Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 248

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 332-335).


M Lovelace, au même.

je t’avais commencé une autre lettre, qui devait contenir la suite de ma narration ; mais celle-ci partira, suivant toute apparence, avant que je puisse finir l’autre. Celle de Miss Howe, que j’y joins, t’obligera de convenir qu’aucune des deux correspondances ne mérite ma pitié. Aussi suis-je résolu de finir avec l’une, et de commencer sérieusement avec l’autre. Lis ici, si tu veux, cette mémorable pièce. Tu n’es pas mon ami, si tu plaides pour l’une ou l’autre des deux impertinentes filles, après l’avoir lue. à Madame Henriette Lucas, chez Madame Moore, à Hamstead.

après les découvertes que je vous ai communiquées dans ma longue lettre de mercredi dernier, sur les infames pratiques du plus abandonné de tous les hommes, vous jugerez facilement, ma très-chère amie, que ma surprise, en lisant votre billet d’Hamstead, n’a pas été si grande que mon indignation. Si le misérable avait entrepris de brûler une ville, au lieu d’une maison, je n’en serais point étonnée. Ce que j’admire, c’est qu’il n’ait pas découvert plutôt ses griffes ; et je ne trouve pas moins étrange, qu’après l’avantage qu’il s’était procuré sur vous, et dans cette horrible maison, vous ayez trouvé le moyen de sauver votre honneur, et de vous dérober à cette troupe infernale. Je vous ai donné, dans la même lettre, plusieurs raisons qui doivent vous inspirer de la défiance de ce Tomlinson. Il n’y a que trop d’apparence, ma chère, que cet homme est un autre vilain. Puisse la foudre écraser le scélérat qui l’a suscité, et lui, et tout le reste de sa détestable bande, pour conspirer la ruine de la vertu la plus consommée. Le ciel soit loué ! Vous êtes échappée à leurs pièges, et je vous vois hors de danger. Ainsi, je ne vous troublerai point à présent par de nouveaux détails que j’ai recueillis sur cette abominable imposture. La même raison me fait remettre à d’autres tems quelques nouvelles aventures du misérable même, qui sont venues depuis peu jusqu’à moi ; une, en particulier, qui est d’une nature si choquante ! En vérité, ma chère, cet homme est un diable. Toute l’histoire de Madame Fretchville et de sa maison, je l’assure hardiment, n’est aussi qu’une fable. L’infâme caractère ! Quelle horreur j’ai pour lui ! Il vous est venu à l’esprit de quitter l’Angleterre, et les raisons que vous en apportez m’ont touchée sensiblement. Mais prenez courage, ma chère. J’espère que vous ne serez pas dans la nécessité de renoncer à votre patrie. S’il arrivait que vous y fussiez cruellement forcée, j’abandonnerais toutes mes espérances, et vous me verriez bientôt près de vous. Je vous accompagnerais, dans quelque lieu du monde que vous choisissiez pour asile. Je partagerais votre fortune avec vous. Il me serait impossible d’être heureuse, si je vous savais exposée, non-seulement aux périls de la mer, mais encore aux entreprises de ce dangereux sexe. Vos grâces personnelles attireront toujours les yeux sur vous, et vous jetteront dans mille dangers que d’autres éviteraient, avec moins de ces éclatantes faveurs de la nature. C’est à quoi sert presque uniquement la beauté, cet avantage si désiré, si vanté ! ô ma chère ! Si je prenais jamais le parti du mariage, et si je devenais mère d’une Clarisse, (car, pour peu qu’une fille promît, elle n’aurait pas d’autre nom), combien de fois le cœur me saignerait-il en la voyant croître, lorsque je ferais réflexion qu’une prudence et une discrétion sans exemple dans une femme, n’ont pas été dans vous une protection suffisante pour cette beauté qui excite tant de regards et d’admiration ? Que j’appréhenderais peu les attaques de cette maladie qu’on nomme cruelle, parce qu’elle est l’ennemie des beaux visages ! Samedi, après midi. Madame Towsend me quitte à ce moment. Je croyais me souvenir que vous l’aviez vue anciennement avec moi. Mais elle m’assure qu’elle n’a jamais eu l’honneur de vous connaître personnellement. Elle a l’esprit mâle. Elle sait le monde : et ses deux frères étant actuellement au port de Londres, elle garantit leurs services pour une si bonne cause, et ceux même des deux équipages, s’ils deviennent nécessaires. Consentez-y, ma chère. Votre infame aura du moins les bras cassés, pour récompense de toutes ses bassesses. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que Madame Towsend ne peut-être à vous avant jeudi prochain, ou mercredi au plutôt. êtes-vous sûre de votre retraite jusqu’à l’un ou l’autre de ces deux jours ? Je vous crois trop près de Londres. Vous seriez mieux dans la ville même. Si vous changez de lieu, faites-le-moi savoir au même instant. Que mon cœur est déchiré, lorsque je pense à la nécessité où vous êtes de suivre le torrent qui vous pousse, et de cacher jusqu’à votre nom et vos charmes ! Le diabolique personnage ! Il faut qu’il se soit fait un amusement de ses inventions. Cependant ce cruel et barbare amusement est ce qui vous a sauvée des violences subites, auxquelles il n’a eu que trop souvent recours avec des jeunes personnes de fort bonne famille ; car c’est dans cet ordre que le malheureux fait gloire de tendre ses pièges. La bassesse de ce spécieux monstre a plus servi que toute autre considération, à mettre Hickman en crédit auprès de moi. Il est le seul qui sache de moi votre fuite, et les raisons qui vous y ont déterminée. Si je ne les lui avais pas expliquées, il aurait pu juger encore plus mal de l’infame entreprise. Je lui ai communiqué votre billet de Hamstead. Il a tremblé, en le lisant, et son visage s’est couvert de rougeur. Après cette lecture, il s’est jeté à mes pieds, il m’a demandé la permission de se rendre auprès de vous, et de vous offrir un asile dans sa maison. Il avait les larmes aux yeux, et ses instances ne finissaient pas. Je mettrai six chevaux à mon carrosse, me disait-il ; et je ferai gloire, à la face du monde entier, d’aller servir de protecteur à l’innocence opprimée. Son ardeur m’a plu, et je ne le lui ai pas caché. Je ne m’attendais pas à lui trouver tant de vivacité. Mais la soumission d’un homme, pour une femme qu’il aime, n’est peut-être pas une preuve qu’il manque de courage. J’ai cru qu’en retour, je devais quelques égards à sa sûreté, car une démarche ouverte ne manquerait pas d’attirer sur lui la vengeance du plus hardi de tous les brigands, qui a toujours à ses ordres une troupe de scélérats tels que lui, prêts à se soutenir mutuellement dans tous leurs attentats. Cependant, comme M Hickman aurait pu se fortifier du secours de la justice, je ne me serais pas opposée à ses desseins, s’ils avoient pu s’exécuter sans un éclat scandaleux, qui aurait pu faire donner à votre aventure des explications choquantes pour votre délicatesse : et si je n’avais cru voir, avec toute sorte de vraisemblance, que, par le moyen de Madame Towsend, tout peut être ménagé avec moins de bruit et plus de certitude. Madame Towsend se rendra elle-même auprès de vous ; et dès mercredi, suivant ses espérances. Ses frères et quelques-uns de leurs gens seront dispersés aux environs, comme s’ils ne vous connaissaient pas ; non-seulement pour vous escorter à Londres, mais pour vous conduire ensuite jusqu’à sa maison de Depfort. C’est l’arrangement que nous avons pris ensemble. Elle a, dans le même bourg, une proche parente, qui recevra vos ordres, s’il arrive qu’elle soit forcée de vous quitter. Vous pourrez attendre, dans cette retraite, que la première furie de votre misérable se soit rallentie, et qu’il ait fini ses recherches. Il ne tardera point à se rendre coupable de quelque nouvelle infamie, qui comblera peut-être la mesure, et qui le fera condamner au supplice. On pourra publier que vous êtes allée réclamer la protection de votre cousin Morden à Florence ; et s’il peut se le persuader, il sera capable de prendre le chemin de l’Italie, pour suivre vos traces. Ensuite je n’aurai pas de peine à vous procurer un logement dans quelqu’un de nos villages voisins, où j’aurai le bonheur de vous voir tous les jours ; et si cet Hickman continue d’être moins insupportable, ou si ma mère ne fait pas des choses étonnantes, je penserai d’autant plutôt au mariage, que je serai libre alors de recevoir et d’entretenir à mon aise les délices de mon cœur. Que de jours heureux nous passerons ensemble ! Et comme c’est ma plus douce espérance, je me flatte aussi que ce sera votre consolation. à l’égard de votre terre, puisque vous êtes résolue de ne pas employer l’autorité des loix, nous prendrons patience jusqu’à l’arrivée du colonel Morden, ou jusqu’à ce que la honte rappelle certaines gens à la justice. Tout considéré, je suis portée à vous croire beaucoup plus heureuse dans vos nouvelles vues, que vous n’auriez jamais pu l’être en épousant votre monstre. Ainsi je vous félicite d’être échappée, non-seulement à un horrible libertin, mais au plus vil des maris, tel qu’il le sera pour toute femme au monde, sur-tout pour une personne de votre délicatesse et de votre vertu. Vous le haïssez à présent, et du fond du cœur ; je n’en doute plus ma chère. Il serait bien étrange qu’un cœur aussi pur que le vôtre n’abhorrât point ce qui lui est le plus opposé. Dans votre billet, vous me parlez d’un autre que vous ne m’avez écrit que par feinte. Je ne l’ai pas reçu ; d’où vous devez conclure qu’il est tombé entre ses mains : et s’il s’en est saisi, nous sommes fort heureuses qu’il n’ait pas intercepté de même ma longue lettre de mercredi. Remercions-en le ciel, et de ce qu’elle est allée si heureusement jusqu’à vous. Vous recevrez celle-ci par les mains d’un jeune-homme, fils d’un de nos fermiers, à qui j’ai recommandé de ne la remettre qu’à vous. Il doit revenir sur le champ, si vous le chargez de quelque chose pour moi : sinon, il passera par Londres, qu’il n’a jamais vu. C’est un garçon simple, mais fort honnête, à qui vous pouvez parler librement. Si vous ne pouvez m’écrire par cette occasion, ne tardez point à me donner de vos nouvelles par quelqu’autre voie. Ma mère ignore que je vous envoye ce messager. Elle n’est pas encore informée de votre heureuse évasion. J’attendrai, avec une extrême impatience, comment vous vous serez arrangée avec Madame Towsend. Vous vous persuaderez aisément qu’il n’a pas dépendu de moi de vous l’envoyer plutôt. Je me repose sur elle de tout ce que je pourrais vous dire ou vous conseiller de plus ; et je finis par des vœux ardens pour la sûreté présente et le bonheur futur de ma très-chère amie. Ne manque point, Belford, de me renvoyer cette lettre aussitôt que tu l’auras lue. Confesse à présent que je suis dans le chemin de la justice.