ; du moins suivant le témoignage que tout le monde lui rend ; et ce que tout le monde pense doit être vrai . J’ignore qu’il ait aucun mauvais dessein sur elle ; mais je connais trop bien son caractère, pour ne pas être alarmé d’un si long délai. Les dames d’ici ont eu quelque temps les mêmes craintes. Ma sœur Sadleir, en particulier, (vous savez que c’est une femme prudente) prétend que, dans les circonstances présentes, le délai doit moins venir de la demoiselle que de lui. Il est certain qu’il a toujours eu beaucoup d’aversion pour le mariage. Qui sait s’il ne pense point à lui jouer quelque mauvais tour, comme il en a joué à tant d’autres ? Le mieux serait de le prévenir ; car, après l’événement, le conseil arrive trop tard . Il a toujours eu la folie et l’impertinence de se moquer du goût que j’ai pour les proverbes. Mais, les regardant comme la sagesse de toutes les nations et de tous les siècles, rassemblée dans un petit nombre de paroles, je n’ai pas honte d’employer un langage qui contient plus de sagesse que les ennuyeuses harangues de nos prédicateurs et de nos moralistes. Qu’il en rie, s’il le veut. Vous et moi, M Belford, nous savons mieux ce qu’il en faut penser. quoique vous fréquentiez un loup, vous n’avez pas appris à hurler avec lui.

cependant, il ne faut pas lui faire connaître que je vous aie écrit là-dessus. J’ai honte de le dire ; mais il m’a toujours traité comme un homme d’un sens médiocre ; et peut-être n’aurait-il pas meilleure opinion d’un conseil, s’il savait qu’il lui vînt de moi. Je suis sûr qu’il n’a aucune raison de me mépriser. Il se trouvera bien d’être mon neveu, s’il me survit ; quoiqu’un jour il m’ait dit en face, que je pouvais disposer à mon gré de mon bien, et que, pour lui, il aimait autant la liberté qu’il méprisait l’argent. Il s’est imaginé, je suppose, que je ne pouvais le couvrir de mes aîles sans le piquer de mon bec . Cependant je ne l’ai jamais piqué sans quelque bonne raison ; et dieu sait que je lui donnerais mon sang, s’il voulait s’attacher un peu à m’obliger pour son propre bien. C’est tout ce que je désire de lui. Il est vrai que sa propre mère a commencé à le gâter, et qu’ensuite j’ai eu trop d’indulgence pour lui. Belle disposition ! Direz-vous, de rendre le mal pour le bien . Mais telle a toujours été sa méthode. Comme tout le monde parle avec admiration de la prudence et de la bonté de cette jeune personne, j’ai l’espérance que ce mariage pourrait le faire rentrer en lui-même. Si vous trouviez le moyen de l’y déterminer, je le mettrais en état de rendre les articles aussi avantageux qu’il peut les souhaiter, et je ne serais pas éloigné d’y joindre la possession actuelle d’une fort belle terre. Pourquoi suis-je au monde, comme je le dis souvent, si ce n’est pour le voir marié et bien établi, lui et mes deux nièces ? Puisse le ciel lui inspirer de meilleurs principes, avec un peu plus de bonté d’ame et de considération pour lui-même ! Si les délais viennent de lui, je tremble pour la demoiselle. S’ils viennent d’elle, comme il l’écrit à ma niece Charlotte, je souhaiterais qu’on fît entendre à cette jeune personne que les délais sont dangereux . Toute excellente qu’elle est, je puis l’assurer qu’elle ne doit pas faire trop de fond sur son mérite, avec une tête si légère et un ennemi si déclaré du mariage. Je sais, monsieur, que vous êtes capable de donner à propos quelques bons avis. une parole est assez pour le sage.

mais je voudrais, sur-tout, que vous vissiez un peu ce que vous pouvez obtenir de lui ; car je l’ai averti si souvent de ses mauvaises pratiques, que je commence à désespérer de mes propres exhortations. Représentez-lui que la vengeance n’en est pas moins sûre, pour se faire attendre . Il pourra l’éprouver, s’il se conduit mal dans cette occasion. Quelle pitié qu’avec tant de lumières et de bonnes qualités, il ne fût jamais qu’un vil libertin ! Hélas ! Hélas ! une poignée de bonne vie, vaut mieux que plein muid de savoir . Vous pouvez hasarder, comme son ami, que s’il abusait trop de mon affection, il n’est pas trop tard pour me remarier. Mon vieil ami Wycherley prit le même parti, dans un âge plus avancé que le mien, pour faire enrager son neveu. Ma goutte n’empêcherait pas que je ne pusse avoir un ou deux enfans. J’avoue même qu’il m’en est venu quelque pensée, lorsqu’il m’a causé quelque chagrin extraordinaire. Mais je me suis refroidi, en faisant réflexion que les enfans des personnes âgées qui veulent faire les jeunes gens (je ne suis pas non plus de la dernière vieillesse), ne jouissent pas d’une longue vie, et qu’un vieillard qui épouse une jeune femme, travaille , dit-on, à creuser sa fosse . Cependant, qui sait si le mariage ne serait pas bon pour l’humeur goutteuse dont je suis tourmenté ? Les sentences que je mêle exprès dans mon style peuvent vous être de quelque utilité dans l’entretien que vous aurez avec mon neveu. Mais employez-les avec ménagement, de peur qu’il ne reconnaisse dans quel carquais vous avez pris vos flêches . Fasse le ciel, M Belford, que vos bons conseils, fondés sur les bons avis que je viens de vous donner, pénètrent son cœur, et l’excitent à prendre un parti aussi avantageux pour lui-même, que nécessaire pour l’honneur de cette admirable personne, dont je souhaiterais qu’il eût déja fait sa femme ! Alors je renoncerais tout-à-fait au mariage. S’il était capable d’abuser de la confiance qu’elle a eue pour lui, je serais le premier à solliciter la vengeance du ciel. raro, raro… j’ai oublié mon latin, mais je crois que c’est, (…). Lorsque le vice marche devant, tôt ou tard la vengeance le suit. Je ne vous fais pas d’excuse pour la peine où je vous engage. Je sais combien vous êtes de ses amis et des miens. Vous n’aurez jamais une si belle occasion de nous rendre service à tous deux, qu’en pressant ce mariage. Avec quelle joie vous embrasserai-je après le succès ? En attendant, vous me ferez un plaisir extrême de me marquer quelles sont vos espérances. Je suis, mon cher monsieur, votre, etc. M Lovelace ne s’étant pas hâté de répondre à cette lettre, M Belford lui en écrivit une autre, pour lui marquer la crainte qu’il avait de lui avoir déplu par son honnête franchise. Il lui dit : " qu’il s’ennuie beaucoup à Watford , où il continue d’attendre la mort de son oncle, et que c’est une raison de plus pour souhaiter de n’être pas privé de ses lettres ". Pourquoi me punirais-tu, ajoute-t-il, d’avoir plus de conscience et de remords que toi, qui ne t’es jamais fait un honneur d’en avoir beaucoup ? D’ailleurs, j’ai à te faire un récit assez triste, qui regarde notre ami Belton et sa thomasine, et qui sera une bonne leçon pour tous ceux qui sont dans le goût d’entretenir des maîtresses. J’ai reçu depuis peu des lettres de nos trois associés. Ils ont toute ta méchanceté, sans avoir ton esprit. Les deux autres se vantent de quelques nouvelles entreprises, qui me paroissent mériter la corde, si le succès répond à leurs espérances. Je suis fort éloigné de haïr l’intrigue, lorsqu’elle porte sur quelque principe. Mais que des personnages de cette espèce s’avisent de former des systêmes, et de les confier au papier sans cet assaisonnement et cette pointe qui est ton talent, je t’avoue que j’en suis révolté, et que leurs lettres me choquent beaucoup. Pour toi, Lovelace, quand tu t’obstinerais à suivre ton misérable plan, ne refuse pas d’aider un peu à me délivrer de ma pesanteur par ton agréable correspondance, s’il te reste quelque désir d’obliger ton mélancolique ami,