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Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 236

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 294-296).


M Lovelace au même.

je n’ai pas fait difficulté de monter dans l’appartement sur lequel j’avais de justes droits, et j’ai employé le temps à t’écrire. Mes quartiers commençaient à me paraître bien établis. Mais la cruelle fille, apprenant que je comptais de loger si près d’elle, s’est déclarée contre ce dessein avec tant de violence, que je me suis vu forcé à la soumission. J’ai accepté un autre logement, que Madame Moore m’a procuré à dix ou douze portes de la sienne. L’unique faveur que j’ai obtenue sans la participation de ma femme, c’est que, dans la crainte de quelque nouvelle aventure, Will couchera dans la maison. à la vérité, Madame Moore semblait craindre également de nous désobliger tous deux : mais la prudente Rawlings a jugé qu’on ne devait rien m’accorder de plus. Je suis extrêmement tenté de l’en faire repentir. Viens, Belford ; charge-toi de ma vengeance : l’entreprise est un badinage pour nous. Je suis plus content de la veuve Bévis ; elle a pris vivement mes intérêts. Un homme innocent, a-t-elle dit, un mari offensé trouvera par-tout des amis. J’ai répondu, avec un soupir, que les caractères aussi doux que le mien étoient toujours exposés à la tyrannie ; et j’ai renouvelé en même-tems au fond de mon cœur mes sermens de vengeance contre cette altière et perverse beauté. Le second messager est revenu vers neuf heures, avec la lettre de Miss Howe. Il a rapporté que Collins en la laissant chez Wilson, avait recommandé qu’elle fût remise en mains propres à Miss Laetitia Beaumont, avec autant de diligence que de sûreté ; mais que Wilson ayant su que nous n’étions point à Londres elle et moi, (comment aurait-il pu deviner notre querelle ?) avait pris le parti de la garder jusqu’à l’occasion de la remettre lui-même dans les mains de l’un ou de l’autre. C’est ce que Wilson a fait dire à ma femme en livrant la lettre au messager. Cette fidélité n’aura pas manqué de l’avancer beaucoup dans ses bonnes grâces. Elle a pris la lettre avec un extrême empressement ; elle l’a ouverte de même devant Madame Moore et Madame Bévis ; car Miss Rawlings s’était retirée. Je suis bien aise qu’elle n’ait pas fait plus d’attention au cachet, quoique je me flatte qu’il n’y manquât rien. Avant que de se mettre à la lire, elle a dit que pour tout au monde elle n’aurait pas voulu que cette lettre eût tombée entre mes mains, et que sa chère amie lui en avait témoigné beaucoup d’inquiétude. Sa chère amie ! A répété Madame Bévis lorsqu’elle m’a fait ce récit : ces mauvais caractères sont toujours regardés comme de chers amis, jusqu’à ce qu’on ait appris à les connaître. Je suis extrêmement content de cette veuve, Belford : elle prétend que je suis le plus aimable homme qu’elle ait jamais vu. Je lui donne quelquefois un baiser, qu’elle reçoit de fort bonne grâce. En vérité, je serais bien méchant si je faisais tout le mal qui dépend de moi : mais mon usage a toujours été d’abandonner une proie trop aisée aux libertins du bas ordre. Malgré toutes les perfections de ma Clarisse, rien ne m’engage tant ici que la difficulté. Mais il est question à présent de vaincre ou de périr. Je viens de quitter ma complaisante veuve : elle m’a fait l’honneur de me visiter dans mon nouveau logement. Je lui ai dit qu’autant que je pouvais le prévoir, je lui aurais d’autres obligations dans le cours de cette fâcheuse aventure ; qu’elle me permettrait de lui faire un présent digne d’elle lorsque mes embarras seraient heureusement terminés ; mais que je la suppliais de ne communiquer à personne ce qui se passerait entr’elle et moi, pas même à sa tante, qui me paroissait trop dépendante de Miss Rawlings, fort honnête fille à la vérité, mais qui n’était pas au fait des matières conjugales comme ma chère veuve. J’avais raison, m’a-t-elle dit. Où Miss Rawlings aurait-elle pris ces lumières ? De l’orgueil… fondé sur rien ; c’est tout ce qu’elle lui connaissoit. à l’égard du présent, elle n’en desirait pas : c’était assez pour elle de pouvoir contribuer à la réconciliation d’un mari avec sa femme, et faire avorter de méchans desseins : elle ne doutait pas qu’un esprit aussi envieux que Miss Howe ne triomphât de l’évasion de Madame Lovelace : la jalousie et l’amour étoient capables de bien des noirceurs. Vois, Belford, si je n’ai pas quelque chose à me promettre de cette nouvelle connaissance. Lorsque nous serons un peu plus familiers, qui sait si, tout banni que je suis de la maison pendant les nuits, je ne trouverai pas, avec son secours, le moyen de rendre une visite nocturne à ma cruelle ? Compte qu’il n’y a pas de retraite sûre pour une femme qui est une fois aux prises avec un amant ferme et entreprenant. Mais tu brûles de me voir revenir à la lettre de Miss Howe : je savais que tu en serais alarmé pour moi. Cependant ne t’ai-je pas dit que j’avais pourvu à tout ? J’ai toujours soin de garder les cachets entiers, et de conserver les enveloppes. étoit-il donc si difficile de copier une lettre, en prenant soin de l’alonger un peu ? Compte sur l’habileté de ton ami. Tout était en si bon ordre, que, ne pouvant être soupçonné d’avoir eu le paquet entre les mains, j’aurais défié tout le monde d’y reconnaître mes traces. Si c’était l’écriture de ma charmante qu’il m’eût fallu contrefaire, j’en aurais désespéré pour une si longue lettre. La délicatesse et l’égalité de son ame se font remarquer jusques dans la forme de ses caractères. Miss Howe n’a pas la main mauvaise ; mais elle est fort éloignée d’être si régulière. L’impatience naturelle de ce petit démon précipite l’action de ses doigts, comme tous ses autres mouvemens, et communique à son écriture je ne sais quel air convulsif qu’il n’est pas plus difficile d’imiter à la plume qu’au pinceau de représenter certains gros traits masculins du visage. Es-tu curieux de lire ce que j’ai permis à Miss Howe d’écrire à sa charmante amie ? Tu peux te satisfaire ici. J’ai pris soin de souligner mes changemens et mes additions. Si tu es capable de sentir tout ce que j’y ai mis d’art, tu admireras presque autant que moi-même ma profonde sagesse, et la fécondité de mon invention. J’y fais entrer Miss Lardner, Madame Sinclair, Tomlinson, Madame Fretcheville, Mennell, sur-tout mes libertés : et pourquoi, je te prie, cette surabondance de soins ? Pourquoi ? C’est qu’il peut arriver à l’avenir qu’il m’échappe quelque lettre du démon Howe, dans laquelle ma charmante soit comme dirait ici Milord M pour avoir négligé des circonstances, qui paraîtraient légères néanmoins à tout autre que moi. Que de peines ! Que d’embarras ! Dont je puis dire que je n’ai l’obligation qu’à moi-même : et pour obtenir… quoi ? Me demandes-tu ? Ah ! Belford, pour un triomphe que je mets au-dessus de la couronne impériale. Ne me demandes pas ce que j’en penserai un mois après. La couronne même impériale, qu’est-elle pour celui qui s’est fait une habitude de la porter ? L’inquiétude de Miss Howe n’était pas mal fondée pour sa lettre. Ce que j’y ai laissé suffira pour rendre sa chère amie très-contente, de la pensée qu’elle n’est pas tombée entre mes mains. Mais c’est à présent qu’il faut mettre toutes mes inventions en œuvre, pour intercepter celle qu’on attend de Miss Howe, et qui contiendra sans doute le nom et les circonstances d’une retraite que je dois ignorer. Madame Towsend se propose apparemment de m’enlever ma belle en contrebande. J’espère que, renvoyée à quelqu’un de ces noms, et s’il ne se trouvait pas dans celle-ci, je serais en déroute, infanterie et cavalerie ; l’infame, comme je suis nommé si souvent dans les lettres des deux amies, saura tirer parti de ce grand évènement. Mais n’est-il pas à craindre qu’avec le secours de Miss Rawlings, ma charmante ne quitte Hamstead pendant la nuit ? J’y ai pensé, Belford : Will ne couche-t-il pas dans la maison ? Et la veuve Bevis n’est-elle pas une amie sûre ?