Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 232

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 274-285).


M Lovelace, à M Belford.

tu dois attendre impatiemment ce qui s’est passé entre les deux femmes et ma charmante. Ne t’étonne pas qu’une femme perverse rende un mari curieux. L’événement, néanmoins, a justifié l’ancienne observation, que ceux qui prêtent l’oreille aux discours d’autrui, entendent rarement leur propre éloge . Cette curiosité venant presque toujours du reproche de leur conscience et de la crainte des censures, ils se trouvent rarement trompés. Il y a quelquefois du sens, après tout, dans ces proverbes, dans ces bouts de phrase, que mon cher oncle appelle la sagesse des nations. Madame Moore était chargée de la commission ; mais c’est Miss Rawlings qui a commencé le dialogue. Il faut que je le représente en scène de comédie, tel que je l’ai entendu, c’est-à-dire, sous le nom de celle qui parle ; sans quoi je serais embarrassé à te chercher des liaisons. Miss R. votre mari, madame… (remarque l’adresse de cette créature, uniquement pour tirer une déclaration formelle.) Cl. mon mari, mademoiselle ! Miss R. M Lovelace assure, madame, que vous êtes son épouse, et demande en grace de vous voir ici ou dans la salle à manger, pour vous entretenir des lettres qu’il vous a laissées. Cl. c’est un homme fort méprisable. La grâce, mademoiselle, que j’ai moi-même à vous demander, c’est de m’accorder l’honneur de votre compagnie aussi souvent que vous le pourrez, tandis qu’il sera aux environs d’ici, et que je demeurerai dans cette maison. Miss R. je me ferai un plaisir, madame, d’être souvent avec vous. Mais il me semble que vous pourriez le voir, pour entendre ce qu’il aurait à vous dire touchant les lettres. Cl. ma situation est triste, plus triste que je ne puis l’expliquer. Je me crois perdue sans ressource. Je ne sais à quelle résolution m’arrêter. Je n’ai pas un ami au monde, qui puisse, ou qui veuille me secourir. Cependant, personne n’avait plus d’amis que moi, avant que j’eusse connu cet homme-là. Miss R. il ne me paraît pas, madame, qu’il ait l’air ni le langage d’un méchant homme ; du moins sur le pied où les hommes sont aujourd’hui. ( où les hommes sont aujourd’hui ! pauvre Miss Rawlings ! Ai-je pensé. Eh ! Sais-tu sur quel pied sont aujourd’hui les hommes ?) Cl. ah ! Mademoiselle, vous ne le connaissez pas. Il sait prendre les apparences d’un ange de lumière ; mais il a le cœur des plus noirs. (pauvre diable que je suis !). Miss R. je ne l’aurais pas cru. Mais les hommes de ce temps sont si trompeurs ! ( de ce tems, petite folle ! Tes livres ne t’ont-ils pas appris que les hommes ont toujours été les mêmes ?) Madame Moore, avec un soupir. oui, oui, j’en ai fait l’expérience à mes dépens. (qui sait si la pauvre Moore n’a pas rencontré, dans son tems, quelque Lovelace, quelque Belford, ou quelque vil personnage de la même trempe ? Ma charmante ne sait pas combien d’étranges histoires chaque femme serait en état de lui raconter, si tout ce beau sexe avait le cœur aussi ouvert qu’elle. Mais voici le mal : quoique je lui aie donné quelque sujet d’offense, je n’ai pas été assez loin pour l’obliger à la discrétion.) Cl. à l’égard des lettres qu’il m’a laissées, je ne sais ce que j’en dois dire ; mais je suis bien résolue de n’avoir jamais rien à démêler avec lui. Miss R. si vous me permettez, madame, de vous avouer ce que je pense, il me semble que vous poussez le ressentiment fort loin. Cl. a-t-il employé son adresse à vous persuader que sa cause est juste ? Il en est capable avec tous ceux qui ne le connaissent pas. Je l’ai entendu parler assez long-temps, quoique je n’aie pas distingué ce qu’il vous a dit, et que rien ne me soit plus indifférent. Mais quelle idée vous a-t-il fait prendre de lui-même ? (je n’ai pas été fâché de cette question. S’arrêter, suspendre le mouvement de sa colère, ai-je dit en moi-même, c’est un charmant présage.) alors, la curieuse Miss Rawlings lui a fait plusieurs demandes, dans la vue apparemment de tirer d’elle une confirmation, ou son désaveu. Milord M était-il mon oncle ? Ma première recherche avait-elle été approuvée de toute la famille, à l’exception de son frère ? Avois-je eu une rencontre sanglante avec ce frère ? Avoit-elle été persécutée en faveur d’un homme fort désagréable, qui se nommait Solmes ; jusqu’à se trouver forcée d’accepter ma protection ? Elle n’a désavoué aucun de ces articles. Ce n’était pas la peine, a-t-elle dit, de leur donner leur véritable explication, pour le peu de séjour qu’elle devait faire à Hamstead, et le détail serait trop long. (mais cette réponse n’était pas capable de satisfaire Miss Rawlings.) Miss R. il prétend, madame, qu’il n’a pu vous faire consentir à votre mariage, qu’après s’être engagé, par un serment solemnel, à ne pas user de ses droits, jusqu’à votre réconciliation avec vos proches. Cl. le misérable ! Quel nouveau dessein roule-t-il dans sa tête, lorsqu’il s’efforce d’inspirer ces idées à des étrangers ? (bon, ai-je aussi-tôt pensé ; le désaveu n’est pas absolu : tout ira merveilleusement.) Miss R. il avoue qu’un incendie, arrivé par hasard, vous a causé beaucoup d’effroi, mercredi dernier ; que… que… que le feu vous a fort effrayée… fort effrayée… mercredi dernier. En un mot, il avoue qu’il a pris quelques libertés innocentes, qui pouvaient le conduire à violer son serment ; et que c’est la cause de votre colère. (que n’aurais-je pas donné, pour voir quelle étoit alors la contenance de ma charmante ! Elle a dû se trouver un peu embarrassée à justifier des ressentimens si vifs pour une si légère offense. Aussi a-t-elle hésité. Elle n’a pas répondu sur le champ ; et lorsqu’elle a recommencé à parler, elle a souhaité que Miss Rawlings ne rencontrât jamais d’homme qui prît avec elle des libertés de cette innocence.) Miss R. votre aventure, madame, est assurément des plus singulières. Mais, si le parti que vous avez pris de le quitter, éloigne vos espérances de réconciliation avec votre propre famille, vous me permettrez de dire qu’il est fâcheux (je suppose que la vierge Rawlings n’a pas achevé sans minauder, sans jouer de l’éventail et sans rougir), extrêmement fâcheux qu’il ne puisse être dispensé de son serment, sur-tout avouant qu’il n’a pas toujours été l’homme du monde le plus sage… (je serais entré volontiers, pour embrasser cette excellente fille.) Cl. il vous a raconté son histoire. Je répète que la mienne serait trop longue et trop triste. Le désordre où sa vue m’a jettée, et le peu de temps que j’ai à passer ici, ne me permettent aucun détail. S’il a quelques vues auxquelles sa justification puisse être utile, sans m’exposer personnellement à de nouveaux malheurs, je consens de bon cœur qu’il prenne à vos yeux toutes les couleurs de l’innocence. (le souvenir de mon amour, et son excellent caractère, ont plaidé pour moi dans ce moment. Elle a repris néanmoins :) Cl. le spécieux séducteur ! Dites-moi seulement, mademoiselle, s’il n’y a point quelque porte dérobée, par laquelle je puisse le fuir pour jamais. (quelle émotion de cœur j’ai sentie ! Je lui ai entendu lever la fenêtre.) Cl. où mène ce sentier ? Seroit-il impossible d’avoir un carrosse ? Il faut qu’il ait quelque démon familier, pour m’avoir trouvée dans cette maison. Ne puis-je me glisser dans quelque maison voisine, où je demeurerais cachée jusqu’à son départ ? Vous êtes des personnes d’honneur. Je n’ai pas toujours été assez heureuse pour tomber si bien. Ah ! Mesdames (d’une voix impatiente), accordez-moi votre secours, ou je suis une fille perdue. Ensuite, s’arrêtant ; n’est-ce pas là le chemin d’Hendon ? Ce lieu me paraît détourné. Je crois avoir entendu dire que le coche d’Hamstead ne laisse pas d’y passer. Mad Moore. je connais une fort honnête femme à Mill-Hill . Si vous vous croyez dans quelque danger, madame, vous pourriez être fort sûrement chez elle. Cl. ah ! Tout lieu du monde me convient, si je puis me dérober seulement à cette cruelle persécution. Quel est le village que j’aperçois sur la droite ? Mad M. c’est Highgate, madame. Miss R. à peu de distance est un hameau, qu’on appelle Northend . J’y ai quelques parens ; mais ils sont logés fort à l’étroit. Je ne suis pas sûre qu’ils puissent accommoder une dame telle que vous. (j’ai donné ces deux femmes au diable. Ne m’étais-je pas flatté de les avoir fait entrer un peu mieux dans mes intérêts ? Mais le sexe aime l’intrigue, Belford ; l’intrigue et les intriguans). Cl. une grange, un grenier seront un palais pour moi, si j’y trouve un asile contre ce persécuteur. (ma foi ! Ai-je dit en moi-même, elle est bien plus vive que moi dans ses ressentimens. Que diable lui ai-je donc fait, qui doive la rendre implacable ? Je ne t’ai rien caché, Belford. Mes crimes te paroissent-ils si noirs ? D’ailleurs, abandonner de si belles espérances de réconciliation ! Il faut que cette charmante personne ait le cœur infiniment sensible.) ses yeux sont alors tombés sur mon nouveau laquais, qui se promenait sous la fenêtre. Elle a demandé si cet homme n’était pas à moi. On lui a répondu que c’était un de mes gens. Je vois, a-t-elle dit, qu’il n’y a point d’espérance d’échapper ; à moins, mademoiselle, en parlant sans doute à Miss Rawlings, que vous ne m’accordiez un peu de protection pour sortir. Je ne saurais douter que ce valet n’ait ordre d’observer mes pas. Mais son misérable maître n’a pas droit de m’arrêter. Il ne m’empêchera point d’aller où je veux. S’il a l’audace de s’y opposer, je soulèverai tout le village contre lui. Mes chères dames ; quoi ! Vous n’avez pas une porte de derrière, par laquelle je puisse sortir, pendant que vous l’entretiendrez quelques momens ? Miss R. je prends la liberté de vous demander, madame, s’il n’y a donc aucun espoir d’accommodement. Ne feriez-vous pas mieux de consentir à le voir ? Il est certain qu’il vous aime. C’est un homme charmant. Vous pouvez l’irriter, et rendre votre situation plus fâcheuse. Cl. ah ! Mademoiselle ; ah ! Madame Moore, vous ne connaissez pas son caractère… je ne veux ni le voir, ni lui parler de ma vie. Madame Moore. cependant, Mademoiselle Rawlings, je ne vois pas qu’il ait blessé la vérité sur aucun article. Vous-même, madame, vous voyez combien il est respectueux, de ne pas se présenter devant vous sans votre permission. Il vous adore assurément. De grâce, madame, permettez-lui, comme il le désire, de vous parler un moment des lettres. (fort-bien, Madame Moore. Madame Moore, ai-je pensé, est une fort bonne femme. J’ai rétracté alors mes malédictions. Miss Rawlings a dit quelque chose, mais si bas, que n’ayant pu l’entendre, je n’en ai jugé que par la réponse.) Cl. mon embarras est extrême. Je ne sais à quoi me résoudre. Mais, Madame Moore, ayez la bonté de lui rendre ses lettres. Les voici. Prenez la peine de lui dire que je lui souhaite une heureuse entrevue avec sa tante et sa cousine. Les excuses ne lui manqueront pas plus pour ce qui s’est passé, que les prétextes pour ceux qu’il veut tromper. Dites-lui qu’il m’a ruinée dans l’estime de mes amis ; et que cette raison me rend plus indifférente pour celle des siens. (Madame Moore est venue à moi ; mais, craignant que dans son absence, mes intérêts ne fussent pas assez ménagés entre les deux autres, j’ai pris les lettres, et je n’ai pas fait difficulté d’entrer dans la chambre. Les deux dames s’étoient retirées dans le cabinet ; et je n’ai eu besoin que d’un coup d’œil, pour remarquer que ma charmante était attachée à quelque discours que Miss Rawlings écoutait avec la dernière attention. Elle avait le dos vers moi. Miss Rawlings l’a tirée doucement par la manche, pour lui faire appercevoir que j’étais déjà près d’elle. Quoi ! Monsieur, m’a-t-elle dit, en se tournant avec indignation, je ne serai nulle part libre et tranquille ? Qui vous appelle ici ? Qu’avez-vous à démêler avec moi ? On vous a rendu vos lettres, n’est-ce pas ? Lovel. je les ai, ma chère. Souffrez que je vous supplie de réfléchir sur vos propres résolutions. J’attends à chaque moment le capitaine ; j’en prends le ciel à témoin. Il m’a promis de cacher cette malheureuse aventure à votre oncle : mais que pourra-t-il penser, s’il vous trouve obstinée dans vos ressentimens ? Cl. j’aurai la patience, monsieur, de vous souffrir ici quelques momens, pour vous faire un petit nombre de questions devant ces deux dames, que vous avez prévenues en votre faveur par vos spécieux récits. Aurez-vous le front de dire que nous sommes mariés ? Mettez la main sur votre cœur, et répondez-moi : suis-je votre femme ? (Lovelace, me suis-je dit à moi-même, tu es trop avancé pour reculer, quelque ferme que soit ici l’attaque.) Lovel. mon très-cher amour ! Comment une telle question peut-elle vous venir à l’esprit ? Seroit-il de votre honneur ou du mien qu’elle parût douteuse ? Je le vois, ma chère, je le vois ; vous n’avez pas fait attention à la lettre du capitaine. (elle a témoigné plus d’une fois dans le cours de cette scène, qu’elle sentait ses esprits abattus, et que la douleur affoiblissait ses forces : mais je te jure, Belford, qu’elle ne devait pas être trop foible pour me repousser aussi vivement qu’elle a fait ; j’en ai eu plusieurs fois de l’inquiétude pour elle.) Cl. vous et moi, ô le plus vil de tous les hommes !… Lovel. mon nom est Lovelace, madame. Cl. et par conséquent celui du plus vil de tous les hommes. (cet emportement est-il pardonnable, Belford ?) vous et moi nous connaissons la vérité ; nous la connaissons toute entière. Je n’ai pas besoin de purger ma réputation devant ces deux dames, elle est déjà perdue dans l’esprit de ceux dont j’ai le plus de raison de regretter l’estime ; mais je veux avoir cette nouvelle preuve de vos noirceurs : dis, misérable ; dis, Lovelace, si tu l’aimes mieux, es-tu réellement mon mari ? Parle, réponds sans hésiter. (elle tremblait d’impatience et d’indignation ; mais elle avait dans les yeux quelque chose d’égaré, dont j’ai cru pouvoir tirer avantage pour parer à cette maudite attaque, qui ne me causait pas peu d’embarras. Si je lui avais soutenu que nous étions mariés, jamais elle ne m’aurait cru sur le moindre point : si j’avais fait l’aveu qu’elle désirait, j’aurais détruit toutes mes espérances, du côté des deux femmes comme du sien, et je me serais ôté tout prétexte pour suivre ses traces ou pour arrêter sa fuite. Tu t’imagineras bien que ce n’est pas la honte qui m’aurait retenu, si la politique me l’avait permis.) Lovel. mon cher amour ! Quel étrange désordre dans votre langage ! Quelle réponse me demandez-vous ? Quelle nécessité de la faire ? Ne dois-je pas vous rappeler ici à votre propre cœur, à la lettre et au traité du capitaine Tomlinson ? Vous savez vous-même de quoi nous sommes convenus ; et le capitaine… Cl. ô misérable imposteur ! Est-ce là répondre à ma question ? Parle ; sommes-nous mariés ou non ? Lovel. ce qui fait le mariage, nous le savons tous. Si c’est l’union de deux cœurs (voilà un tour, Belford), je dois dire avec une extrême douleur, que nous ne sommes pas mariés, puisqu’il est trop clair que vous me haïssez : si c’est la consommation, je dois avouer encore, avec une confusion égale à mon regret, que nous ne sommes pas mariés. Mais, ma chère, ayez la bonté de considérer quelle réponse une demi-douzaine de personnes, dans la maison dont vous ne faites que sortir, pourraient faire à votre question ; et dans le petit désordre où vous êtes, ne traitez pas de douteux, devant ces dames, un point que vous avez reconnu devant d’autres témoins, qui nous connaissent mieux. Je voulais m’approcher pour lui représenter plus bas le traité avec son oncle, et la lettre du capitaine ; mais, se retirant en arrière, et me rejetant de la main : demeure à la distance qui te convient, m’a dit cette chère insolente : puisque tu as la bassesse de te sauver par de si pitoyables évasions, j’en appelle à ton propre cœur, et je ne reconnais aucun mariage avec toi. Soyez-en témoins, mesdames. Cesse donc de me tourmenter ; cesse de me suivre. Toute coupable que je suis, je n’ai pas mérité cette cruelle persécution… mais je reprends mon premier langage. Vous n’avez aucun droit de me poursuivre ; vous savez que rien ne vous en donne sur moi ; ainsi retirez-vous, et laissez-moi le soin de ma triste destinée. ô mon père ! Père cher et cruel ! S’est-elle écriée dans un transport de douleur, en tombant à genoux, et levant ses deux mains jointes vers le ciel, ton imprécation est accomplie sur ta malheureuse fille ! je suis punie, cruellement punie par le misérable en qui j’ai placé ma criminelle confiance . Par ma foi, Belford, la petite enchanteresse, avec ses expressions, et plus encore avec le ton dont elle les a prononcées, m’a touché jusqu’au fond du cœur. Ne sois donc pas surpris que son action, sa douleur, ses larmes aient arraché aux deux femmes des marques de compassion fort vives. Comprends-tu quelle maudite corvée pour moi ? Ces deux créatures se sont retirées au fond de la chambre pour raisonner sur le spectacle. " voilà une étrange aventure ! Il n’y a point là de frénésie, " ai-je entendu dire à l’une. La charmante fille a jeté son mouchoir sur sa tête et sur son cou, sans cesser d’être à genoux, le dos tourné vers moi, et le visage appuyé sur un fauteuil, en poussant des sanglots avec un torrent de pleurs. J’ai pris le parti de rejoindre les femmes pour soutenir leur fermeté. Vous voyez, mesdames, leur ai-je dit, d’une voix basse, si je ne suis pas le plus malheureux de tous les hommes ; vous voyez de quelles idées cette chère épouse est remplie : tout a sa source dans la dureté de ses implacables parens, et dans l’imprécation de son père. Qu’ils soient tous maudits du ciel ! Ils ont fait tourner la tête à la plus charmante de toutes les femmes. Ah ! Monsieur, monsieur, m’a répondu la Rawlings, quelque reproche qu’il y ait à faire à sa famille, tout n’est pas tel qu’il devrait être entr’elle et vous : il paraît clairement qu’elle ne se croit pas mariée. Si vous avez un peu de considération pour elle, et si vous ne voulez pas lui renverser tout-à-fait l’esprit, vous feriez mieux de vous retirer, et de laisser au temps ou à des réflexions plus tranquilles, la disposition des évènemens. Elle m’y forcera, Miss Rawlings, elle m’y forcera ; c’est tout ce que j’appréhende ; et vous pouvez croire alors que nous sommes perdus tous deux ; car je ne saurais vivre sans elle ; elle le sait trop bien : et, de son côté, elle n’a pas un ami qui soit disposé à la recevoir ; elle le sait bien aussi. Notre mariage sera prouvé incontestablement à l’arrivée de l’ami de son oncle ; mais je suis confus de lui avoir donné lieu de croire qu’il n’y en a point de réel entre nous. Voilà, voilà sur quoi son humeur s’exerce. Dans toutes les suppositions, le cas est fort étrange, a répliqué Miss Rawlings. Elle allait continuer, lorsque ma déesse irritée, s’approchant de la porte, a dit à Madame Moore qu’elle souhaitait de l’entretenir un moment. Elles sont passées toutes deux dans une autre chambre. J’avais remarqué, une minute auparavant, qu’elle mettait un petit paquet dans sa poche. La crainte qu’elle ne s’échappât furtivement m’a fait aller jusqu’à l’escalier, d’où j’ai appelé Will à haute voix, quoique je l’eusse employé d’un autre côté. Elle est venue alors vers moi, d’un air assez ferme : appelez-vous votre valet, monsieur, pour m’ ôter ensemble la liberté d’aller où je veux ? Ah ! Ma chère vie, lui ai-je répondu, n’interprêtez pas si mal toutes mes actions. Pouvez-vous me croire assez lâche, assez indigne, pour employer un valet à vous contraindre ? Je l’appelle dans la seule vue de l’envoyer à toutes les hôtelleries du village, pour s’informer du capitaine Tomlinson, qui est peut-être descendu quelque part, et qui perd apparemment à s’ajuster, des momens dont il ignore le prix : je suis impatient de le voir arriver, dût-il venir nud, dieu me pardonne ! Car votre cruauté m’a percé le cœur. On m’a répondu d’en-bas qu’aucun de mes gens n’était dans la maison. Où sont donc ces chiens-là ? Ai-je repris d’un ton furieux. Ah ! Monsieur, m’a-t-elle dit d’un air méprisant, ils ne sont pas loin, j’en réponds : vous en aviez à ce moment un sous ma fenêtre, avec ordre sans doute de veiller sur mes pas : mais apprenez que je n’ai ici que mes volontés à consulter, et qu’à vos propres yeux j’irai où je le juge à propos. Me préserve le ciel, ai-je répondu, de vous faire la moindre violence sur tout ce que vous pouvez désirer avec sûreté ! Je suis persuadé à présent que son dessein était de s’évader, en conséquence du court entretien qu’elle avait eu avec Miss Rawlings, et de prendre peut-être la maison de cette fille pour retraite. Elle est retournée vers Madame Moore, à laquelle je l’ai vue donner quelque chose, en lui disant d’une voix libre, comme dans la vue de me braver, qu’elle laissait ce gage entre ses mains pour ce qu’elle lui devait, parce qu’ayant peu d’argent sur elle, il pouvait arriver qu’elle en eût besoin avant qu’elle pût s’en procurer davantage. J’ai su que c’était son diamant. Madame Moore voulait s’excuser de le prendre, mais elle l’a désiré absolument. Alors s’étant essuyé les yeux, elle a mis ses gants. Personne n’a droit de m’arrêter, a-t-elle dit ; je veux partir. Qui craindrais-je ici ? Charmante fille ! Tandis que sa question même témoignait ses craintes. Pardon, madame, a-t-elle continué, en faisant une révérence à Madame Moore : pardon, mademoiselle, (à Miss Rawlings) de tout l’embarras que je vous ai causé. Vous aurez de mes nouvelles dans un temps plus heureux, s’il en arrive jamais pour moi. Je vous souhaite toutes sortes de prospérités. Elle s’efforçait de retenir ses larmes ; mais, finissant par un sanglot, elle est descendue vers la porte. Il ne m’a pas été difficile d’y arriver plutôt qu’elle ; je l’ai fermée, et, le dos appuyé contre la serrure, j’ai pris ses mains malgré elle : ma très-chère vie ! Mon ange ! Lui ai-je dit, pourquoi me tourmenter si cruellement ? Est-ce là le pardon que vous m’avez promis ? Quittez mes mains, monsieur ; je ne vous connais plus ; vous n’avez aucun droit sur ma liberté : monsieur, quittez mes mains. Mais où, où, mon très-cher amour, où prétendez-vous aller ? Ne songez-vous pas que je suivrai vos traces jusqu’au bout du monde ? Où voudriez-vous aller ? Il est vrai que vous pouvez me faire cette question, vous qui ne m’avez pas laissé au monde un seul ami : mais Dieu, qui connaît mon innocence, ne m’abandonnera point entièrement, lorsque je serai hors de votre pouvoir. Aussi long-temps que j’aurai le malheur d’être avec vous, je ne puis espérer que le moindre rayon de la faveur du ciel arrive jusqu’à moi. Quelle dureté ! Quelle rigueur ! Loin de vous, ma cruelle Clarisse, je renonce à tout espoir dans cette vie et dans l’autre : vous êtes mon guide ; vous êtes l’astre qui doit éclairer mes pas : si je dois être heureux, c’est par vous et dans vous. Elle a tenté de me faire quitter la place où j’étais ; j’ai résisté d’un air respectueux. Quoi ? Vous osez m’arrêter ! (avec une impatience qui éclatait dans ses yeux.) je chercherai un passage par la fenêtre, si vous me le refusez par la porte. Encore une fois, vous n’avez aucun droit de me retenir. Vous me voyez prêt, ma très-chère vie, à confesser que tous vos ressentimens sont justes ; je me reconnaîtrai coupable : c’est à genoux que je vous demande grâce (et j’ai plié en effet un genou). Pouvez-vous oublier ce que vous devez à votre promesse ? Jetez les yeux sur l’heureuse perspective qui s’ouvre devant nous. Ne voyez-vous pas Milord M et Miladi Sadleir, qui brûlent de vous embrasser, en vous comblant de bénédictions ? êtes-vous insensible à l’amitié de Miladi Lawrance et de ma cousine Montaigu, qui se mettent en chemin pour vous voir ? N’avez-vous pas de confiance à leur protection, si vous n’en avez plus à la mienne ? Vous ne souhaitez donc pas de voir l’ami de votre oncle ? Attendez du moins l’arrivée du capitaine Tomlinson ; recevez de sa propre bouche l’agréable nouvelle du consentement que votre oncle donne à tout ce que nous avons désiré l’un et l’autre. Elle m’a paru tout-à-coup fort affoiblie, et prête même à s’évanouir. Elle s’est appuyée contre le mur. Je me suis mis à deux genoux devant elle. Un ruisseau de larmes est sorti à la fin de ses yeux moins indignés. Dieu tout-puissant ! A-t-elle dit en levant son aimable visage, et joignant ses mains avec une action triste et passionnée, délivres-moi du plus dangereux de tous les hommes, et donnes-moi ta lumière pour guide : je ne sais ni ce que je fais, ni ce que je puis ou ce que je dois faire. Dans toute cette scène, les femmes n’avoient rien entendu qui fût ouvertement contraire au récit que je leur avais fait : elles ont cru démêler dans l’affoiblissement de son transport, et dans cette espèce d’incertitude, le retour d’une tendresse que l’indignation avait jusqu’alors étouffée ; et joignant leurs instances pour lui persuader d’attendre l’arrivée du capitaine, et d’écouter ses propositions, elles lui ont représenté les dangers auxquels son départ pouvait exposer une personne de sa figure, sans garde et sans protection. D’un autre côté, elles ont fait valoir mon repentir et mes promesses, jusqu’à s’offrir pour caution de ma fidélité, tant elles avoient été touchées de mon discours et de mon humiliation. Les femmes, Belford, reconnaissent tacitement l’infériorité de leur sexe, par le plaisir orgueilleux qu’elles prennent à voir un amant à leurs pieds. La charmante fille s’est avancée vers une chaise qui se trouvait dans le passage, et s’est assise d’un air languissant. Je me suis levé ; je me suis approché d’elle avec la contenance la plus humble : ma très-chère Clarisse !… j’allais continuer ; mais, trouvant dans son cœur la force de ranimer sa langue et ses yeux, elle m’a interrompu : ingrat, insensible Lovelace ! Vous ne connaissez pas, m’a-t-elle dit, le prix du cœur que vous avez outragé : vous ne comprenez pas non plus combien mon ame est au dessus de votre bassesse. Mais la bassesse doit être nécessairement le partage de celui qui est capable d’une action basse. Les deux femmes commençant à croire que nous étions dans de meilleurs termes, ont voulu se retirer. La chère perverse s’y est opposée. Mais elles se sont aperçues que je désirais leur absence, et j’ai été fort satisfait de leur promptitude à sortir. Je me suis jeté encore une fois aux pieds de mon opiniâtre beauté ; j’ai reconnu mes offenses, j’en ai imploré le pardon, et pour cette fois seulement, avec promesse d’observer plus de circonspection à l’avenir. Il lui était impossible, m’a-t-elle dit, de me pardonner, aussi long-temps qu’elle se souviendrait de mes outrages. Qu’avais-je vu dans sa conduite qui eût été capable d’exciter mon audace ? Quelle injurieuse idée devais-je avoir d’elle, pour m’être flatté du pardon, après m’être rendu si coupable ? Je l’ai suppliée de relire la lettre du capitaine Tomlinson, parce qu’il me paroissait impossible qu’elle y eût donné l’attention qu’elle méritoit. Je l’ai lue, a-t-elle repliqué ; j’ai lu aussi les autres lettres avec une attention suffisante ; ainsi je ne dis rien qu’avec délibération. Et qu’ai-je à craindre de mon frère et de ma sœur ? Ils ne peuvent qu’achever la ruine de ma fortune, du côté de mon père et de mes oncles : qu’ils me dépouillent ; j’y consens volontiers. Ne vous ai-je pas aussi, monsieur, l’obligation d’avoir diminué la fortune qui m’était destinée ? Mais, grâces au ciel, mon ame ne se ressent pas de cette ruine ; elle s’élève au contraire au dessus de la fortune et de vous. Qu’on me dise un mot, je suis prête à renoncer, en faveur de mon frère et de ma sœur, à la terre qui excite leur envie, et même à toutes les espérances qui leur causent de l’inquiétude. J’ai levé les mains et les yeux au ciel, avec un silence d’admiration. Mon frère, a-t-elle continué, peut me regarder comme une fille perdue. Grâces à votre caractère, qui vous a fait parvenir à m’arracher de ma famille, il peut croire qu’il est impossible d’être avec vous et de conserver de l’innocence : vous n’avez que trop justifié leurs plus amères censures, dans cette partie de votre conduite. Mais à présent que j’ai su vous échapper, et me mettre hors des atteintes de vos mystérieux stratagêmes, je m’envelopperai dans mon innocence, et je me reposerai sur le temps et sur ma conduite du rétablissement de mon caractère. Laissez-moi donc, monsieur ; ne vous obstinez pas à me poursuivre… justice du ciel ! Ai-je interrompu. Et pourquoi tant de chaleur et d’emportement ? Si je n’avais pas cédé à vos instances… pardon, madame ; mais vous n’auriez pu pousser le ressentiment plus loin. Misérable ! N’est-ce pas un assez grand crime de m’avoir réduite à ces instances ? Voudrais-tu te faire un mérite de n’avoir pas ruiné tout-à-fait celle à qui tu devais de la protection ? Vas,… fuis ma présence (avec un nouveau transport qui lui a rendu l’éclat naturel de son teint) ; ne me vois jamais : je ne puis te souffrir devant mes yeux. Très-chère, très-chère Clarisse ! Si je te pardonne jamais… elle s’est arrêtée à ce terrible exorde. S’efforcer, a-t-elle repris, s’efforcer de jeter l’effroi dans l’esprit d’une fille de mon âge, par des ruses préméditées, par de lâches inventions, par des alarmes d’incendies ! D’une fille qui s’était déterminée à subir un malheureux sort avec toi ! Chère Clarisse ! Au nom de Dieu… (en tâchant de saisir sa main, tandis que, pour s’éloigner de moi, elle s’avançait vers une salle voisine). Tu oses nommer Dieu ! Tu oses l’invoquer ! ô le plus noir et le plus ténébreux de tous les hommes ! Ensuite s’étant essuyé les yeux, et tournant à demi la tête vers moi : dans quel horrible embarras m’as-tu jetée ? Mais si tu connais Clarisse Harlove, tu chercheras ton prétendu bonheur avec toute autre qu’elle. Combien de fois m’as-tu forcée de te dire que j’ai l’ âme supérieure à toi ! Madame ! Au nom de dieu, et par compassion pour un malheureux que vous pouvez sauver du plus affreux désespoir, pardonnez-moi cette dernière offense. Que je sois exterminé, si je l’ai prévue ! Cependant je n’ai pas la présomption de m’excuser. Je m’abandonne à votre pitié. Je n’ai que mon repentir à faire valoir. Mais voyez le capitaine Tomlinson. Voyez ma tante et ma cousine. Qu’ils plaident pour moi. Qu’ils se rendent garans de mon bonheur. Si M Tomlinson, m’a-t-elle dit alors, paraît ici tandis que j’y serai, je pourrai le voir ; mais pour vous, monsieur… chère Clarisse ! (en l’interrompant) je vous demande en grâce de ne pas grossir mes fautes aux yeux du capitaine ; de ne pas… quoi ? Je prendrais parti contre moi-même ! J’excuserois… non, madame. Mais ne me chargez point d’une odieuse préméditation. Ne donnez pas, à ma faute, une couleur qui puisse affoiblir les favorables dispositions de votre oncle, fortifier la haine et les espérances de votre frère… elle s’est éloignée de moi jusqu’à l’extrêmité de la salle. (je l’aurais défiée d’aller plus loin.) au même moment, Madame Moore est venue l’avertir qu’on avait servi, et qu’elle avait engagé Miss Rawlings à lui tenir compagnie à dîner. Je vous demande un peu d’indulgence, a-t-elle répondu. Je demande la même grâce à Miss Rawlings. Je ne puis rien prendre ; je ne suis point en état de manger. Pour vous, monsieur (en se tournant vers moi), je suppose que vous prendrez le parti de vous retirer, du moins jusqu’à l’arrivée de la personne que vous attendez. Je suis sorti respectueusement de la salle, mais pour laisser à Madame Moore le temps de lui apprendre que j’avais droit à sa table comme au logement. Je m’étais approché d’elle pour l’en prier. Miss Rawlings s’étant trouvée dans le passage : très-chère miss, lui ai-je dit, soyez de mes amies. Joignez-vous à Madame Moore pour ramener l’esprit de ma femme, si ses transports recommencent en apprenant que j’ai ici mon appartement et la table. Je la crois trop généreuse, pour vouloir empêcher qu’une honnête femme ne loue une partie de sa maison dont elle n’a pas d’usage à faire. Je suppose que Madame Moore, qui était restée seule avec ma charmante, lui a communiqué cette importante nouvelle avant que Miss Rawlings soit rentrée ; car j’étais encore avec cet oracle d’Hamstead, lorsque j’ai entendu de sa bouche : non, assurément. Il se trompe. Il est impossible qu’il me croie capable d’y consentir. Elles lui ont fait toutes deux des reproches, autant que j’en ai jugé par quelques mots échappés. Elles parlaient si bas, que je n’ai pu recueillir une phrase entière ; à l’exception de ma cruelle, dont la colère lui permettait moins de modérer sa voix. Ainsi, je n’ai compris les discours des autres que par ses réponses. " non, chère Madame Moore ; non, Miss Rawlings : ne me pressez pas davantage. Vous ne me verrez point à table avec lui ". Elles lui ont dit apparemment quelque chose en ma faveur. " ô le malheureux séducteur ! Que faire pour ma défense, contre un homme qui, dans quelque asile que je puisse choisir, a l’art de faire tourner tous les suffrages en sa faveur, et ceux même des personnes vertueuses de mon sexe ? " après quelques mots encore, que je n’ai pu entendre distinctement, elle a répondu : " ruse exécrable ! Si vous connaissiez sa noirceur, vous jugeriez qu’il n’est pas sans espérance de vous engager toutes deux à seconder le plus lâche de ses complots ". Comment se peut-il, ai-je pensé à l’instant, qu’elle arrive à ce dégré de pénétration ? Ce n’est pas assurément mon démon qui me trahit. Si je l’en croyais capable, je me marierais à l’instant, pour le trahir à son tour. Je suppose que les deux femmes lui ont représenté alors ce que j’avais dit à Miss Rawlings en la quittant ; qu’elle ne voudrait pas s’opposer à l’avantage de Madame Moore. " vous serez maîtresse du prix, n’en doutez pas, a-t-elle répondu. Ce n’est pas de sa libéralité que je vous exhorte à vous défier. Mais nous ne pouvons habiter sous le même toit. Si je le pouvais, pourquoi l’aurais-je quitté, pour chercher une retraite parmi des étrangers ? " ensuite pour répondre à quelque représentation en ma faveur : " c’est une erreur, mesdames. Je ne suis pas réconciliée avec lui. Je ne crois pas un mot de tout ce qu’il me dit. Ne vous a-t-il pas fait connaître de quoi il est capable, par le déguisement où vous l’avez vu ? Si mon histoire était moins longue, ou si je devais être ici plus long-temps, je vous convaincrais que tous mes ressentimens ne sont que trop justes ". Elles l’ont pressée apparemment de souffrir du moins que je dînasse avec elles ; car elle leur a dit : " je n’ai pas d’objection sur ce point. Vous êtes chez vous, Madame Moore. C’est votre table. Le choix de vos convives dépend de vous. Mais laissez-moi la liberté de choisir les miens ". Et puis, à l’offre qu’elles faisaient sans doute de lui envoyer quelques plats dans sa chambre : " un morceau de pain, s’il vous plaît, et un verre d’eau ; c’est tout ce que je puis prendre à présent. Je suis réellement assez mal. N’avez-vous pas remarqué combien j’étais foible ? L’indignation seule m’a soutenue. Je ne vous condamne point de le faire dîner avec vous, " a-t-elle ajouté, sur quelque autre objection de la même nature ; " mais si je n’y suis forcée, je ne passerai point une seule nuit sous le même toit ". Je suppose que Miss Rawlings lui a dit que n’ayant pas l’honneur de dîner avec elle, il n’y avait point de raison qui l’obligeât elle-même de dîner chez Madame Moore ; car elle lui a répondu : " que je ne prive pas Madame Moore de votre compagnie. Il ne vous déplaira point à table ; son entretien est amusant ". Enfin, elles doivent lui avoir représenté que je pourrais abuser de son absence pour donner une bonne couleur à ma conduite, puisqu’elle leur a repliqué : " rien ne m’importe moins que ce qu’il dit ou ce qu’il pense. Le repentir est le seul mal que je lui souhaite, de quelque manière que le ciel dispose de moi ". Le son de sa voix m’a fait juger qu’elle pleurait en prononçant ces derniers mots. Les femmes sont sorties toutes deux en s’essuyant les yeux ; et leur zèle s’est tourné à me persuader de rendre l’appartement que j’ai loué, et de me retirer jusqu’à l’arrivée du capitaine. Mais je connais trop bien mes intérêts. Malgré toute la bonne intelligence que Miss Howe me suppose avec le diable, je ne juge point à propos de me fier à lui pour retrouver ma belle, si j’avais le malheur de la perdre encore une fois. Ma plus grande crainte est qu’elle ne se jette dans sa famille ; et je suis persuadé que ses parens ne résisteraient pas au charme de son éloquence. Mais, comme tu le verras, la lettre de Tomlinson est propre à me rassurer de ce côté-là, sur-tout lorsqu’il me dit que son oncle ne se croit pas libre lui-même d’entretenir une correspondance directe avec elle. Tous mes sermens de vengeance ne m’empêcheront pas de t’avouer que je souhaiterais de pouvoir lui faire un mérite, dans mon cœur, du retour volontaire de son affection, et d’avoir le moins d’obligation qu’il sera possible à la médiation du capitaine. Mon orgueil y est intéressé. C’est une des raisons qui ne m’ont pas permis de l’amener d’abord avec moi. J’ai fait réflexion aussi que, si j’étais obligé d’avoir recours à son assistance, il était à propos que j’eusse vu la belle sans lui, pour me trouver en état de le diriger dans sa conduite et dans ses discours, suivant l’humeur et la disposition où j’aurais laissé cette implacable déesse. Au fond je n’ai pas été fâché d’entendre de Madame Moore que le dîner était servi, et cet intermède est venu fort à propos. Nous étions tous hors d’haleine. Le parti que ma charmante a pris de remonter à sa chambre, lui a donné le temps de se refroidir, et à moi celui de me fortifier et d’attendre le capitaine. Je suis entré, avec les femmes, dans la salle à manger. Madame Moore a commencé par envoyer un plat d’entrée à sa belle cliente. Mais elle s’est obstinée à ne prendre qu’un morceau de pain et un verre d’eau. Je m’y étois attendu. N’est-elle pas une Harlove ? Il semble qu’elle veuille s’endurcir à la fatigue, quoiqu’elle n’en soit jamais fort menacée. Quand elle refuserait absolument de m’avoir obligation, ou, pour m’exprimer dans des termes plus convenables à mes sentimens, quand elle refuserait de m’obliger, n’est-elle pas sûre de l’amitié et du secours de tous ceux qui auront le bonheur de la voir ? Mais j’ai une question à te faire, Belford. N’as-tu pas quelque inquiétude pour moi, sur la lettre que cette beauté chagrine a dépêchée par un homme à cheval, et sur la réponse de son amie ? Ne crains-tu pas aussi que Miss Howe, apprenant la fuite de sa chère Clarisse, ne soit alarmée pour le sort de sa dernière lettre, qui, n’étant sortie des mains de Wilson qu’après cet événement, doit être tombée apparemment dans les miennes ? Si tes réflexions vont si loin, je n’ai pas mauvaise opinion de ta tête. Apprends donc qu’on a pourvu à toutes ces circonstances, avec autant d’habileté que la prudence humaine en est capable. Je t’ai déjà dit que Will est aux aguets pour le messager. C’est un ivrogne du village, qui se nomme le vieux Grimes . Que Will parvienne seulement à le joindre, je te réponds du reste. Ne sais-tu pas qu’il y a plus de sept ans que ce coquin est à mon service ?