Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 224

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 215-219).


M Lovelace, à M Belford.

aux armes du roi dans Pallmall, jeudi, après midi. Avant mon départ, nous nous sommes écrit plusieurs billets par l’entremise de Dorcas ; ce qui m’a autorisé à mettre son nom de mariage pour adresse. Elle a refusé d’ouvrir sa porte pour recevoir les miens, dans la crainte apparemment que je n’y fusse moi-même. Dorcas s’est vue forcée de les faire passer sous la porte, et de recevoir les siens par la même voie. Je les ai fait copier pour ton amusement. Tu peux les lire ici, si tu veux. à Madame Lovelace.

en vérité, ma très-chère vie, vous poussez le ressentiment trop loin. Les femmes de la maison nous supposent mariés. Que penseront-elles d’une si étrange délicatesse ? Mes libertés ne sont-elles pas innocentes ? L’occasion n’est-elle pas venue du hasard ? Songez que c’est vous exposer vous-même. Jusqu’à présent elles ignorent ce qui s’est passé ; et que s’est-il passé, en effet, pour justifier une si vive colère ? Je suis sûr que vous ne voudriez pas me donner sujet, en manquant à votre promesse, de conclure qu’il ne pouvait m’arriver rien de plus fâcheux, si j’avais refusé de vous obéir. Je me repens de bonne foi d’avoir blessé votre délicatesse. Mais un incident si peu prévu, doit-il m’attirer des noms si choquans ? Le plus vil et le plus détestable de tous les hommes ! Ces termes sont bien durs ! Et de la plume d’une personne adorée ! Si vous preniez la peine de monter au second, vous seriez bientôt convaincue que, tout détestable que je suis à vos yeux, je n’ai point eu de part à l’événement. Permettez que j’insiste sur la nécessité de vous voir, pour recevoir votre avis sur quelques-uns des points que nous traitâmes hier au soir. Tout ce qui n’est pas nécessaire est de trop. Je réclame le pardon que vous m’avez promis, et j’attends la liberté de vous le demander à genoux. Un quart-d’heure suffira dans la salle à manger, et je vous quitte pour le reste du jour. Ne refusez pas cette grâce à mon repentir. Il est aussi sincère que mes adorations. à Monsieur Lovelace.

je ne vous verrai point. Je ne puis vous voir. Je n’ai point d’avis à vous donner. La providence décidera de mon sort. Plus je réfléchis sur votre bassesse, sur votre ingrate et cruelle bassesse, plus je sens croître mon ressentiment. Vous êtes la dernière personne du monde dont je voulusse prendre le sentiment sur ce qui passe ou ne passe pas les bornes, en matière de décence. C’est un tourment pour moi de vous écrire. C’en est un de penser à vous. Cessez donc de me presser. Encore une fois, je ne vous verrai point. Depuis que vous m’avez rendue vile à moi-même, je compte pour rien l’opinion d’autrui. à Madame Lovelace.

c’est votre promesse, madame, que je vous rappelle encore ; et je vous demande la permission de vous dire que j’insiste sur son exécution. Souvenez-vous, très-chère Clarisse, qu’une faute n’est pas justifiée par l’exemple. C’est manquer de délicatesse que de la pousser à l’excès. Je ne puis rien me reprocher qui mérite un ressentiment si vif. Il est vrai que la violence de ma passion peut m’avoir emporté au-delà des bornes ; mais, s’il m’est permis de le faire valoir, l’empire que j’ai pris sur moi, pour vous obéir, mérite un peu de considération. Vous me défendez de paraître devant vous pendant toute une semaine. Si vous ne me pardonnez point avant le retour du capitaine Tomlinson, qu’aurai-je à lui dire ? Je vous demande encore une fois, un moment d’entretien dans la salle à manger. En vérité, madame, il est nécessaire que je vous voie. J’ai besoin de vous consulter sur la permission ecclésiastique, et sur d’autres points de la même importance. Comment les expliquer au travers d’une porte, lorsque les femmes de la maison nous croient mariés ? Au nom du ciel, accordez-moi votre présence pour quelques instans. Je vous laisse en liberté le reste du jour. Si je dois obtenir grâce, suivant votre promesse, vous vous épargnerez des peines en cessant de la différer. Vous en épargnerez de mortelles au plus affligé de tous les hommes. à Monsieur Lovelace.

votre obstination à me chagriner ne changera rien à mes résolutions. J’ai besoin de tems pour considérer si je ne dois pas renoncer absolument à vous. Dans la disposition où je suis actuellement, mon sincère désir est de ne vous revoir jamais. S’il vous reste quelque ombre de faveur à vous promettre de moi, vous ne la devez qu’à mes espérances de réconciliation avec mes véritables protecteurs. Ne me parlez pas des suites, elles ne me touchent plus. Je me hais moi-même. à qui dois-je d’autres sentimens ? N’est-ce pas à l’homme qui est capable d’avoir formé un noir complot pour déshonorer ses propres espérances, et pour couvrir d’opprobre une fille infortunée, après lui avoir fait perdre l’estime et l’affection de tous ses amis ? à Madame Lovelace.

madame, je vais de ce pas à l’officialité, et je continuerai sur chaque point, comme si je n’avais pas le malheur de vous avoir déplu. L’unique réflexion sur laquelle j’insiste, c’est que, malgré la faute où je me suis laissé emporter par l’excès de ma passion, l’obéissance que j’ai eue pour vos ordres dans un moment où peu d’hommes auraient été capables de cet effort sur eux-mêmes, m’autorise à vous demander l’exécution de cette promesse solemnelle que vous avez accordée à ma soumission. Je pars avec l’espérance de vous trouver, à mon retour, dans une disposition plus favorable, et j’ose dire plus juste. Soit que la permission ecclésiastique me soit accordée ou non, je vous demande en grâce que demain soit le jour qu’il vous a plu de nommer bientôt . Il expiera toutes les fautes, en me rendant le plus heureux des hommes. Les articles sont prêts, ou le seront ce soir. Que le ressentiment, madame, ne vous jette pas dans un chagrin si peu proportionné à l’offense. Ce serait nous exposer tous deux à l’étonnement de nos hôtesses ; et, ce qui est beaucoup plus important pour nous, à celui du capitaine Tomlinson. Mettons-nous en état, je vous en supplie, madame, de pouvoir l’assurer, à sa première visite, que nous ne sommes plus qu’un. Comme les apparences ne me promettent pas l’honneur de dîner avec vous, je ne reviendrai point au logis avant le soir. Alors je m’attends, (vos promesses, madame, autorisent ce terme), à vous trouver dans la résolution de rendre heureux demain, par votre consentement, votre adorateur passionné, Lovelace. Quel plaisir, Belford, je m’étais promis à jouir de la douce confusion où je m’attendais à la trouver, dans la chaleur récente de l’aventure ! Mais elle me verra : rien ne peut la dispenser de me voir à mon retour. Il serait plus avantageux pour elle, et peut-être pour moi, qu’elle n’eût pas fait tant de bruit à l’occasion de rien. Elle m’a mis dans la nécessité de nourrir ma colère, pour ne me pas laisser surprendre par la compassion. Quelque sujet qu’on ait de se plaindre, l’amour et la compassion ne se séparent pas facilement ; au lieu que la colère change en ressentiment ce qui deviendrait pitié sans elle. Rien ne paraît aimable dans ce qui nous déplaît entiérement. J’avais donné ordre à Dorcas de lui dire, en mettant mon dernier billet sous la porte, que j’espérais un mot de réponse avant que de sortir. Elle a répondu de bouche : " dites-lui, que peu m’importe s’il sort, et que je ne prends pas plus d’intérêt à tous ses desseins. " pressée encore une fois par Dorcas, elle a répété qu’elle n’avait rien de plus à dire. Je ne suis pas sorti sans m’être approché doucement de sa porte : je l’ai vue par la serrure, à genoux au pied de son lit, la tête et le sein penchés sur le lit, les mains étendues, poussant des sanglots que j’entendais à cette distance, comme dans les douleurs d’une mortelle agonie. Ma foi, Belford, j’ai le cœur trop sensible à la pitié : la réflexion est mon ennemie. Divine fille ! Que nous nous sommes vus heureux pendant quelques jours ! Pourquoi ne le sommes-nous plus ? Mais le cœur de Clarisse est la pureté même. Et quel plaisir, après tout, puis-je prendre à tourmenter… en vérité, dans la disposition où je suis, je ne dois pas me fier à moi-même. Pour me désennuyer, en attendant ici Mowbray et Mallory, qui doivent me faire obtenir la permission, j’ai tiré les papiers que j’avais sur moi, et ta dernière lettre est le premier qui s’est présenté. Je t’ai fait l’honneur de la relire. Elle m’a remis devant les yeux le sujet sur lequel je n’osais me fier à mes réflexions. Je me souviens que dans sa réponse à mes articles, cette chère fille observe que la condescendance n’est point une bassesse . Qui entend mieux qu’elle à vérifier cette maxime ? Il est certain que la condescendance renferme de la dignité. J’ai toujours remarqué de la dignité dans la sienne ; mais une dignité adoucie par les grâces ; car elle n’y a jamais mêlé d’orgueil, ni d’air insultant, ni la moindre affectation de supériorité. Miss Howe, qui la connaît mieux que personne, m’a toujours dit que c’était le fond de son caractère. Je pourrais lui enseigner la conduite qu’elle aurait à prendre, pour me fixer éternellement dans ses chaînes. Elle sait qu’il lui est impossible de fuir ; elle sait que tôt ou tard il faut qu’elle me revoie, et qu’elle se ferait un mérite d’en avancer l’heure. Je lui passerais volontiers son ressentiment, non que je croie l’avoir mérité de toute autre qu’elle, pour quelques libertés innocentes, mais parce qu’il convient à son caractère de s’en ressentir, si je voyais seulement plus d’amour que d’horreur pour moi dans ses injures ; si elle était capable de feindre, oui, de feindre seulement qu’elle croit le feu réel, et que tout ce qui l’a suivi n’est que l’effet du hasard ; de se réduire à de tendres plaintes, à quelques reproches de l’avantage que j’ai tiré de l’avoir surprise ; enfin, de paraître persuadée qu’elle n’a pas d’autres suites à redouter, et qu’elle peut se fier généreusement à mon honneur (le pouvoir, Belford, est jaloux de la confiance), je crois que je prendrais le parti de finir toutes les épreuves, et de la conduire à l’autel. Cependant, après une démarche si hardie du côté de Tomlinson et de l’oncle : au milieu du succès… ah ! Belford, dans quel embarras j’ai trouvé le secret de nous jeter tous deux ! Que cette maudite aversion pour le mariage a mis de confusion dans toutes mes vues ! De combien de contradictions m’a-t-elle rendu coupable ? Avec quelle satisfaction je tourne les yeux sur quelques jours que je lui ai fait passer heureusement ! Mon bonheur, sans doute, mon propre bonheur aurait été plus pur, si j’avais pu renoncer à toutes mes inventions, et traiter avec elle d’aussi bonne foi qu’elle le méritoit. Si cet accès d’humeur me dure seulement jusqu’à demain (il s’est déjà soutenu deux heures entières ; et je crois prendre plaisir à le fortifier), je m’imagine que tu recevras ma visite, ou que je te presserai de me venir trouver, pour délibérer avec toi sur tout ce qui se passe dans mon cœur. Mais je crains qu’elle ne se défie de moi. Elle ne prendra point confiance à mon honneur. Ici le moindre doute est défiance. Elle ne m’aime point assez pour me pardonner généreusement. Elle est si supérieure à moi ! Comment puis-je lui pardonner un mérite si mortifiant pour mon orgueil ? Elle pense, elle sait qu’elle est au-dessus de moi. Ne me l’a-t-elle pas dit à moi-même ? Miss Howe le croit aussi : et toi, mon intime, mon fidèle ami, tu es de la même opinion. Je la crains autant que je l’aime. Comment ma fierté soutiendra-t-elle ces réflexions ? Ma femme si supérieure à moi ! Moi, réduit au second rang dans ma famille ! M’apprendras-tu à soutenir cette idée ? Ne me dis pas qu’avec toute son excellence et ses perfections, c’est à moi, c’est à son mari qu’elle appartiendra. Erreur ! Impossibilité ! N’est-ce pas moi qui serai à elle, plutôt qu’elle à moi ? Chaque témoignage que je recevrai de sa soumission ne sera-t-il pas une véritable condescendance, un triomphe qu’elle aura remporté sur moi ? Il faudra donc regarder comme une grâce, qu’elle m’épargne son mépris ; qu’elle supporte mes foibles ; qu’elle se contente de m’humilier par un regard de compassion. C’est une fille des Harlove qui jouira de cet ascendant sur le dernier des Lovelace ! M’en préserve le ciel ! Mais que dis-je ? N’ai-je pas sans cesse cette divine créature devant les yeux, avec tous ses charmes, avec la droiture et la pureté de son cœur ? Puis-je écarter un moment l’image de cette dernière nuit ; ses combats, son courage, ses cris, ses larmes, ses reproches, ses sentimens, qui répondent avec tant de grandeur et d’éclat au caractère qu’elle a soutenu depuis le berceau ? Que d’avantages je te donne ici sur moi ! Au fond, ne lui ai-je pas toujours rendu justice ? Pourquoi me chagrines-tu donc par ton impertinente morale ? Cependant je te pardonne, Belford ; car je suis capable de tant de générosité en amour, que je consentirais plutôt à me voir condamné de tout le monde, qu’à devenir l’occasion de la moindre tache dans le caractère de ce que j’aime. Cette chère personne m’a dit un jour qu’il y avait un mêlange surprenant dans le mien. Les deux fières beautés m’ont donné le nom de diable et de Belzébuth dans leurs lettres. Je serais effectivement un Belzébuth, si je n’avais pas quelques qualités supportables. Mais s’il faut en croire Miss Howe, le temps des souffrances est la saison brillante de ma belle. Elle n’a donc fait, jusqu’à présent, que briller avec moi. Elle me traitait d’ infame , il n’y a pas deux heures. à quoi se réduit le fond de l’argument ? Si je n’avais pas un peu mérité le nom d’infame, dans le sens qu’elle donne à ce mot, elle mériterait moins celui d’ange. Ah, Belford ! Belford ! Cette entreprise nocturne m’a rendu fou, m’a perdu sans ressource. Comment la chère personne peut-elle dire que je l’ai avilie à ses propres yeux, lorsque sa vertu et son ressentiment l’ont tant exaltée aux miens ? Mais de quelle étrange rapsodie t’ai-je entretenu ? à quoi dois-je l’attribuer ? Viendrait-elle du lieu où je suis, ou plutôt de ce que je ne suis plus chez la Sinclair ? Mais si cette maison est infectée, comment ma charmante est-elle échappée à la contagion ? Je change de style. Il faut voir quelle sera sa conduite à mon retour. Cependant, je commence à craindre déjà quelque foiblesse, quelque petite altération ; car je sens renaître un doute. Pour son propre intérêt, dois-je souhaiter qu’elle me pardonne facilement, ou avec peine ? Il y a beaucoup d’apparence que j’obtiendrai la permission. J’ai fait des réflexions plus libres sur chaque point contesté entre ma belle et moi, et toutes mes difficultés sont évanouies. Ce qui m’a déterminé si promptement, c’est que je crois avoir pénétré ses vues dans cette distance où elle prétend me tenir pendant une semaine entière. Elle veut se donner le temps d’écrire à Miss Howe, pour réveiller son maudit systême, et se procurer les moyens de me quitter, en renonçant tout-à-fait à moi. à présent, Belford, si je n’obtiens pas la liberté de la voir à mon retour ; si je suis refusé avec hauteur ; si l’on insiste sur une semaine d’absence, je croirai ma conjecture certaine, et je demeurerai convaincu que son amour, du moins, doit être bien foible, pour écouter une vaine délicatesse, dans le temps que les médiateurs de la réconciliation n’attendent que ses ordres : c’est l’idée qu’elle doit en avoir. Alors je me rappellerai toutes ses rigueurs et tous ses caprices ; je relirai les lettres de Miss Howe ; je lâcherai la bride à mon aversion pour les entraves du mariage, et je me rendrai maître d’elle à mon gré. Cependant je me flatte encore que ce soir je la trouverai mieux disposée ; que la menace d’une semaine d’éloignement lui est échappée dans la chaleur de sa passion ; et qu’elle conviendra que j’ai autant de reproches à lui faire pour m’avoir manqué de parole, qu’elle croit m’en devoir pour avoir troublé la paix. Il me revient quatre vers, qui paroissent faits exprès pour demander cette grâce à l’amour. Je les répéterai dévotement dans ma chaise, en retournant bientôt au logis.