Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 219

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 195-199).


M Belford, à M Lovelace.

mardi, 6 de juin. Quoique je n’aie guère à me louer jusqu’à présent du succès de mes représentations, mon cœur me force de prendre encore une fois la plume, en faveur de cette divine fille, sans que je puisse expliquer d’où vient le zèle qui me fait prendre parti pour elle avec une ardeur si sincère. Mais tu reconnais tout son mérite. Tu n’avoues pas moins sa méchanceté, et tu oses même en faire gloire ! Quelle espérance de toucher un cœur si endurci ? Cependant, comme il n’est pas trop tard, et que tu approches néanmoins de la crise, je suis résolu d’essayer quel sera l’effet d’une nouvelle lettre. Si je n’en tire aucun fruit, je n’aurai perdu que ma peine ; et si tu te laisses vaincre, je suis sûr que dans la suite tu croiras m’avoir une extrême obligation. Raisonner avec toi, ce serait une folie. Le cas ne demande point de raisonnement. Je me réduis par conséquent à te conjurer de ne pas faire perdre à la plus excellente de toutes les filles, le prix de sa vigilance et de sa vertu. Je suis persuadé qu’il n’y eut jamais de libertins si abandonnés, qu’ils n’aient remis leur réformation à quelque âge de leur vie : et je demande de toi que, dans cette importante occasion, tu fasses ce que tu dois, pour rendre quelque jour ton repentir aussi aisé, que tu souhaiteras alors de l’avoir fait. Si tu n’abandonnes pas ton détestable dessein, il ne faut pas douter que, de manière ou d’autre, cette affaire n’ait une fin tragique. Une femme si extraordinaire doit intéresser dans sa cause les dieux et les hommes. Mais ce que j’appréhende le plus, c’est que son ressentiment, après l’outrage, ne la porte, comme une autre Lucrece, à rendre un témoignage sanglant de la pureté de son cœur ; ou que, si la piété la sauve de cette violence, la force de sa douleur n’abrège bientôt sa vie. Dans l’un et l’autre cas, le souvenir d’un crime perpétuel, et d’un triomphe passager, ne sera-t-il pas pour toi la plus cruelle de toutes les tortures ? C’est un malheur extrême, après tout, qu’une personne de ce mérite soit tombée entre des mains aussi méchantes et aussi impitoyables que les tiennes : car, depuis le berceau, comme je te l’ai entendu confesser plus d’une fois, tu t’es toujours fait un plaisir cruel de tourmenter jusqu’aux animaux que tu as aimés, et sur lesquels tu as eu quelque pouvoir. Que le cas de cette incomparable femme ressemble peu à celui de tant d’autres que tu as séduites ! Est-il besoin que j’insiste sur une prodigieuse différence ? Justice, gratitude, intérêt, sermens, qui s’accordent à t’engager ; ton amour même, autant que tu es capable d’amour, qui te l’a fait mettre au-dessus de tout son sexe ; un combat inégal entre le crime armé et l’innocence nue ; ses talens supérieurs aux tiens, comme tu l’avoues, dans tout ce qui n’est pas ruse, duplicité, noirceur infernale ; et son sort, mille fois plus déplorable que celui d’aucune autre de tes malheureuses victimes, si tu ne cèdes pas enfin à tes remords ! Il est vrai que, lorsque tu m’as procuré l’occasion de la voir, et jusqu’au moment où mes observations m’ont fait pénétrer plus loin que les apparences, je ne l’avais pas crue partagée d’un jugement fort au-dessus du commun. Tu m’avais préparé, néanmoins, à lui trouver beaucoup de sens et de lecture ; mais, au premier coup d’œil, je me crus obligé de faire grâce de quelque chose à sa jeunesse, aux charmes de sa personne, et à l’air galant de sa parure, qui devaient avoir dérobé une partie de son temps aux occupations sérieuses. Le choix qu’elle a fait d’un homme tel que notre ami, et par des voies si dangereuses, me disais-je encore à moi-même, confirme assez que son esprit manque d’une certaine maturité, qui ne peut venir que des années et de l’expérience. J’en concluais que toutes ses connaissances devaient se réduire à la théorie ; et que, la vivacité de son âge étant toujours accompagnée de beaucoup de complaisance, une jeune personne si peu expérimentée ne manquerait pas de se prêter, du moins sans dégoût, aux discours libres qui pouvaient nous échapper malgré tes sages instructions. Dans cette supposition, je me donnai carrière ; et ne reconnaissant de supérieur que toi parmi les convives, le désir de passer à ses yeux pour un galant du premier ordre, me fit hasarder quantité de folies, par lesquelles je crus briller beaucoup. Si mes ridicules plaisanteries réjouirent ta Sinclair et la Partington, sans faire sourire Miss Harlove, je me figurai d’abord que cette réserve venait de sa jeunesse, ou de quelque affectation, ou d’un mêlange de l’une et de l’autre, et peut-être d’un certain empire sur les traits de son visage. J’étais fort éloigné de m’imaginer que je n’excitais alors que son mépris. Mais lorsqu’elle eut commencé à parler, ce qu’elle ne fit qu’après nous avoir approfondi tous ; lorsque j’eus entendu son sentiment sur deux ou trois sujets, et que j’eus observé cet œil perçant qui pénétrait jusques dans les recoins de nos extravagans cerveaux ; sur ma foi ! Elle me fit regarder autour de ma chaise ; et commençant à me recueillir en moi-même, j’eus honte de tout ce qui était sorti de ma bouche. En un mot, je pris le parti de me taire, jusqu’à ce que tout le monde eût jeté son premier feu, pour me donner le temps de prendre une contenance moins folle. Ensuite, je fis naître divers sujets qui pouvaient mériter son attention, et qui excitèrent en effet toute la force naturelle, et tout l’agrément de son esprit, jusqu’à nous causer à tous de la surprise et de la confusion. Toi-même, Lovelace, qui est si connu par la finesse et la vivacité de tes reparties, et par un fonds de ce badinage qui fait les délices de tous ceux qui vivent avec toi, je vis tes talens obscurcis par l’éclat des siens ; et tu ne fus capable, comme nous, que d’applaudissement et d’admiration. Ah, Lovelace ! Quel fut alors à mes yeux le triomphe de la modestie, de l’esprit solide et de la véritable politesse, sur d’impertinentes bouffonneries et sur d’obscènes équivoques, dont le sens cause tant de honte à ceux même qui les emploient, qu’ils n’osent le dévoiler qu’à demi ! Je ne daigne pas étendre cette réflexion jusqu’aux deux femmes de l’assemblée, qui, loin de pouvoir prétendre à l’honneur que tu leur as procuré de vivre familièrement avec Miss Clarisse Harlove, ne sont pas dignes de ses regards, ni de lui rendre les plus vils offices. Charmante fille ! Si le hasard, pensais-je alors comme aujourd’hui, lui faisait seulement apprendre quel est le lieu qu’elle habite, et quelles sont les vues qu’on a sur elle, combien la mort ne lui paraîtrait-elle pas préférable à cette horrible situation ? Et de quelle force ne serait pas son exemple, pour armer tout son sexe contre les protestations et les sermens du nôtre ? Mais permets que je te conjure encore une fois, mon cher Lovelace, si tu respectes un peu ton honneur, pour celui de ta famille, pour le repos de ta vie, ou pour l’opinion que j’ai de toi (quoique je ne prétende pas être tant remué par principes, que par l’éclat d’un mérite auquel tu devrais être encore plus sensible), de te laisser coucher… d’être… d’être humain ; voilà tout ; de ne pas faire honte à notre humanité commune. Tout endurci que tu es, je sais que ce sont tes infames hôtesses qui te soutiennent dans ta résolution. Ah ! Pourquoi la prudente Clarisse, avec tant d’innocente charité dans le cœur, a-t-elle été si ferme à tenir ces trois femmes dans l’éloignement ? Que n’a-t-elle consenti plus souvent à manger avec elles ? Malgré toute leur adresse à déguiser les apparences, elle n’aurait pas eu besoin de huit jours pour les pénétrer. Elle aurait abandonné leur maison comme un lieu infecté. Mais, avec un homme aussi déterminé que toi, cette découverte aurait peut-être hâté sa ruine. Je sais que tu es délicat dans tes amours. Mais n’y a-t-il pas des milliers de femmes qui, sans être tout-à-fait abandonnées, se laisseraient prendre par tes qualités extérieures ? Fais-toi, si tu veux, un jeu des principes, avec celles qui n’en ont pas une idée plus sérieuse. Si ton unique but était l’épreuve, comme tu t’en est fait d’abord un prétexte, n’as-tu pas assez éprouvé ce modèle de vertu et de vigilance ? Mais je te connais trop bien, pour t’avoir cru capable de t’arrêter à ce point ? Les hommes de notre classe, lorsqu’ils entreprennent de séduire une femme, ne renoncent à leurs vues, que par impuissance. Je savais qu’un avantage obtenu t’en ferait tenter un autre. Je connais trop bien ton ancienne aversion pour le mariage : et ne m’as-tu pas avoué l’espérance que tu avais de lui inspirer le goût d’un commerce libre, dans la lettre même où tu me donnais l’épreuve comme ta principale vue ? Mais tes remords mêmes, tes remords forcés, ne te convainquent-ils pas que cette espérance est une présomptueuse chimère, qui ne se réalisera jamais ? Pourquoi donc, lorsque tu l’aimes assez pour vouloir l’épouser plutôt que de la perdre, pourquoi t’exposer à n’obtenir d’elle qu’une haine éternelle ? Mais si tu médites effectivement la dernière épreuve, c’est-à-dire une épreuve personnelle, et que ta sincère résolution soit de proportionner la récompense à sa conduite, je te demande en grâce de la tirer du moins de cette infame maison. Ce sera rendre le combat égal entr’elle et ta conscience. La pauvre abusée se repose maintenant, avec tant de confiance, sur les fausses idées dont tu l’as remplie, que tu ne dois plus craindre qu’elle pense à fuir, ou qu’elle ait recours à ce systême de Miss Howe, qui t’a fait employer ce que tu appelles tes coups de maître. Enfin, quelque résolution que tu prennes, et si je n’ai plus le temps de t’écrire avant que tu aies jeté le masque, garde-toi, si tu veux éviter la malédiction du genre humain, et tôt ou tard celle de ton propre cœur, garde-toi, Lovelace, de laisser un instant le moindre pouvoir sur elle, à cette détestable femme, qui a, s’il est possible, plus de dureté que toi-même, avec moins de remords, et qui a vieilli dans la pratique de ruiner l’innocence. Ah, cruel ami ! Combien cette mégère pourrait-elle raconter d’horribles histoires de son sexe ? Et voudrais-tu que celle de ta Clarisse grossît cette liste ? Mais c’est une prière que j’aurais pu m’épargner. Tout abandonné que tu es, il y a des excès dont je ne te crois pas capable. Tu ne trouverais pas de satisfaction dans un triomphe qui blesserait ton orgueil, et qui déshonorerait l’humanité. Si tu t’imaginais que le triste spectacle que j’ai sans cesse devant les yeux m’a rendu plus sérieux que je ne le suis ordinairement, peut-être ne te tromperais-tu pas. Mais la seule conclusion qu’on en puisse tirer, quand je recommencerais à mener mon ancienne vie, c’est qu’aussi-tôt que la froide saison des réflexions sera venue, soit qu’elle arrive à l’occasion de nos propres désastres ou de ceux d’autrui, nous ne manquerons pas, si nous sommes capables de penser, ou si nous en avons le tems, de penser tous de même. Quelque emportement que nous ayons pour le plaisir, aucun de nous n’est assez fou pour attribuer son existence au hasard, ou pour croire que nous ne soyons au monde que pour y faire tout le mal dont nous sommes capables. Je n’ai pas honte d’avouer que dans les prières que mon oncle mourant me prie quelquefois de réciter près de lui, pendant l’absence d’un honnête ministre qui lui rend ordinairement ce service, je n’oublie pas de mettre un mot ou deux pour moi-même. Si tu en ris, Lovelace, ta raillerie sera plus conforme à tes actions qu’à ta croyance. Le diable croit et tremble. Vois si tu es plus abandonné que lui. J’ajouterai qu’à la vue du pauvre moribond, je souhaiterais souvent que tu fusses témoin du même spectacle, une demi-heure seulement chaque jour. Ma foi ! Ses inquiétudes pour l’avenir sont une singulière leçon. Cependant, s’il faut s’en rapporter à son propre témoignage, pendant soixante-sept ans qu’il a vécu, il n’a pas à se reprocher la moitié des désordres que nous avons commis, toi et moi, ces six ou sept dernières années. En finissant, je recommande à tes plus sérieuses réflexions tout ce que je viens d’écrire, comme sorti du cœur et de l’ame de ton véritable ami,