Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 243

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 322-323).


M Lovelace, à M Belford.

samedi, à minuit. nul repos pour les méchans, dit un texte sur lequel je me souviens d’avoir entendu prêcher. Il m’est impossible de fermer les yeux, quoique je n’ai cherché qu’à me procurer une heure de sommeil dans un fauteuil. Ainsi je n’ai que ma plume pour ressource. J’ai congédié le capitaine, après un nouveau débat avec lui sur le sort de ma charmante. Comme il a la tête excellente, et qu’il aurait fait une figure distinguée dans toutes sortes d’états, s’il ne s’était perdu de bonne heure par une lâcheté dans laquelle il fut surpris, il m’a causé d’autant plus d’embarras qu’il avait la raison de son côté. à la fin, il m’a conduit à lui promettre que, si je puis obtenir de la belle un pardon généreux, je me dégagerai le plus heureusement qu’il me sera possible de mes inventions, à la réserve du voyage de ma tante et de Charlotte, qui doit avoir son effet ; et qu’alors, le faisant passer pour le député de l’oncle Jules, je plierai le cou de bonne grâce sous le joug du mariage. Cependant, Belford, si je lui tiens parole, avec la plus grande aversion qu’on ait jamais eue pour cet état, quelle figure ferai-je dans les annales des libertins ? Il sera donc vrai que j’aurai pris inutilement tant de peine ; ou que, pour unique fruit, je me trouverai le seigneur d’une femme que j’aurais pu obtenir avec moins de difficulté et beaucoup plus d’honneur : d’une femme excellente, à la vérité ; mais y en a-t-il une que je ne puisse rendre bonne, moi qui ai le double talent de me faire craindre et de me faire aimer ? D’ailleurs, n’as-tu pas vu que cette fille hautaine ne sait pas ce que c’est que pardonner de bonne grâce ? Est-il vrai même qu’elle m’ait pardonné ? Et ne me tient-elle pas en suspens, avec une rigueur dont je suis persuadé qu’elle souffre la première ? Dans ce moment de silence, je fais réflexion que, si je reprenais mon systême, et la résolution d’éprouver si je ne puis pas faire servir une plus grande faute à lui en faire oublier une petite, en remettant ensuite à trouver les moyens de me faire pardonner la dernière, je pourrais facilement me justifier à mon propre tribunal : et, suivant les maximes de la belle implacable, c’est l’essentiel, c’est avoir tout obtenu. Quoique l’état de la question n’ait pas beaucoup varié, mon dessein, dans toutes mes réflexions, est de ne pas me répéter, ou du moins de ne pas m’arrêter trop sur les points que je crois avoir déjà traités. Ainsi je voudrais que tu prisses la peine de relire mes anciens raisonnemens, sur-tout ceux par lesquels j’ai pleinement répondu à tes dernières absurdités. Joins-y ceux que tu vas lire, à mesure qu’ils tomberont de ma plume ; et je me croirai invincible, du moins dans une dispute de libertin à libertin. Je suppose que la conquête de cette beauté est essentielle à mon bonheur. N’est-il pas naturel, pour tous les hommes, d’aspirer à la possession de ce qui peut les rendre heureux, quelqu’idée qu’aient les autres de l’objet de leurs désirs ? à l’égard des moyens de l’obtenir, par de faux sermens et des vœux frivoles, les poëtes ne nous apprennent-ils pas, depuis deux mille ans, que Jupiter rit des parjures d’un amant ? Réponds, si tu peux, à deux ou trois questions. Les mères, les tantes, les grand’mères, les gouvernantes cessent-elles, depuis le berceau, de prêcher à leurs jeunes innocentes, que les hommes sont des trompeurs, et qu’ils n’ont aucun égard à leurs plus saintes promesses ? Quelle opinion faudrait-il prendre de la bonne foi de toutes ces révérendes matrones, si, de temps en tems, leurs prédications n’étoient vérifiées par l’exemple de quelque petite folle, qui sert de preuve à cette doctrine pour l’utilité des autres ? Ne m’avoueras-tu pas que plus une jeune pécheresse

est distinguée par les grâces de sa personne, et par les avantages du mérite et de la fortune, plus l’exemple a d’éclat et de force ? Ces demandes une fois accordées, dis-moi, je te prie, si, pour tous ces avantages, ce sexe a quelque chose d’égal à ma charmante. Dis-moi, par conséquent, quelle femme est plus propre pour l’exemple ? Au pis aller, j’aurai pensé, avec mon ami Mandeville, que les vices particuliers sont un bien pour le public . Quelle est donc la conclusion ? C’est que, si la chûte de cette chère fille doit être utile à toutes les jolies folles de son sexe, elle doit tomber. Ainsi la dispute me paraît finie. Et que trouverait-on de si rare dans l’aventure, si l’on excepte la longueur du temps que j’employe ? Qu’il ne soit donc plus question de raisonnemens et de discussion sur un point si clair. Je t’impose là-dessus un silence éternel dans tes lettres.