Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 23

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 104-106).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe

lundi au matin, 6 mars.

Ils sont résolus de me déchirer le cœur. Ma pauvre Hannah est congédiée, honteusement congédiée. Voici les circonstances.

J’avais fait descendre cette pauvre fille pour apporter mon déjeûner. Au lieu d’elle, l’effrontée Betty Barnes, la confidente et la servante de ma sœur (si une confidente favorite peut être traitée de servante,) est montée à ma chambre une demi-heure après et m’a dit : que souhaitez-vous, miss, pour votre déjeûner ?

Ce compliment m’a surprise de sa part. Ce que je veux pour mon déjeûner, Betty ? Comment ! Alors j’ai nommé Hannah… je ne savais ce que je devais dire.

Ne soyez pas étonnée, miss ; vous ne verrez plus Hannah dans cette maison.

Le ciel m’en préserve ! Lui est-il arrivé quelque mal ; quoi ? Qu’est devenue Hannah ?

Sans vous laisser dans l’embarras, miss, voici l’histoire. Votre père et votre mère croient qu’Hannah a fait assez de mal dans la maison. Elle a reçu ordre de plier bagage (c’est le terme de cette audacieuse créature,) et je suis chargée de vous servir.

Mes larmes ont commencé à couler. Je n’ai pas besoin de vos services, Betty. Non, non, je n’attends aucun service de vous. Mais où est Hannah ? Ne puis-je lui parler ? Je lui dois une demi-année de gages. Ne m’est-il pas permis de la voir, pour la payer ? On me défend peut-être de la revoir jamais ; car ils sont résolus de me faire mourir de chagrin.

Ils font la même plainte de vous ; ainsi, à bon chat, bon rat, miss.

Je l’ai traitée d’impertinente, et je lui ai demandé si c’était par ses effronteries que son service devait commencer. Cependant pour satisfaire mon empressement, elle est allée me chercher cette pauvre fille, qui n’avait pas moins d’impatience de me voir. Il a fallu souffrir que notre entrevue ait eu Chorey et Betty pour témoins. J’ai remercié ma bonne Hannah de ses services passés. Son cœur était prêt à se fendre. Elle s’est mise à justifier sa fidélité et son attachement, en protestant qu’elle n’était coupable de rien. Je lui ai répondu que ceux qui étoient la cause de sa disgrâce ne doutaient pas de son honnêteté ; que c’était un outrage qui n’avait rapport qu’à moi ; qu’ils avoient eu raison de croire que j’y serais fort sensible, et que je souhaitais qu’elle pût trouver une aussi bonne condition. Jamais, jamais une aussi bonne maîtresse, m’a-t-elle dit en se tordant les mains, et la pauvre fille s’est fort étendue sur mes louanges et sur son affection pour moi. Nous sommes portés, vous le savez, ma chère, à louer nos bienfaiteurs, parce qu’ils sont nos bienfaicteurs ; comme si chacun faisait bien ou mal autant qu’il nous est utile ou qu’il nous nuit. Mais cette bonne fille s’étant rendue digne de mon amitié, il n’y a point de mérite à l’avoir traitée avec une faveur qu’il y aurait eu de l’ingratitude à lui refuser.

Je lui ai fait présent d’un peu de linge, de quelques dentelles et d’autres choses. Au lieu de quatre guinées qui lui étoient dues pour ses gages, je lui en ai donné dix ; et je lui ai promis que, si la liberté de disposer de moi m’était jamais rendue, je penserais à elle pour le premier rang à mon service. Betty s’est déjà crue en droit d’en témoigner de la jalousie à Chorey. Hannah ne s’est pas fait une peine de me dire devant elle, parce qu’elle n’en a pas eu d’autre occasion, qu’on l’avait examinée sur les lettres que j’ai écrites, ou que j’ai reçues, et qu’elle avait offert ses poches à Miss Harlove, qui les a visitées, et qui a mis même les doigts sous son corset, pour s’assurer qu’elle n’en avait point.

Elle m’a rendu compte du nombre de mes faisans et de mes bantams. J’ai affecté de dire que j’en prendrais soin moi-même, et que je les visiterais deux ou trois fois le jour. Nous avons pleuré toutes deux en nous quittant. C’est un chagrin bien cuisant, de se voir enlever avec cette hauteur un domestique auquel on est affectionné.

Je n’ai pu m’empêcher de dire que ces méthodes pouvaient abréger mes jours, mais que de toute autre manière, elles répondraient mal aux intentions des auteurs de ma disgrâce. Betty a dit à Chorey, avec un souris moqueur, qu’elle s’imaginait que la victoire demeurerait aux plus habiles. Je n’ai pas témoigné que je l’eusse entendue. Si cette créature est persuadée que j’ai dérobé le cœur d’un amant à sa maîtresse, comme vous dites qu’elle s’en est expliquée, elle peut croire en elle-même qu’elle se fera un mérite de ses impertinences.

C’est ainsi qu’on m’a forcée d’abandonner ma fidèle Hannah. Si vous pouvez lui procurer quelque place qui soit digne d’elle, rendez-lui ce bon office pour l’amour de moi.