Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 217

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 189-191).


M Lovelace, à M Belford.

lundi, 5 de juin. Je perds l’espérance de réussir par la douceur ou par l’amour, avec cette charmante pièce de glace. Tu te souviens que j’ai envoyé une copie du contrat au capitaine Tomlinson, et cela par un exprès. On travaille à la grosse . Je suis retourné à l’officialité, où vraisemblablement j’aurais obtenu les permissions par l’entremise du notaire Malory, ami de l’official, et le mien, si Malory n’avait été obligé de partir subitement pour chesnunt . Pritchard m’a dit de bouche tout ce que ma charmante doit savoir de la lettre que je ne lui ai pas montrée, et je lui ai fait connaître mes intentions sur ce qui lui reste à faire en notre faveur. Cependant, avec de si belles apparences, je ne trouve pas l’heureux moment, et je n’aperçois rien qui me le promette. à la vérité, je l’ai embrassée deux fois avec transport ; et quoique le ressentiment de cette liberté l’ait portée sur le champ à se retirer, elle n’en est pas moins revenue, sur ma simple prière, sans entrer dans aucune explication du motif qui l’avait obligée de me quitter. Quelle mauvaise politique, de s’offenser d’une liberté innocente, que sa situation l’oblige aussi-tôt de pardonner ! Je conviens néanmoins qu’une femme est perdue, lorsqu’elle ne se ressent point des premières hardiesses d’un amant ; car l’amour est un usurpateur. Il ne retourne jamais en arrière ; il aspire toujours à de nouveaux progrès ; il n’est satisfait que par les conquêtes qui éteignent ses désirs ; et quel n’est pas l’avantage d’un amant qui craint peu de rompre la paix, sur une maîtresse qui est intéressee à la conserver ? Je viens de me fortifier, pour la douzième fois, dans une demi-résolution. J’ai mille choses agréables à lui dire. Elle est dans la salle à manger. Tentons quelque chose aujourd’hui. Tout est dans le plus grand désordre. On m’a quitté brusquement, avec les marques d’une vive colère. J’avais commencé par m’asseoir près d’elle. J’avais pris ses deux mains dans les miennes. Ma voix était la douceur même. J’ai parlé avec respect de son père et de sa mère. J’ai nommé son frère d’un ton d’amitié. Je ne me serais pas cru capable, lui ai-je dit, de souhaiter aussi ardemment que je le faisais, notre réconciliation avec sa famille. Une douce rougeur, animée par la reconnaissance, s’est répandue alors sur son beau visage. Sa respiration, mêlée de quelques tendres soupirs, faisait soulever son fichu. J’ai continué : mon impatience était extrême de recevoir des nouvelles du capitaine Tomlinson. Il était impossible que son oncle trouvât quelque chose à redire aux articles. Cependant il se tromperait beaucoup, s’il allait croire qu’en les lui envoyant, je l’eusse rendu maître d’apporter quelque délai à mon heureux jour. Quand, quand ce jour céleste arriverait-il ? J’étais résolu de retourner encore à l’officialité, et de ne pas revenir sans les permissions. Mon dessein, après la cérémonie, était de nous retirer à Médian. J’ai proposé tel ou tel jour. Elle m’a répondu qu’il serait temps de nommer le jour, lorsqu’on aurait fini tout ce qui appartient au contrat, et que les permissions seraient obtenues. Qu’elle se croirait heureuse, a-t-elle ajouté, si l’obligeant capitaine Tomlinson pouvait engager son oncle à se trouver secrètement à la célébration ! Excellente ouverture, ai-je dit en moi-même ; sur laquelle on peut travailler avec succès ; soit pour ménager des retardemens, soit pour faire ma paix après l’offense ! Point de nouveaux délais, n’ai-je pas laissé de répondre, en lui faisant un tendre reproche du passé. Au nom de dieu, ne multiplions pas les obstacles. Nommez le jour. Que ce soit du moins un jour de la semaine prochaine. Nommez-le, je vous en conjure, afin que je puisse bénir son approche, et compter les heures trop lentes. J’avais le visage appuyé sur son épaule, baisant ses mains tour à tour. Elle s’efforçait à la vérité de les retirer, mais par un sentiment de modestie plutôt que de colère ; et quoiqu’elle tâchât d’éviter aussi mon visage, qui suivait son épaule à mesure qu’elle se dérobait, je croyais m’appercevoir qu’elle étoit lasse, et plus que lasse de me quereller. Ses yeux baissés m’en apprenaient plus que ses lèvres ne pouvaient exprimer. Voici le moment, ai-je dit en moi-même ; c’est à présent qu’il faut essayer si j’obtiendrai le pardon de quelque hardiesse à laquelle je ne me suis pas encore échappé. J’ai laissé alors ses mains en liberté ; et passant un de mes bras autour d’elle, j’ai imprimé un ardent baiser sur ses lèvres. Laissez-moi, monsieur ! C’est tout ce qu’elle m’a dit, en détournant le visage, comme dans la crainte d’être surprise une seconde fois. Encouragé par tant de douceur, je lui ai dit mille choses passionnées ; mais pendant qu’elle paroissait les entendre sans chagrin, je tirais doucement de mon autre main le fichu qui cachait ses trésors ; et tout d’un coup, j’ai pressé de mes lèvres brûlantes, le plus beau sein que la nature ait jamais formé. Une passion fort différente de celle qui le faisait délicieusement soulever, a pris place aussi-tôt dans son cœur et dans ses yeux. Elle s’est arrachée de mes bras avec indignation. J’ai voulu la retenir par la main. laissez-moi,

m’a-t-elle dit, d’un ton qui ne ressemblait point au premier. Je vois qu’il n’y a pas de conditions qui puissent être une loi pour vous. Vil séducteur ! Est-ce là le but de vos flatteuses expressions ? Il n’est pas trop tard, je renoncerai à vous pour jamais. Vous avez un cœur haïssable. Laissez-moi ; je l’exige absolument. Il ne me restait que le parti d’obéir. Elle a pris la fuite en répétant, vil, méprisable flatteur . En vain l’ai-je fait presser, par Dorcas, de m’accorder l’honneur qu’elle m’avait promis de dîner avec elle. J’ai reçu, pour réponse, qu’elle ne voulait pas dîner, et qu’elle ne le pouvait pas. Pourquoi faire ainsi regarder comme sacrée chaque ligne de sa personne ? Si proche, sur-tout, du temps auquel tout doit m’appartenir par contrat ? Elle a sans doute appris, dans ses lectures, l’art des monarques orientaux, qui se dérobent toute l’année aux yeux de leurs sujets, dans la vue d’exciter leurs adorations lorsqu’aux jours solemnels, ils daignent se laisser voir. Mais je te demande, Belford, si, dans ces grandes occasions, la cavalcade et les brillans équipages qui précèdent, ne préparent pas par degrés le spectateur étonné à soutenir l’éclat du majestueux souverain, dont la personne n’est quelquefois qu’un vieillard difforme, quoique orné de toutes les richesses de son vaste empire. Ma charmante ne devrait-elle pas, pour son propre intérêt, descendre par dégrés de la condition angélique à l’humanité ? Si c’est l’orgueil qui l’arrête, cet orgueil ne mérite-t-il pas d’être puni ? Si l’art, comme dans les empereurs d’orient, n’y entre pas moins que l’orgueil, n’est-elle pas, de toutes les femmes, celle à qui l’art est le plus inutile ? Si c’est pudeur, confusion, que risque-t-elle à communiquer la vue de ses charmes aux yeux de son adorateur, qu’elle regarde déjà comme son mari ? Que je périsse, Belford, si je ne préférais au plus brillant diadême du monde le plaisir de voir deux petits Lovelaces pendans de chaque côté au sein de ma charmante, pour en tirer leur première subsistance, à condition, néanmoins, que ce pieux office ne durât pas plus de quinze jours ! Je me représente cette chère personne, pressant de ses beaux doigts les deux sources d’une noble liqueur, pour en faire couler des ruisseaux dans la bouche vermeille du petit couple altéré ; ses yeux baissés alternativement sur l’un et sur l’autre, avec un mêlange de confusion et de tendresse maternelle ; se levant ensuite vers moi, avec une langueur touchante, et me suppliant, dans ce doux langage, pour ces petits malheureux, pour elle-même, de daigner légitimer les fruits de notre amour, et condescendre à me charger de la chaîne conjugale.