Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 197

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 118-123).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

dimanche, 21 mai, à sept heures du matin. J’allai hier à la comédie avec M Lovelace et Miss Horton. Cette pièce, comme vous savez, est extrêmement touchante à la seule lecture. Vous ne serez pas surprise que la représentation nous ait fort émues, Miss Horton et moi, si je vous dis, et même avec quelque plaisir, que, dans quelques-unes des principales scènes, M Lovelace n’a pu cacher lui-même son émotion. C’est l’éloge de l’ouvrage que je prétends faire ici, car je regarde M Lovelace comme un cœur des plus durs. En vérité, ma chère, c’est l’opinion que j’ai de lui. Cependant toute sa conduite, pendant la pièce comme à notre retour, est irréprochable ; excepté qu’il s’est obstiné à vouloir que j’aie soupé en bas, avec les femmes de la maison, et qu’il m’a retenue jusqu’à minuit passé. J’étais résolue d’avoir aujourd’hui mon tour, et je ne suis pas fâchée qu’il m’ait donné ce prétexte. J’ai toujours aimé à passer le dimanche dans la solitude. Je suis déjà prête à sortir pour aller à l’église. Mon dessein n’est pas d’en chercher une plus éloignée que saint-James. Je vais prendre une chaise à porteurs, pour m’assurer si je puis sortir et rentrer librement, sans le trouver dans mon chemin, comme il m’est arrivé deux fois. à neuf heures. J’ai reçu votre obligeante lettre d’hier. Il sait que je l’ai reçue, et je m’attends, lorsque je le verrai, de lui trouver beaucoup de curiosité pour savoir ce que vous pensez de ces articles. Je n’ai pas douté de votre approbation ; et, dans cette idée, j’avais déjà fait une réponse, que je tiens prête pour lui. S’il arrive quelque nouvel incident qui fasse naître entre nous d’autres démêlés, je serai forcée de croire qu’il cherche des occasions pour le délai, et que son intention n’est pas de m’obliger. Il fait demander à me voir, avec beaucoup d’importunité. Il veut m’accompagner à l’église. Il est fâché que j’aie refusé de déjeûner avec lui. Si je m’étais rendue à ses instances, il est certain que je n’aurais pas été libre. Je lui ai fait répondre par Dorcas, que je souhaitais de l’être tout le jour, et que je le verrai demain d’aussi bonne heure qu’il lui plaira. Elle me dit qu’elle ne sait ce qui le chagrine, et qu’il querelle tout le monde. Il a recommencé ses demandes, et d’un ton plus sérieux. Suis-je rassurée contre Singleton ? M’a-t-il fait dire. J’ai répondu que, si je n’avais pas redouté Singleton hier au soir à la comédie, je ne devais pas être aujourd’hui plus timide à l’église ; sur-tout lorsqu’il y a tant d’églises à Londres, pour un seul et unique théâtre. J’ai consenti à me faire suivre par un de ses gens. Mais il me semble qu’il est de fort mauvaise humeur. C’est de quoi je m’inquiéte fort peu. Je ne veux pas être assujettie continuellement à ses insolentes loix. Adieu, ma chère, jusqu’à mon retour. Les porteurs m’attendent. Je me flatte qu’il n’aura pas la hardiesse de m’arrêter au passage. Je ne l’ai pas vu en sortant. Dorcas m’assure qu’il paraît fort chagrin. Elle ne croit pas que ce soit contre moi ; mais il paraît qu’il est arrivé quelque chose qui l’irrite. Peut-être joue-t-il ce rôle, pour m’engager à dîner avec lui. Je n’y consentirai pas, si je puis m’en défendre. Ce serait m’exposer à n’être pas libre un moment pendant le reste du jour. Ses instances ont été fort vives pour dîner avec moi. Mais j’étais déterminée à ne pas céder sur ce seul petit point, et j’ai pris le parti de me priver de dîner. à la vérité, j’étais à faire une lettre pour M Morden, que j’ai recommencée trois fois, sans être contente de moi-même, tant je trouve d’incertitude et de désagrément dans ma situation. Dorcas m’a dit qu’il n’avait pas cessé non plus d’écrire, et qu’il avait refusé de dîner, parce que je lui avois refusé ma compagnie. Il m’a fait demander ensuite d’être reçu du moins à l’heure du thé, en appelant, par la bouche de Dorcas, à la conduite qu’il tint hier au soir ; comme si c’était un mérite pour lui de n’avoir pas mérité de reproche. C’est ce que je lui ai fait répondre. Cependant j’ai renouvelé la promesse de le voir demain aussi-tôt qu’il le souhaitera, ou de déjeûner même avec lui. Dorcas dit qu’il est furieux. Je l’ai entendu parler fort haut, et gronder tous les domestiques. Vous m’avez dit, ma chère, dans une de vos lettres, que lorsque votre mère vous chagrine, vous avez besoin de quelqu’un que vous puissiez quereller. Je serais bien fâchée de faire une mauvaise comparaison ; mais l’effet des passions auxquelles on ne résiste point, est le même dans les deux sexes. Il m’envoie dire, à ce moment, qu’il compte souper avec moi. Comme nous avons passé plusieurs jours en assez bonne intelligence, je crois qu’il ne serait pas prudent de rompre pour une bagatelle. Cependant il est bien dur de se voir comme forcée, sans cesse, de renoncer à ses résolutions. Pendant que j’étais à délibérer, il est monté ; et frappant à ma porte, il m’a dit, d’un ton chagrin, qu’il me verrait absolument le soir, et qu’il ne me laisserait pas en repos, jusqu’à ce qu’il sût de moi ce qu’il avait fait pour mériter ce traitement. Il faut que je le satisfasse. Peut-être n’a-t-il rien de nouveau à me dire. Je serai de fort mauvaise humeur avec lui. " il est bien mortifiant, m’a répondu la perverse, de me voir si peu maîtresse de moi-même. Je descendrai dans une demi-heure. " il a fallu revenir sur mes pas, et passer cette demi-heure à l’attendre. Toutes les femmes m’ont excité vivement à lui donner sujet de me traiter avec cette rigueur. Elles m’ont prouvé, par la nature de leur sexe et par celle des circonstances, que je ne devais rien espérer de ma soumission, et que je n’avais rien à craindre de pis, en me rendant coupable de la dernière offense. Elles m’ont pressé d’essayer du moins quelques familiarités plus hardies, pour voir quel en serait l’effet ; et leurs raisons étant fortifiées par le ressentiment de mes découvertes, j’étais résolu de prendre quelques libertés, d’aller plus loin, suivant la manière dont elles seraient reçues, et de rejeter toute la faute sur sa tyrannie. Après m’être affermi dans cette résolution, je me suis mis à me promener dans la salle à manger, pour observer son arrivée : mais j’ai senti de l’embarras dans les jambes : jamais paralytique n’eut si peu d’empire sur ses mouvemens. Elle est entrée avec cet air de noblesse que tu lui connais, la tête haute, mais le visage un peu tourné ; son sein dans une charmante agitation, que cette attitude même rendait plus sensible. ô Belford, comment se fait-il que l’humeur chagrine et l’air de réserve donnent de nouveaux charmes à cette fille hautaine ? Mais la beauté perd-elle jamais son empire ? J’ai remarqué tout d’un coup que cette chère insolente était disposée à se fâcher. L’air sombre que j’ai affecté lorsque ma main tremblante a saisi la sienne, lui a fait craindre aussi que je ne fusse capable de quelque violence. Mais je n’ai pas plutôt attaché ma vue sur elle, que je me suis senti le cœur pénétré d’amour et de respect. Assurément, Belford, cette fille est un ange. Cependant, si l’on n’avait pas été sûr que c’est une femme, on ne lui aurait pas fait prendre l’habit de ce sexe depuis son enfance. Elle-même, sans cette conviction, aurait-elle continué de le porter ? " de grâce, chère miss, je vous demande, je vous prie de m’apprendre ce que j’ai fait pour mériter votre colere. Je vous demande aussi, M Lovelace, pourquoi j’ai si peu de liberté dans ma retraite. Qu’avez-vous à me dire depuis hier au soir, que j’allai avec vous à la comédie, et que je passai, malgré moi, une partie de la nuit à vous entendre ? J’ai à dire, madame, que je ne puis supporter la distance où vous me tenez, sous le même toit. J’ai mille choses à dire sur nos intérêts présens et futurs. Mais lorsque je pense à vous ouvrir toute mon ame, vous ne pensez qu’à m’écarter de vous. Vous me jetez dans des incertitudes qui me désolent : vous cherchez des délais, il faut que vous ayez des vues dont vous ne voulez pas convenir. Dites-moi, au nom de dieu, je vous conjure de me dire à ce moment, sans détour et sans réserve, dans quel jour je dois paroître à l’avenir devant vous. Je ne puis soutenir cet éloignement : l’incertitude où vous me tenez m’est absolument insupportable. " " dans quel jour, M Lovelace ? J’espère que ce ne sera pas dans un mauvais jour. Je vous prie, monsieur, de ne me pas tant serrer les mains (en s’efforçant de les retirer des miennes). Ayez la bonté de me laisser libre. Vous me haïssez, madame. Je ne hais personne, monsieur. Vous me haïssez, oui, vous, ai-je répeté. " tout animé, tout déterminé que j’étais venu, j’avais besoin de quelque nouvel aiguillon. Satan sortait de mon cœur, à la vue d’un ange ennemi ; mais il avait laissé la porte ouverte, et je sentais qu’il n’était pas loin. " vous ne me paroissez pas bien disposé, M Lovelace. Je vois une agitation extraordinaire dans vos yeux. Mais, de grâce, point d’emportement. Je ne vous ai fait aucun mal. Faites-moi la grâce de ne pas vous emporter. Cher objet de mes transports ! (en passant le bras autour d’elle, et tenant le sien de l’autre main) vous ne m’avez fait aucun mal ! Ah ! Quel mal ne m’avez-vous pas fait ? Par où ai-je mérité l’éloignement où vous me tenez ?… " je ne savais ce que je devais dire. Elle s’efforçait de se dégager. " je vous supplie, M Lovelace, de me laisser sortir. Je ne comprends point ce qui vous agite. Je n’ai rien fait qui puisse vous offenser. Vous n’êtes venu apparemment que dans le dessein de me quereller. Si vous ne voulez pas m’effrayer par la mauvaise humeur où je vous vois, laissez-moi sortir. J’entendrai une autrefois tout ce que vous avez à me dire. Je vous ferai avertir demain au matin. Mais, en vérité, vous m’effrayez. Je vous conjure, si vous avez pour moi quelque sentiment d’estime, de permettre que je sorte. " la nuit, la nuit, Belford, est absolument nécessaire. Il faut que la surprise, la terreur, fassent leur rôle dans la dernière épreuve. Je n’ai pu tenir mes résolutions. Ce n’est pas la première fois que je m’étais proposé d’essayer si cette divine fille est capable de pardonner. J’ai baisé sa main avec une ardeur !… " sortez donc, chère, trop chère Clarisse ! Oui, je suis venu dans une humeur très-chagrine. Je ne puis soutenir la distance où vous me tenez sans raison. Sortez néanmoins, trop chère miss, puisque votre volonté est de sortir : mais jugez-moi généreusement. Jugez-moi comme je mérite de l’être, et laissez-moi l’espérance de vous trouver demain au matin dans les sentimens qui conviennent à notre situation. " en parlant, je la conduisais vers la porte, et je l’y ai laissée. Mais, au lieu de rejoindre les femmes, je me suis retiré dans mon propre appartement, où je me suis enfermé sous la clef, honteux de m’être laissé comme épouvanter par la majesté de son visage et par les alarmes de sa vertu. à mon entrée dans la chambre, il a pris ma main avec un mouvement si brusque, que j’ai vu clairement un dessein formé de me quereller. Et quel sujet, ma chère ? De ma vie, je n’ai connu un esprit si fier et si impatient. L’effroi m’a saisie. Au lieu de paraître fâchée, comme je me l’étais proposé, je suis devenue la douceur même. J’aurais peine à me rappeler ses premiers mots, tant ma frayeur était vive. Mais j’ai fort bien entendu : vous me haïssez,

miss, vous me haïssez

et son air était si

terrible, que j’aurais souhaité d’être à cent lieues de lui. Je ne hais personne, lui ai-je répondu ; grâces au ciel, je ne hais personne. Vous m’effrayez, M Lovelace. Permettez que je me retire. Il m’a paru d’une laideur extrême. Je n’ai jamais vu d’homme si laid qu’il me l’a paru dans sa colère. et quel sujet, ma chère ? il me pressait la main, l’impétueux personnage ! Il me serrait la main avec une force ! En un mot, il semblait, par ses regards et par ses expressions, passant même une fois le bras autour de moi, qu’il voulût me donner l’occasion de l’irriter : de sorte que je n’ai pas eu d’autre parti à prendre, que de le prier, comme j’ai fait plusieurs fois, de me laisser la liberté de sortir, et de lui promettre que je reviendrais le matin, à l’heure qu’il choisirait lui-même. C’est d’assez mauvaise grâce qu’il s’est rendu à cette condition. En me laissant partir, il m’a baisé la main avec tant de rudesse, que la marque de rougeur y est encore. Achevez, ma très-chère Miss Howe, achevez, je vous en conjure, votre négociation avec Madame Towsend. Je quitterai alors mon tyran. Ne voyez-vous pas comment il gagne du terrein par degrés ? Je tremble de jeter les yeux sur ses usurpations ; et ne me donne-t-il pas sujet ici d’appréhender de lui, plus de mal que mon indignation ne me permet de l’exprimer ? ô ma chère ! Achevez votre plan, et laissez-moi quitter un homme si étrange. En me querellant comme il a fait, il doit avoir eu des vues qu’il n’oserait avouer. Quelles peuvent-elles être ? J’étais si dégoûtée de lui, et tout à la fois si effrayée, qu’en rentrant dans ma chambre, un mouvement de chagrin et de désespoir m’a fait déchirer la réponse que j’avais faite à ses articles. Je le verrai demain matin, parce que je l’ai promis. Mais je sortirai ensuite de la maison sans être accompagnée de personne. S’il ne donne pas quelque explication supportable à ce changement de conduite, je chercherai un logement particulier chez quelques honnêtes-gens, et je ne remettrai plus ici le pied. Telle est ma résolution présente. Là, j’attendrai que votre plan soit fini, ou que vous me rendiez le service d’écrire vous-même à cet outrageant personnage, pour faire mes conditions avec lui, puisque vous jugez que je dois être sa femme, et puisque je n’ai pas plus de secours à tirer de moi-même. Ou peut-être prendrai-je le parti de me jeter tout d’un coup sous la protection de Miladi Lawrance ; et cette démarche arrêtera l’insolente visite qu’il menace de faire au château d’Harlove.