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Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 19

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 87-90).


Samedi, 4 mars, à midi.

Hannah m’apporte à ce moment votre lettre d’hier. Ce qu’elle contient m’a rendu fort pensive, et vous aurez une réponse de mon plus grave style. Moi, être à M Solmes ! Non, non, j’aimerais mieux… mais je vais répondre d’abord aux autres parties de votre lettre, qui sont moins intéressantes, afin de pouvoir toucher cet article avec plus de patience.

Je ne suis que médiocrement surprise des sentimens de ma sœur pour M Lovelace. Elle prend des peines si officieuses, et elle les prend si souvent, pour persuader qu’elle n’a jamais eu, et qu’elle n’aurait jamais pu avoir de goût pour lui, qu’elle ne donne que trop de sujet aux soupçons. Jamais elle ne raconte l’histoire de leur séparation et de son refus, que son teint ne se colore, et qu’elle ne jette sur moi quelques regards de dédain, avec un mélange de colère et des airs qu’elle se donne. Cette colère et ces airs prouvent du moins qu’elle a refusé un homme qu’elle croyait digne d’être accepté. Autrement, à propos de quoi de la colère et des airs ? Pauvre Bella ? Elle mérite de la pitié. Elle ne peut aimer ni haïr avec modération. Plût au ciel qu’elle eût obtenu tout ce qu’elle désire. Ce souhait, de ma part, est bien sincère. à l’égard de l’abandon que j’ai fait de ma terre à la volonté de mon père, mes motifs, comme vous le reconnaissez, n’ont point été blâmables dans le tems. Votre conseil, à cette occasion, était fondé sur la bonne opinion que vous avez de moi. Vous étiez persuadée que je ne ferais jamais un mauvais usage du pouvoir que j’avais entre les mains. Ni vous, ni moi, ma chère, quoique vous preniez aujourd’hui un air de prédiction, nous ne nous serions jamais attendues à ce qui arrive, particuliè rement du côté de mon père. Vous appréhendiez à la vérité les vues de mon frère, ou plutôt son amour prédominant pour lui-même : mais je n’ai pas pensé aussi mal que vous de mon frère et de ma sœur.

Vous ne les avez jamais aimés ; et, dans cette disposition, on a toujours les yeux ouverts sur toutes les fautes, comme il est vrai aussi que l’amour ou l’amitié sont toujours aveugles sur les imperfections. Je veux rappeler en peu de mots mes véritables motifs.

Je voyais naître dans tous les cœurs des jalousies et des inquiétudes, au lieu de la paix et de l’union qui y avoient toujours règné. J’entendais faire des réflexions sur le respectable testateur. On l’accusait d’être retombé dans l’enfance, et moi d’en avoir pris avantage. Toutes les jeunes personnes, pensais-je en moi-même, désirent plus ou moins l’indépendance ; mais celles qui la désirent le plus sont rarement les plus propres, soit à se gouverner elles-mêmes, soit à bien user du pouvoir qu’elles ont sur les autres. La faveur qu’on m’accorde est assurément fort singulière pour mon âge. Il ne faut pas exécuter tout ce qu’on a le pouvoir de faire. Profiter sans distinction de tout ce qui nous est accordé par bonté, par indulgence, ou par la bonne opinion qu’on a de nous, c’est marquer un défaut de modération, et une avidité indigne du bienfait. Ce n’est pas même un bon signe pour l’usage qu’on en doit faire. Il est vrai, disais-je, que, dans l’administration qu’on m’a confiée, (car toutes les terres, ma chère, sont-elles autre chose que des administrations ?) j’ai formé d’agréables systêmes, où je fais entrer le bonheur d’autrui, comme le mien : mais examinons-nous un peu nous-mêmes. N’est-ce pas la vanité, ou le secret d’être applaudie, qui est mon principal motif ? Ne dois-je pas me défier de mon propre cœur ? Si je m’établis seule dans ma terre, enflée de la bonne opinion de tout le monde, n’ai-je rien à craindre de moi ; puis-je être ainsi abandonnée à moi-même ? Tout le monde aura les yeux sur les actions, sur les visites d’une jeune fille indépendante. Et n’est-ce pas m’exposer d’ailleurs aux entreprises de ce qu’il y a de pis dans un autre sexe ? Enfin, dans mon indépendance, si j’avais le malheur de faire un faux pas, quoiqu’avec la meilleure intention, combien de gens s’en feraient un triomphe ? Et combien en trouverais-je peu qui eussent l’humanité de me plaindre ? Je serais blamée d’autant plus des uns, et d’autant moins plainte des autres, que tous s’accorderaient à m’accuser de présomption. Ce fut là une partie de mes réflexions, et je ne doute pas que, si je me retrouvais dans les mêmes circonstances, je ne prisse le même parti, après la plus mûre délibération. Qui peut disposer des évènemens, ou les prévoir ? Nous conduire, dans l’occasion, suivant nos lumières présentes, c’est tout ce qui dépend de nous. Si je me suis trompée, c’est au jugement de la sagesse vulgaire. Lorsqu’il arrive de souffrir pour avoir fait son devoir, ou même pour quelqu’action de générosité, n’est-il pas agréable de penser que la faute est du côté d’autrui plutôt que du nôtre ? J’aimerais bien mieux avoir de l’injustice à reprocher aux autres, que d’avoir donné un juste sujet à leur censure ; et je suis persuadée, ma chère, que c’est votre sentiment comme le mien.

Passons à la plus intéressante partie de votre lettre. Vous croyez que, dans les arrangemens qui subsistent, c’est une nécessité pour moi de devenir l’épouse de Solmes. Je ne crois pas, ma chère, qu’il y ait de la témérité de ma part à vous protester qu’il n’en sera rien. Je pense que c’est ce qui ne peut et ne doit jamais être. On compte sur mon caractère : mais je vous ai déjà dit que je tiens un peu de la famille de mon père, aussi-bien que de celle de ma mère. D’ailleurs, suis-je donc encouragée à suivre implicitement l’exemple de ma mère, dans sa résignation continuelle aux volontés d’autrui ? N’est-elle pas obligée à jamais, comme elle a bien voulu me l’insinuer elle-même, de prendre le parti de la patience ? Elle ne vérifie que trop votre observation, que ceux qui souffrent beaucoup auront beaucoup à souffrir . Que n’a-t-elle pas sacrifié à la paix ? C’est elle-même qui le dit. Cependant a-t-elle obtenu, par ses sacrifices, cette paix qu’elle est si digne d’obtenir ? Non, je vous assure ; et le contraire est tout ce que j’appréhende. Combien de fois ai-je pensé, à son occasion, que, par nos excès d’inquiétude pour conserver sans trouble les qualités que nous aimons naturellement, pauvres mortels que nous sommes ! Nous perdons tout l’avantage que nous nous proposons d’en tirer nous-mêmes, parce que les intrigans, qui découvrent ce que nous craignons de perdre, tournent leurs batteries vers ce côté foible ; et se faisant une artillerie (si vous me passez toutes ces expressions) de nos espérances et de nos craintes, ils la font jouer sur nous à leur gré.

La fermeté d’ame, qualité que les censeurs de notre sexe lui refusent (je parle de celle qui porte sur une juste conviction, car autrement c’est opiniâtreté ; et j’entends aussi, dans les affaires essentielles) est, suivant le docteur Lewin , une qualité qui donne du poids à celui qui la possède, et qui, lorsqu’elle est connue et bien éprouvée, le rend supérieur aux atteintes des vils intrigans. Ce bon docteur m’exhortait à la pratiquer dans les occasions louables. Pourquoi ne croirais-je pas que le temps de l’exercice est arrivé ? J’ai dit que je ne puis et que je ne dois jamais être à M Solmes. Je répète que je ne le dois pas ; car sûrement, ma chère, je ne dois pas sacrifier tout le bonheur de ma vie à l’ambition de mon frère ; sûrement je ne dois pas servir d’instrument pour enlever aux parens de M Solmes leurs droits naturels et leurs espérances de reversion, dans la vue d’agrandir une famille (quoique je lui appartienne) qui est déjà dans l’abondance et dans la splendeur, et qui, après avoir obtenu ce qu’elle désire, pourrait être aussi peu satisfaite de ne pas posséder une principauté, qu’elle l’est aujourd’hui de n’être pas revêtue d’une pairie. Les ambitieux, comme vous l’observez des avares, sont-ils jamais rassasiés de leurs acquisitions ? Il est sûr encore, que je dois entrer d’autant moins dans les avides intentions de mon frère, que je méprise au fond du cœur, le but auquel il aspire, et que je ne souhaite ni de changer mon état, ni d’augmenter ma fortune, parce que j’ai pour principe que le bonheur et la richesse sont deux choses différentes, et qui marchent très-rarement ensemble. Cependant je crains, je redoute extrêmement les combats que j’aurai à soutenir. Il peut arriver que je devienne plus malheureuse par l’observation du précepte général de mon docteur, que par la soumission qu’on exige, puisque ceux qui ont droit d’interpréter ma conduite à leur gré, donnent le nom d’opiniâtreté et de révolte à ce que j’appelle fermeté.

Ainsi, ma chère, fussions-nous parfaits, ce qui ne peut être vrai de personne, nous ne pourrions être heureux dans cette vie, à moins que ceux à qui nous avons affaire, sur-tout ceux qui ont quelque autorité sur nous, ne fussent gouvernés par les mêmes principes. Quel parti faut-il donc prendre, si ce n’est, comme je l’ai déjà remarqué, de bien choisir, de s’attacher fortement au choix qu’on a fait, et d’abandonner le succès à la providence ?

Voilà ma règle, dans le cas où je suis ; du moins, si vous approuvez mes motifs. Si vous ne les approuvez pas, je vous prie de m’en informer. Vous devez m’aider de vos conseils. Mais de quelles couleurs puis-je revêtir à mes propres yeux tout ce que ma mère est condamnée à souffrir par rapport à moi ? Mais je fais une réflexion qui n’est peut-être pas sans force ; ses peines ne peuvent durer long-temps. De manière ou d’autre, cette grande affaire sera bientôt terminée ; au lieu que, si je prends le parti de céder, une aversion invincible fera le malheur de toute ma vie. J’ajoute qu’avec les raisons que j’ai de croire qu’elle n’est pas entrée par inclination dans les mesures présentes, je puis supposer qu’elle regrettera moins de ne les pas voir réussir.

Ma lettre est fort longue, pour le temps que j’ai mis à l’écrire. Le sujet me touchait jusqu’au vif. Après les réflexions que vous venez de lire, vous attendrez de moi trop de fermeté, peut-être, dans la nouvelle conférence que j’aurai bientôt avec ma mère. Mon père et mon frère dînent chez mon oncle Antonin, dans le dessein apparemment de nous laisser plus de liberté pour cet entretien.

Hannah vient m’apprendre qu’elle a entendu parler mon père avec beaucoup de chaleur, en prenant congé de ma mère. Il lui reprochait, sans doute, de m’être trop favorable ; car elle était toute en pleurs. Hannah n’a pu entendre d’elle que ces quatre mots : en vérité, M Harlove, vous me jetez dans un grand embarras ; la pauvre enfant ne mérite point… mon père a répondu, d’un ton de colère, qu’il ferait mourir quelqu’un de chagrin. Moi, sans doute. Je suppose que cela ne peut regarder ma mère. Hannah n’a rien entendu de plus.

Comme ma sœur est restée seule à dîner avec ma mère, je m’étais figuré que je recevrais ordre de descendre. Mais on s’est contenté de m’envoyer quelques plats de la table. J’ai continué d’écrire, sans avoir pu toucher à rien, et j’ai fait manger Hannah, de peur qu’on ne m’accusât d’obstination. Avant que de finir, il me vient à l’esprit d’aller faire un tour au jardin, pour voir si je ne trouverai rien de l’une ou de l’autre de mes deux correspondances, qui mérite d’être ajouté à cette lettre. Je descends dans cette vue. Je suis arrêtée. Hannah portera ma lettre au dépôt. Elle a rencontré ma mère, qui a demandé où j’étais, et qui lui a donné ordre de me venir dire qu’elle allait monter, pour s’entretenir avec moi dans mon propre cabinet. Je l’entends venir. Adieu, ma chère.