Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 234

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 287-291).


M Lovelace, à M Belford.

à peine étions-nous sortis de table, que mon cocher, qui avait l’œil attentif à l’arrivée du capitaine Tomlinson, comme Will à celle du vieux Grimes, a conduit ici ce digne officier, suivi d’un laquais ; l’un et l’autre à cheval. Il a mis pied à terre. Je me suis empressé d’aller au-devant de lui jusqu’à la porte. Tu connais la gravité de sa contenance, et ce visage qui ne rougit de rien : cependant tu aurais peine à t’imaginer quel air de dignité le maraud

a pris dans ce moment, et combien j’ai paru respectueux devant lui. Je l’ai conduit dans la salle voisine, et je l’ai présenté aux dames. Il m’a paru d’une importance extrême de dissiper entièrement quelque défiance qui pouvait leur rester encore de notre mariage, et je ne pouvais y parvenir plus sûrement qu’en nouant devant elles un petit dialogue avec lui. Cher capitaine, je vous accusais de lenteur. J’ai eu ce matin un terrible débat avec ma femme. Le Capt. je suis extrêmement fâché que ma diligence n’ait pu répondre à mon intention. Un compte que j’avais à faire avec mon banquier, (qu’en dis-tu, Belford ?), m’a retenu plus long-temps que je n’ai pu le prévoir (la tête à demi tournée en même-tems, pour ajuster de la main un côté de sa perruque)… une bagatelle, cinquante pistoles seulement, qui avoient été oubliées dans le premier calcul… (le pauvre diable n’a pas eu, depuis dix ans, cinquante pistoles à lui). Nous sommes tombés tout d’un coup sur le caractère des Harlove, à l’occasion de quelque plainte qui m’est échappée, et qui a fait prendre parti au capitaine pour son cher ami M Jules, avec un doucement, doucement, jeune homme , et d’autres termes aussi libres. Il a trouvé la cause de leur animosité dans mes bravades. Jamais, a-t-il dit, une bonne famille, qui se voit une fille charmante, ne recevra volontiers des bravades, au lieu des civilités qu’elle se croit en droit d’attendre. Il me priait de ne pas m’offenser de ce reproche ; mais la nature lui avait donné un cœur ouvert, qui ne lui permettait pas de déguiser ses sentimens. D’ailleurs, il demandait aux dames, si la raison ne parlait pas pour lui. (c’était les mettre tout d’un coup dans ses intérêts.) la leçon que mon épée avait faite au frère, lui a-t-il plu d’ajouter, avait aggravé l’offense. Quelle idée de ma vaillance cette réflexion a fait prendre aux femmes ! Ce sexe nous aime à la folie, nous autres braves. Le capitaine était libre dans son estime, ai-je répondu. Moi, de toute cette famille, je n’aimerais jamais que ma femme ; et, n’ayant aucun besoin d’eux, je n’aurais pas fait, sans elle, tant d’avances pour une réconciliation. C’est le propre d’un bon caractère, a dit Madame Moore : et très-bon même, a dit Miss Rawlings. Si bon ! Très-bon ; dites d’un très-généreux caractère, a dit Madame Bevis. Le Capit. oui, je suis obligé d’en convenir, car je n’ignore pas que M Lovelace a été fort mal traité : je dis, plus mal qu’avec sa naissance et son courage, on ne l’aurait cru capable de le supporter. Mais il me semble, monsieur, (se tournant vers moi) qu’une femme telle que la vôtre est une abondante récompense ; et qu’en faveur de la fille, il doit vous être aisé de pardonner au père. Mad M. c’est ma pensée. Miss R. ce sera la pensée de tous ceux qui auront eu l’honneur de voir Madame Lovelace. Mad B. je n’ai rien vu de si beau, assurément : mais elle est d’un caractère violent, et même un peu capricieux, autant que je l’ai pu comprendre. On ne connaît ce que vaut un bon mari, qu’après l’avoir perdu. Elle a fini cette réflexion par un soupir. Lovel. de grâce, mesdames, rien qui puisse réjaillir sur mon ange. Ma femme en est un. Peut-être ses vertus sont-elles mêlées de quelques petites taches, telles qu’un peu d’emportement et trop de répugnance à pardonner. C’est en quoi elle tient des Harlove ; poussée d’ailleurs par cette Miss Howe… mais ses innombrables vertus sont uniquement d’elle. Le Capit. oh ! Pour la chaleur d’esprit, vous avez raison de nommer Miss Howe. C’est elle que vous pouvez accuser d’en avoir trop. Cependant (avec un regard malicieux) elle mérite aussi quelque pitié. (je l’ai fort bien conduit, comme tu vois, à confirmer ce que j’avais dit de cette fille mâle ; et nous étions convenus de lui imputer un amour secret pour moi, comme le plus sûr moyen d’affoiblir tout ce qu’elle était capable d’écrire.) Le Capit. Monsieur Lovelace, si je ne connaissais votre modestie, vous pourriez donner une fort bonne raison… Lovel. (ici, j’ai baissé les yeux, d’un air tout-à-fait modeste.) c’est ce que j’ai peine à me persuader, capitaine. Mais passons là-dessus, s’il vous plaît. Le Capit. j’y consens. Venons à la situation de vos affaires… seulement, il y aurait peut-être de l’indiscrétion… (en jetant les yeux sur moi et sur les trois femmes.) Lovel. ha ! De ce côté-là, capitaine, vous n’avez rien à redouter dans cette compagnie. Mais vous, André (me tournant vers mon nouveau laquais, qui me servait à table), sortez. Cette bonne fille, en regardant la servante de la maison, suffira pour les besoins qui nous restent. (André est sorti. Il avait ses instructions : et la servante a paru fort sensible à la préférence que je faisais d’elle.) Le Capit. la situation de vos affaires, monsieur, est d’une nature qui me paraît capable d’arrêter le succès de tous mes soins. Si M Jules en étoit malheureusement informé, il douterait de la vérité de votre mariage, comme tout le reste de la famille. (les femmes ont prêté ici l’oreille avec une singulière attention). Je vous en ai déjà demandé les circonstances, et je ne vous ai pas vu d’empressement à me répondre. Cependant, il serait à propos que je fusse un peu mieux instruit. Je vous avoue qu’il n’entre point aisément dans mon esprit, si l’on ne suppose une haine ouverte, qu’une femme se ressente assez vivement de ce qui peut arriver entr’elle et son mari, pour se croire autorisée à s’évader . Lovel. capitaine… monsieur… je vous assure que je m’offenserai… que vous m’affligerez extrêmement, si vous employez des termes… Le Capit. votre délicatesse et votre amour, monsieur, peuvent vous rendre trop prompt à vous offenser ; mais c’est ma méthode, de donner leur nom aux choses ; s’en offense qui voudra. (tu ne te figurerais pas, Belford, avec quel air d’assurance et de liberté le maraud m’a fait cette réponse.) lorsque vous nous aurez éclaircis, monsieur, nous trouverons quelque nom qui vous plaira davantage, pour cette téméraire démarche d’une jeune personne si digne d’admiration à tout autre titre. Comprenez que, représentant ici mon cher ami M Jules Harlove, je dois parler aussi librement qu’il parlerait lui-même. Mais vous rougissez, monsieur ! Pardon, M Lovelace. Je sens qu’il ne convient point à un homme modeste de vouloir pénétrer des secrets qu’un homme modeste ne peut révéler. (je n’avais pas rougi le moins du monde ; mais loin de rejeter ce compliment, j’ai baissé aussi-tôt les yeux. Les femmes ont paru charmées de ma modestie, à l’exception de Madame Bevis, que j’ai cru voir plus disposée à rire qu’à m’admirer.) Le Capit. de quelque source que soit venue cette démarche, je ne la nommerai plus une évasion, puisque ce terme blesse votre amour ; mais vous me permettrez du moins d’exprimer ma surprise, lorsque je me rappelle les témoignages mutuels d’affection dont j’ai été témoin la dernière fois que je vous ai vus. un excès d’amour, monsieur ; je me souviens que vous m’avez dit quelque chose d’approchant. Mais, en vérité (avec un sourire), un excès d’amour est une étrange cause de querelle… peu de femmes… Lovel. cher capitaine ! (j’ai tâché ici de rougir. Les femmes ont tâché de rougir aussi, et comme tu penses, avec plus de succès, parce qu’elles y sont plus accoutumées. Madame Bevis a le teint haut en couleur ; elle rougit continuellement.) Miss R. ces explications ne mènent à rien. La jeune dame paraît désavouer son mariage (et se tournant vers moi) : vous savez, monsieur, qu’elle le désavoue. Le Capit. elle désavoue son mariage ! Juste ciel ! Combien en ai-je donc imposé à mon cher ami M Jules Harlove ? Lovel. chère et incomparable femme ! Mais que personne, je vous prie, ne doute de sa sincérité. Pour un empire, elle ne voudrait pas se rendre coupable d’un mensonge volontaire. (j’ai reçu ici des louanges de tout le monde.) cette chère personne croit avoir de justes raisons pour son désaveu. Vous savez, Madame Moore, vous savez, Miss Rawlings, ce que je vous ai raconté de mon serment. (ici, j’ai baissé la vue, et j’ai tourné mon diamant autour de mon doigt. Madame Moore a porté les yeux sur Miss Rawlings, comme son associée au mystère. Miss Rawlings a baissé la vue comme moi, les paupières à demi fermées. La veuve Bevis a levé la tête, au contraire, avec toute l’avidité d’une femme pour entendre un secret. Le capitaine a paru content de lui-même, comme s’il en eût déjà pénétré la moitié. Enfin, Madame Moore a rompu ce funeste silence. Il me paraît, a-t-elle dit, que rien n’explique mieux la situation de M Lovelace, que les mauvais offices de cette Miss Howe, et que les rigueurs de la famille, qui ont peut-être un peu affecté, dans certains momens, la tête de sa charmante épouse : et je le trouve extrêmement généreux d’avoir cédé au mal, dans ces occasions, plutôt que de l’avoir irrité. Assurément, a dit Madame Bevis, c’est de quoi l’on ne trouverait pas d’exemple entre mille maris. J’ai demandé en grâce que ma femme ne sût jamais rien de cette conversation, et j’ai affecté encore plus de modestie. Je devais convenir, ai-je ajouté, que son plus grand défaut était un excès de délicatesse. Le capitaine, après avoir promené ses yeux autour de lui, s’est écrié que, sur ce que j’avais laissé échapper à Londres, et sur ce qu’il venait d’entendre, il croyait pouvoir conclure que notre mariage n’était pas consommé. Ah, Belford ! Quel air niais tu aurais vu prendre à ton ami, ou tu l’aurais vu tâcher de prendre ! Que de minauderies sur le visage de Madame Moore ! Que d’affectations sur celui de Miss Rawlings, tandis que l’honnête Bevis ouvrait de grands yeux effrontés, et que ses lèvres ne faisant que sourire, ses yeux rioient de toute leur force, et semblaient inviter les yeux de tous les assistans à rire aussi ! Le capitaine s’est hâté d’observer que, s’il avait deviné juste, j’étais un phénix entre les hommes, et qu’il commençait à se flatter que dans un jour ou deux, tous les différens prendraient une heureuse fin. Alors, a-t-il ajouté, il aurait le plaisir d’assurer M Jules qu’il avait comme assisté à notre véritable mariage. Toutes les femmes se sont jointes à lui dans cette espérance. Ah, capitaine ! Ah, mesdames ! Que je serais heureux de pouvoir amener ma femme à penser comme moi ! Ce serait un dénoument très-agréable, a dit Madame Bevis ; et je ne vois rien qui nous empêche de passer fort gaiement cette nuit. Le capitaine a majestueusement souri. " il voyait, m’a-t-il dit, que nous avions fait les enfans. Un homme de mon caractère devait avoir une prodigieuse estime pour une femme, lorsqu’il était capable de se prêter à des caprices de cette nature. Je l’ai prié de ne pas pousser plus loin ses réflexions devant les dames, en confessant, d’un air embarrassé, que ma tendre folie me coûtait assez cher ". Enfin les trois femmes m’ont paru si bien disposées, que j’ai commencé à m’applaudir d’avoir changé la maison de Madame Sinclair pour celle de Madame Moore. Nous sommes tous d’accord sur le point principal, sans en excepter ma charmante. La différence entre nous n’est que sur les moyens de parvenir à la fin proposée.