Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 241

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 312-319).


M Lovelace, au même.

ma charmante se faisant attendre un peu long-temps, je me suis figuré qu’elle souhaitait d’être invitée à revenir ; et j’ai prié la veuve Bévis, au nom du capitaine, que ses affaires rappelaient à Londres, de lui aller demander cette faveur de la part de M Tomlinson et de la mienne. Je n’ai pas voulu charger de cette commission Miss Rawlings, ni Madame Moore, de peur qu’elle ne se trouvât dans une disposition trop communicative, sur-tout avec une fille aussi curieuse que Miss Rawlings. Madame Bévis est revenue nous dire aussitôt, en me faisant un signe particulier de l’œil, que madame allait descendre. Miss Rawlings n’a pu se dispenser d’offrir, comme les autres, de se retirer ; mais on lisait dans ses yeux qu’elle serait demeurée beaucoup plus volontiers ; et voyant qu’on faisait peu d’attention à ses désirs, elle s’est retirée d’un pas plus lent que les deux autres. à peine étoit-elle sortie, que ma charmante est entrée par l’autre porte, avec une dignité mélancolique dans sa marche et dans son air. Elle s’est assise, en priant M Tomlinson de s’asseoir aussi. Il s’est placé vis-à-vis d’elle. Je me suis tenu debout, derrière le fauteuil de la belle, pour être en état de faire au capitaine les signes dont nous étions convenus. Un clignement de l’œil gauche devait signifier, pousse ce point, capitaine . L’œil droit, avec une inclination de tête, devait marquer mon approbation. Le doigt levé, en mordant ma lèvre, était pour dire : éloigne cette question . La tête baissée directement, en ridant le front, jure ici, capitaine . Ma main tout ouverte : prends garde d’en dire trop sur ce point . Et tous ces mouvemens, je les pouvais faire, même ceux de la main, quand les femmes auraient été dans la chambre, sans lever les bras, et sans remuer le poignet. Les paupières serrées, avec un mouvement d’affirmation, étoient pour lui ordonner de se mettre en colère. Ma belle a toussé. J’allais parler, pour lui épargner un peu de confusion. Mais jamais la présence d’esprit ne lui manque lorsqu’elle en a besoin pour l’intérêt de son honneur, ou pour le soutien de cette dignité qui la distingue de toutes les femmes que j’ai connues dans ma vie. J’ai considéré, nous a-t-elle dit, avec toute l’attention dont je suis capable, ce qui s’est passé aujourd’hui dans ce lieu, et les malheureuses circonstances de ma situation. Je ne suis pas portée à la défiance, M Tomlinson ; je ne juge mal de personne ; au contraire, j’ai toujours pris plaisir à tirer des conclusions plus favorables que désavantageuses, quoique trompée souvent par de fort mauvais cœurs. La malignité n’est pas un de mes défauts ; mais, dans l’état où je suis, traitée comme j’ai le malheur de l’être, indignement traitée par un homme rempli d’inventions, et qui en fait gloire… Lovel. ma très-chère vie… mais je ne veux pas vous interrompre. Clar. dans cet état, il me convient de douter. Mon honneur m’oblige de douter, de craindre, de ne fermer les yeux sur aucun sujet d’alarme. Votre intervention, monsieur, est si favorable, arrive si à propos pour M Lovelace, l’expédient de mon oncle, qui est sans doute le premier de cette nature, qu’un homme si droit et si simple ait jamais employé ; votre rapport, ses suites, l’alarme que mon frère en a conçue ; le téméraire dessein qu’elle lui a fait former ; l’inquiétude de Miladi Lawrance et de toute sa famille ; les lettres soudaines que M Lovelace a reçues à cette occasion, et qu’il a pris soin de me montrer avec la vôtre : l’air de cérémonie entre des personnes qui sont nées à la vérité pour en observer beaucoup, et qui ont droit de faire valoir leur distinction ; toutes ces circonstances ne paroissent rassemblées si vîte, et quelques-unes si favorablement pour l’occasion… Lovel. vous avez vu, madame, dans la lettre de ma tante, qu’elle veut se dispenser des cérémonies, par le seul motif de la considération qu’elle a pour vous. Miss Charlotte fait la même déclaration. Bon dieu ! Est-il possible que vous interprétiez si mal les marques de respect que mes proches auraient voulu vous donner, quoique assez pointilleux, je l’avoue, dans tout autre cas. Ils ont été charmés d’avoir l’occasion de vous faire une politesse à mes dépens. Chacun, dans ma famille, prend plaisir à rire un peu sur mon compte. Mais leur joie fut le premier bruit de notre mariage… Clar. puis-je douter, monsieur, que vous n’ayez toujours quelque réponse prête pour justifier toutes vos idées ? Je parle au capitaine Tomlinson, monsieur. Vous me feriez plaisir de vous retirer, ou, du moins, de ne pas vous tenir derrière ma chaise. Comme elle regardait le capitaine, en m’adressant ces derniers mots, je n’ai pas douté qu’elle n’eût surpris ses yeux, tandis qu’ils prenaient leçon des miens. Il m’a paru déconcerté. Depuis dix ans il ne lui était pas monté tant de rougeur au visage. J’ai mordu mes lèvres de dépit. J’ai fait un tour dans la chambre ; mais je n’ai pas laissé de reprendre mon poste ; et, faisant signe des yeux au capitaine d’observer un peu mieux les siens, j’ai serré ensuite mes paupières, avec le mouvement convenu, comme si je lui avais dit : de l’action, ici, du ressentiment, capitaine . Le Capit. je ne m’imagine pas, madame, que vous me croyiez capable… Clar. ne vous offensez pas, capitaine, je vous ai dit que je ne suis pas d’un caractère soupçonneux. Pardonnez ma sincérité. Il n’y a pas dans le monde, j’ose le dire, un cœur plus sincère que le mien. Elle a tiré son mouchoir, et l’a porté à ses yeux. J’étais prêt, à son exemple, de vanter l’honnêteté de mon cœur ; mais un mouvement de conscience m’a fermé les lèvres. Le coquin de Tomlinson m’a regardé d’un visage attendri, comme s’il m’eût demandé la permission de pleurer avec elle. Je crois qu’il n’aurait pas mal fait de pleurer. Cette marque d’un cœur sensible aurait été d’un grand secours dans l’occasion. Cependant je t’avouerai très-sérieusement que vingt fois, dans cette fatiguante conversation, je me suis dit à moi-même que, si j’avais pu prévoir qu’il dût m’en coûter tant de peine, et que je dusse me rendre si coupable, j’aurais pris le parti de l’honnêteté dans l’origine. Mais pourquoi, me suis-je demandé aussi, cette chère personne est-elle si charmante, et tout à la fois si difficile à vaincre ? Le Capit. si vous doutez de mon honneur, madame, ayez… ayez la bonté… (l’infame flatteur ! Il devait paraître furieux. Je lui avais fait absolument le signe de la colère. Il devait se lever, marcher brusquement vers la fenêtre, reprendre son fouet et son chapeau.) Clar. mes seules observations sont celles que mon âge, mon défaut d’expérience et ma fâcheuse situation me suggèrent. J’avoue que plusieurs circonstances, dont vous ne pouvez avoir été informé que par mon oncle, doivent vous mettre à couvert de tous mes soupçons. Mais l’homme qui est devant vous ferait soupçonner un ange qui se chargerait de sa défense. Le capitaine a dit quelques mots en ma faveur ; doucement néanmoins, en homme qui n’est pas tout-à-fait sûr de paraître innocent lui-même. Il a repris, avec de nouveaux tours, quelques-unes des raisons sur lesquelles nous avions déjà insisté l’un et l’autre ; et baissant le ton, avec un air de pitié : vous ne le voyez pas, madame ; mais je suis touché de sa douleur. Malgré toutes ses fautes, on découvre aisément sur son visage l’effet de vos reproches, et le pouvoir que vous avez sur lui. Clar. je ne veux chagriner personne, pas même celui qui m’a causé de si mortels chagrins. Mais soyez sûr, capitaine, que M Lovelace n’a pas rempli avec moi les devoîrs d’un homme généreux et reconnaissant. Il n’a jamais connu, lui dis-je hier, le prix du cœur qu’il a cruellement insulté. Ah Belford ! Belford ! Comment se fait-il qu’il y ait des momens où mon propre cœur se déclare contre moi ? Ce traître de Tomlinson avait deviné trop juste, en croyant faire une fausse peinture de mon attendrissement. Je me suis senti porté tout d’un coup à lui demander pardon. Je lui ai promis que l’étude de toute ma vie serait de le mériter. Mes fautes, lui ai-je dit, de quelque nature qu’elles fussent, n’avoient eu de réalité que dans ses craintes. Je l’ai suppliée de consentir à l’expédient que j’avais proposé. Le capitaine a secondé mes efforts, et nous les avons renouvellés ensemble, pour le bonheur commun, pour l’intérêt des deux familles, pour éviter à l’avenir toutes sortes de désastres. Elle a pleuré. Elle a chancelé dans ses résolutions : elle a détourné la tête. J’ai parlé de la lettre de Milord M je l’ai priée d’abandonner tous nos différens à la médiation de Miladi Lawrance, s’il lui était impossible de me pardonner avant que de l’avoir vue. Elle s’est tournée vers moi. Elle allait parler ; mais son cœur était plein. Elle a détourné encore une fois le visage : et le tenant à demi vers moi, son mouchoir aux yeux : " et croyez-vous véritablement, m’a-t-elle dit, que votre tante et votre cousine doivent venir ? Croyez-vous… elle s’est encore arrêtée ". J’ai répondu, dans les termes les plus solemnels. Elle a détourné entièrement le visage. Elle a paru méditer quelques momens. Mais, Belford, (qu’il est difficile aux Harloves de pardonner !) se tournant encore vers moi, et prenant le ton de la colère : " que miladi vienne ou non, m’a-t-elle dit, je ne puis souhaiter de la voir ; et si son dessein est de plaider pour vous, je ne puis souhaiter de l’entendre. Plus j’y pense, moins je me sens disposée à pardonner une insulte méditée pour ma ruine . (en supposant qu’elle ait raison, Belford, l’expression est assez juste.) par où ma conduite avait-elle mérité des outrages de cette nature ? Le pardon serait une foiblesse. Je suis avilie à mes propres yeux. Comment recevrais-je une visite qui m’humilierait encore plus ? " le capitaine l’a pressée avec plus de chaleur que jamais. Nous avons poussé les instances jusqu’aux cris, pour demander grâce et miséricorde. (n’as-tu jamais entendu de bonnes ames, qui parlent d’emporter le ciel d’assaut ?) les actes de contrition ont été répétés ; la réformation totale, ouvertement promise ; l’heureux expédient, représenté avec une nouvelle force. Clar. mes mesures sont prises. Je suis trop avancée pour reculer. Mon ame est préparée à l’infortune. Je n’ai pas mérité les maux qui m’assiègent ; c’est ma consolation. J’ai marqué mes intentions à Miss Howe. Mon cœur est révolté contre vous, M Lovelace. Je ne vous aurais pas écrit dans les termes de ma dernière lettre, si je n’avais pas été résolue de renoncer à vous, quelque sort qui puisse m’attendre. (j’ai repris ici toutes mes espérances. Malgré la dureté de ses expressions, j’ai vu qu’elle craignait l’impression qui pouvait me rester de sa lettre. En effet, cette lettre est la violence même. Apprends, Belford, par cet exemple, qu’on ne doit jamais rien écrire de sérieux dans la colère.) Lovel. la rigueur que vous m’avez marquée, madame, et de bouche et par écrit, ne sera jamais rappelée que pour vous en faire honneur. Dans le jour où vous avez pris les choses, elle était juste, et l’effet d’un vertueux ressentiment. J’adore jusqu’aux tourmens que vous m’avez causés. Elle est demeurée sans répondre. Elle était assez occupée de l’exercice que ses yeux donnaient à son mouchoir. Lovel. vous vous plaignez quelquefois de n’avoir pas une amie de votre sexe à consulter. J’avoue que Miss Rawlings n’est pas une fille à qui vous puissiez prendre confiance. Je juge bien de ses intentions ; mais elle est d’une curiosité extrême, et j’ai remarqué toute ma vie, qu’il y a peu de fond à faire sur une personne qui cherche si fort à pénétrer les secrets d’autrui. (es-tu content de mon adresse, Belford ? Je n’aurais pas aimé, comme tu crois, ses appels à Miss Rawlings.) les personnes de ce caractère, ai-je ajouté, sont gouvernées par leur orgueil, qui n’est satisfait qu’après avoir communiqué un secret à l’oreille jusqu’à ce qu’il devienne public, pour se faire honneur de leur importance ou de leur pénétration. Mais vous pouvez vous fier aux dames de ma famille. Toute leur ambition est de vous en voir au nombre. Continuez seulement, pour seconder l’expédient de votre oncle, et pour éloigner toutes sortes de désastres, à passer quelque temps pour mariée. Miladi Lawrance saura la vérité nue. Vous pourrez l’accompagner dans sa terre, comme elle se flatte de vous y trouver disposée ; et, s’il le faut, regardez-moi comme un homme qui a besoin d’être éprouvé, que vous rejeterez, ou que vous daignerez recevoir, comme vous m’en reconnaîtrez digne. Le capitaine a porté encore une fois la main à sa poitrine, en déclarant, sur son honneur, que dans le cas de sa propre fille, et supposé qu’elle ne se déterminât pas immédiatement pour le mariage, ce qui lui paraîtrait encore à préférer, il aurait un véritable chagrin qu’elle refusât une proposition de cette nature. Clar. si j’étais dans la famille de M Lovelace, avec le nom de sa femme aux yeux du public, je ne serais plus libre dans mon choix : et quelle chimère que cet état d’épreuve ! Ah ! M Tomlinson, vous êtes trop de ses amis, pour pénétrer toutes ses vues. Le Capit. de ses amis, madame, comme je vous l’ai déjà dit ; pour votre propre intérêt, pour celui de votre oncle, et pour celui d’une réconciliation générale, qui doit commencer entre vous par une meilleure intelligence. Lovel. promettez seulement, mon cher amour, d’attendre l’arrivée et la visite de ma tante. Elle sera notre arbitre. Le Capit. cette proposition est très-innocente. Il ne peut en arriver aucun mal. Si l’offense de M Lovelace est d’une nature qui paroisse indigne de grâce, au jugement d’une dame de ce caractère, alors, pour moi… Clar. (l’interrompant, et s’adressant à moi) ; si vous ne m’assiégez pas dans ma chambre, monsieur, si je suis aussi libre que je dois l’être, mon dessein est de m’arrêter dans cette honnête maison, jusqu’à l’arrivée d’une lettre que j’attends de Miss Howe. Elle ne saurait tarder plus d’un jour ou deux. Dans cet intervalle, si les dames arrivent, et si leur dessein est de voir la personne que vous avez rendue malheureuse, je saurai si je puis recevoir leur visite. Elle a tourné sur le champ vers la porte ; et sortant, sans ajouter un seul mot, elle est remontée à son appartement. Ah ! Monsieur, m’a dit le capitaine, aussi-tôt qu’il s’est vu seul avec moi, quel ange que cette femme ! J’ai été et je suis un fort méchant homme. Mais s’il arrivait quelque mal, par ma faute, à cette admirable personne, je me le reprocherais plus que toutes les mauvaises actions de ma vie jointes ensemble. Quelque mal ? Infame que tu es. Et quel mal peut-il arriver ? Sommes-nous obligés de régler nos idées par les principes romanesques d’une fille qui regarde comme le plus grand de tous les maux celui qui nous paroît le plus léger ? Ne t’ai-je pas fait le récit de toute notre histoire ? N’a-t-elle pas violé sa promesse ? Ne l’ai-je pas généreusement épargnée, lorsqu’elle était en mon pouvoir ? Jamais amant, dans les mêmes circonstances, n’a marqué plus d’empire sur sa passion ; et tu vois néanmoins quelles sont mes récompenses. Ici, Belford, ce misérable a voulu jouer ton pauvre rôle, et n’a pas été plus heureux que toi. Ses argumens n’ont servi qu’à me confirmer dans les résolutions qu’il voulait combattre. S’il m’avait laissé à moi-même, à la tendresse naturelle de mon caractère, ému comme je l’étais lorsque la belle s’est retirée ; s’il s’était assis, continuant ses odieuses grimaces, et qu’il eût pris le parti de se taire, il est très-possible que j’eusse pris vis-à-vis de lui la chaise qu’elle venait de quitter, et que j’eusse passé une demi heure entière à pleurer avec lui. Mais entreprendre de convaincre un homme qui sait dans son cœur qu’il a tort ! Il devait juger que c’était me mettre dans la nécessité de chercher ce que je pouvais dire en ma faveur ; et lorsque la componction passe du cœur aux lèvres, il faut qu’elle s’évapore en paroles. Je me doute qu’à sa place, tu m’aurais fait le même sermon. Ainsi ce que je lui ai répondu peut suffire pour toi, et doit t’épargner la peine de m’écrire, ou à moi celle de lire un tas de nouvelles impertinences. Le Capit. vous m’aviez dit, monsieur, que votre unique vue était de mettre sa vertu à l’épreuve, et que vous étiez persuadé que votre mariage n’était pas éloigné. Lovel. je l’épouserai assurément ; il en faudra venir là. Je ne doute nullement que je ne l’épouse. Mais, si tu parles d’épouser, n’est-elle pas actuellement au plus haut point de l’épreuve ? Son ressentiment n’est-il pas prêt à se relâcher, pour une entreprise qu’elle a cru indigne de pardon ? Et s’il se relâche, ne sera-t-elle pas capable de me pardonner aussi la dernière offense ? Peut-elle, en un mot, se ressentir plus vivement qu’elle n’a fait dans cette occasion ? Les femmes gardent souvent le secret pour leur honneur ; au lieu qu’elles affectent de troubler les dieux et les hommes par leurs plaintes, après une entreprise qui n’a pas réussi. C’est ma folie, ma foiblesse, d’avoir donné lieu à des violences si peu ménagées. Le Capit. ah ! Monsieur, vous ne réduirez jamais cette vertueuse personne, sans y employer la force. Lovel. eh bien ! Pauvre esprit, ne dois-je pas chercher le temps et le lieu ? Le Capit. pardon, monsieur ; mais pouvez-vous penser à vaincre, par la force, une fille de cet admirable caractère ? Lovel. à la vérité, l’idée de la force me fait horreur. Pourquoi te figures-tu que j’aie pris tant de peine, et que j’aie engagé tant de personnes dans ma cause, si ce n’est pour éviter la nécessité d’employer ce que tu nommes la force ? Cependant peux-tu croire aussi que j’attende un consentement ouvert, d’une esclave de la bienséance et des formalités ? Ami Donald , je t’apprends que ton maître Belford a défendu le parti que tu embrasses, avec autant de force que tu en puisses mettre dans tes raisons. Ai-je donc la conscience de tous les sots à tranquilliser avec la mienne ? Sur mon ame, capitaine, elle a ici (en me frappant la poitrine) un ami qui plaide pour elle avec plus de chaleur et d’éloquence qu’elle n’en peut attendre de tous les autres hommes. N’est-elle pas échappée d’entre mes mains ? Et qu’avais-je fait encore pour l’exécution de mon premier dessein, qui était de mettre sa vertu à l’épreuve, et dans la sienne, celle des plus vertueuses de son sexe ? Toi, foible cerveau, tu voudrais me faire abandonner un projet qui ne peut tourner qu’à la gloire de ce beau sexe, dont nous sommes tous idolâtres. Le Capit. (d’un air encore plus triste). Ainsi, monsieur, vous ne pensez nullement au mariage. Lovel. j’y pense, pauvre imbécille ; mais laisse-moi réduire auparavant son orgueil, pour satisfaire le mien. Laisse-moi voir si je suis assez aimé pour obtenir grâce en faveur de moi-même. N’a-t-elle pas regretté jusqu’à présent de n’être pas demeurée chez son père, quoique la conséquence infaillible pour elle eût été de se voir la femme de l’odieux Solmes ? Si je la fais consentir aujourd’hui à devenir la mienne, ne vois-tu pas que j’en serai moins redevable à son amour, qu’au désir de se réconcilier avec une famille que je déteste : et sa vertu et son amour demandent également la dernière épreuve. Mais si sa résistance et sa douleur répondent aux apparences ; si j’aperçois, dans son ressentiment, moins de haine pour moi que pour ma faute, elle sera ma femme, alors, aux conditions qu’il lui plaira de m’imposer. Alors, je l’épouse, malgré toute l’aversion que j’ai pour le mariage. Le Capit. hé bien, monsieur, je suis un morceau de cire entre vos mains, prêt à recevoir la forme que vous jugerez nécessaire à vos étranges vues. Mais, comme j’ai pris la liberté de vous le dire… Lovel. laisse ce que tu m’as dit. Je m’en souviens, et je sais tout ce que tu peux dire encore. Tu cherches, comme Pilate, à te laver les mains. Ne te connais-je pas ? Mais il est trop tard pour consulter ton hypocrisie. Toutes nos machines ne sont-elles pas disposées ? Sèche tes ridicules pleurs. Reprends ton air majestueux : tu as fait des merveilles. Ne te déments pas ; la récompense t’attend. Et lui frappant sur l’épaule : va, je te réponds de l’évènement. Il m’a fait une révérence muette, qui m’a répondu de son consentement et de son zèle. Ensuite, s’approchant du miroir, il a composé son visage ; il a redressé sa perruque, comme si l’agitation de son cœur s’était communiquée jusqu’à sa tête ; et j’ai reconnu encore une fois le vieux Satan sous sa véritable forme. Mais aurais-tu pensé, Belford, qu’il y eût tant… de quoi dirai-je ? Dans un homme tel que ce Donald Patrick. Lui aurais-tu cru des entrailles ? Comment la nature, après avoir été si long-temps morte et ensévelie dans un cœur de cette espèce, revit-elle jusqu’à s’y faire sentir avec cet ascendant ? Mais pourquoi te fais-je cette question, à toi qui ne m’as pas moins surpris, dans la même occasion, par tes bizarres sensibilités ? à l’égard de ce Tomlinson, il paraît que la pauvreté en a fait le méchant homme qu’il est, comme l’abondance nous a fait ce que nous sommes. Ce n’est pas le justifier ; car la nécessité, après-tout, est l’épreuve des principes. Mais qu’y a-t-il donc, dans ce mot assez plat, ou, si tu veux, dans cette chose à laquelle on donne le nom d’ honnêteté , qui fait que moi-même, lorsqu’assurément elle ne peut servir à mes vues présentes, je ne puis me défendre d’en trouver les moindres émanations aimables, dans un Tomlinson, et de prendre une meilleure opinion de lui, depuis que je l’en ai reconnu capable ?