Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 25

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 107-112).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

Mardi, 7 mars.

Ma dernière lettre doit vous avoir appris comment je suis traitée, et que votre amie n’est plus qu’une pauvre prisonnière. Nul égard pour ma réputation. Tout le fond de ma cause est à présent devant vous. Croyez-vous qu’on puisse revenir de ces excès de rigueur ? Pour moi, je me persuade qu’on ne pense qu’à tenter la voie de la terreur, pour me faire entrer dans les vues de mon frère. Toute mon espérance est de pouvoir temporiser jusqu’à l’arrivée de mon cousin Morden , qu’on attend bientôt de Florence.

Cependant, s’ils sont résolus d’abréger le tems, je doute qu’il arrive assez tôt pour me sauver. Il paraît clairement, par la lettre de mon frère, que ma mère ne m’a point épargnée dans le rapport qu’elle a fait de nos conférences. D’un autre côté, néanmoins, elle a eu la bonté de m’informer que mon frère avait des vues qu’elle souhaitait que je pusse faire manquer. Mais elle s’était engagée à rendre un compte fidèle de ce qui se passerait entre elle et moi. Elle ne pouvait pas balancer, sans doute, dans le choix d’abandonner une fille, ou de désobliger un mari et toute une famille.

Ils se figurent qu’ils ont tout gagné en congédiant ma pauvre Hannah. Mais aussi long-temps que j’aurai la liberté du jardin et de ma basse-cour, ils se trouveront trompés. J’ai demandé à Betty si elle avait ordre de m’observer et de me suivre, ou si je devais avoir sa permission pour descendre, lorsque je voudrais me promener au jardin et donner à manger à mes bantams ?

Mon dieu, miss ! Vous voulez vous réjouir par cette question. Cependant elle m’a confessé qu’il lui était revenu que je ne devais pas paroître au jardin lorsque mon père, ma mère, ou mes oncles y seroient. Comme il est important pour moi de savoir à quoi je dois m’en tenir, je suis descendue aussi-tôt, et j’y ai passé plus d’une heure, sans aucun obstacle, quoique j’aie employé la plus grande partie de ce temps à me promener devant le cabinet de mon frère, où j’ai remarqué que ma sœur et lui étoient ensemble. Je ne saurais douter qu’ils ne m’aient vue, car j’ai entendu plusieurs éclats de rire, dont je suppose qu’ils ont voulu me faire insulte. Ainsi cette partie de la contrainte où l’on me tient, est sans doute un essai de l’autorité dont on a revêtu mon frère. L’avenir m’en promet peut-être de bien plus mortifians.

Mardi au soir.

Depuis que j’ai écrit ce que vous venez de lire, je me suis hasardée à faire passer une lettre par les mains de Chorey, jusqu’à ma mère, avec ordre de la lui remettre en mains propres, et sans être vue de personne. Je vais en joindre ici la copie. Vous verrez que je cherche à lui faire croire qu’à présent qu’Hannah n’est plus dans la maison, il ne me reste aucune voie pour mes correspondances. Je suis bien éloignée de me croire irréprochable en tout. N’est-ce pas là un petit artifice, qui n’est pas trop digne de mes principes ? Mais cette réflexion ne m’est venue qu’après. La lettre était déjà partie.

Madame, et ma très-honorée mère, vous ayant confessé que j’ai reçu de M Lovelace des lettres pleines de ressentiment, et que j’y ai répondu dans la seule vue de prévenir de nouveaux désastres ; vous ayant communiqué les copies de mes réponses, que vous n’avez pas désapprouvées, quoiqu’après les avoir lues vous ayez jugé à propos de me défendre la continuation de cette correspondance ; je crois que mon devoir m’oblige de vous avertir que j’ai reçu depuis une autre lettre, par laquelle il demande avec beaucoup d’instance la permission de rendre une visite paisible, ou à mon père, ou à vous, ou à mes deux oncles, accompagné de milord M. Je demande là-dessus vos ordres.

Je ne vous dissimulerai pas, madame, que, si la défense n’avait pas été renouvelée, et si d’autres dispositions n’avoient pas fait renvoyer Hannah si subitement de mon service, je me serais hâtée de faire réponse à cette lettre, pour dissuader M Lovelace de son dessein, dans la crainte de quelque accident dont la seule pensée me fait frémir.

Ici je ne puis retenir les marques de ma douleur, en considérant que toute la peine et tout le blâme tombent sur moi, quoiqu’il me paroisse que j’ai servi utilement à prévenir de grands maux, et que je n’ai été l’occasion d’aucun. Car a-t-on pu supposer que je fusse capable de gouverner les passions de l’un ou de l’autre des deux adversaires ? à la vérité, j’ai eu sur l’un quelque légère influence, sans lui avoir donné raison, jusqu’à présent, de penser qu’elle lui ait acquis le moindre droit sur ma reconnaissance. Sur l’autre, madame, qui peut se flatter d’en avoir aucune ?

C’est pour moi une peine des plus sensibles, de me voir dans la nécessité de rejeter tout le mal sur mon frère, quoique ma réputation et ma liberté soient sacrifiées à son ressentiment et à son ambition. Avec de si justes sujets de douleur, ne m’est-il pas permis de parler ?

L’aveu que je vous fais, madame, étant également respectueux et volontaire, j’ose humblement présumer qu’on n’exigera point de moi que je produise la lettre. Il me semble que la prudence et l’honneur me le défendent, parce que le style en est violent. M Lovelace ayant appris (par d’autres voies, je vous assure, que par la mienne ou par celle d’Hannah) une partie des rigueurs avec lesquelles je suis traitée, se croit autorisé à les mettre sur son compte, par quelques discours de la même violence qui sont échappés à quelques-uns de mes proches.

Me dispenser de lui répondre, c’est le mettre au désespoir, et lui donner lieu de croire tous ses ressentimens justifiés, quoique je sois fort éloignée d’en avoir la même opinion. Si je lui fais réponse, et si, par considération pour moi, il prend le parti de la patience, ayez la bonté, madame, de considérer les obligations qu’il se flattera de m’avoir imposées. Je ne vous prierais pas de faire cette réflexion, si j’étais aussi prévenue qu’on le suppose en sa faveur. Mais, pour vous marquer encore mieux combien je suis éloignée de la prévention qu’on m’attribue, je vous demande en grâce, madame, de considérer si l’offre d’embrasser le célibat, que je vous ai faite à vous-même, et que j’exécuterai religieusement, n’est pas, après tout, le meilleur moyen de nous délivrer honnêtement de ses prétentions. Renoncer à lui, sans déclarer que je ne serai jamais à M Solmes, c’est lui faire conclure que, dans les fâcheuses circonstances où je suis, j’ai pris le parti de me déterminer en faveur de son rival.

Si ces représentations ne paroissent d’aucun poids, il ne reste, madame, qu’à faire l’essai des systêmes de mon frère, et je me résignerai à ma destinée, avec toute la patience que je tâcherai d’obtenir du ciel par mes prières. Ainsi, laissant tout à votre prudence, avec le soin d’examiner s’il convient, ou non, de consulter mon père et mes oncles sur ce que je prends la liberté de vous écrire ; si je dois répondre, ou non, à la lettre de M Lovelace ; et par qui, dans le premier cas, ma réponse lui doit être envoyée. Je demeure, madame, votre très-malheureuse, mais toujours très-obéissante fille, Clarisse Harlove.

Mercredi au matin.

On m’apporte à ce moment la réponse de ma mère. Elle m’ordonne, comme vous verrez, de la jeter au feu, mais comme je la crois sûrement entre vos mains, et que vous vous garderez bien de la faire voir à personne, ses intentions n’en seront pas moins remplies. Elle est sans date et sans adresse.

Clarisse,

ne dites pas que tout le blâme et toute la peine retombent sur vous. J’ai plus de part que vous à l’un et à l’autre, et je suis bien plus innocente. Lorsque votre opiniâtreté est égale à la passion de tout autre, ne blâmez pas votre frère. Nous avions raison de croire qu’Hannah servait à vos correspondances. à présent qu’elle est congédiée, et qu’apparemment vous ne pourrez plus écrire à Miss Howe, ni elle à vous, sans notre participation, c’est une inquiétude de moins. Je n’avais d’ailleurs aucun mécontentement d’Hannah. Si je ne le lui ai pas dit à elle-même, c’est que je pouvais être entendue lorsqu’elle est venue prendre congé de moi. J’ai même élevé la voix pour lui recommander, dans quelque maison qu’elle puisse servir, s’il s’y trouve de jeunes filles, de ne pas entrer dans leurs correspondances clandestines. Mais je lui ai glissé deux guinées dans la main, et je n’ai pas été fâchée d’apprendre que vous avez été beaucoup plus libérale.

Je suis fort embarrassée sur ce qui concerne votre réponse à cet homme violent. Que pensez-vous de lui voir prendre un empire de cette nature sur une famille telle que la nôtre ? Pour moi, je n’ai fait connaître à personne que je fusse informée de votre correspondance. Par votre dernière hardiesse (c’en est une bien étonnante, Clary ! D’avoir osé continuer devant M Solmes un sujet que j’avais été forcée d’interrompre), vous m’avez fait craindre que pour votre défense vous ne fussiez capable d’alléguer que j’ai autorisé vos correspondances secrètes, et d’augmenter par conséquent la désunion que vous mettez entre votre père et moi. Vous étiez autrefois toute ma consolation ; vous m’aidiez à supporter mes peines. Aujourd’hui !… mais je vois que rien n’est capable de vous ébranler, et je ne vous en parlerai plus. Vous êtes à présent sous la discipline de votre père. Il ne se laissera pas donner la loi, ni fléchir par des prières.

J’aurais été bien aise de voir la lettre dont vous me parlez, comme j’ai vu toutes les autres. L’honneur et la prudence, dites-vous, vous défendent de me la montrer. ô Clarisse ! Vous recevez donc des lettres que l’honneur et la prudence ne vous permettent pas de montrer à votre mère ! Mais il ne me convient pas de la voir, quand vous seriez disposée à me l’envoyer. Je ne veux pas être dans votre secret ; je ne veux pas savoir que vous entreteniez des correspondances. Et, pour ce qui regarde la réponse, suivez vos propres lumières. Mais qu’il sache au moins que c’est la dernière fois que vous lui écrirez. Si vous lui faites une réponse, je ne veux point la voir. Cachetez là, si vous en faites une. Vous la donnerez à Chorey ; et Chorey… mais ne croyez pas que je vous permette d’écrire.

Nous ne voulons entrer dans aucunes conditions avec lui, et l’on ne consentira pas non plus que vous y entriez. Votre père et vos oncles ne seraient pas maîtres d’eux-mêmes, s’ils le voyaient à leur porte. Quelle raison avez-vous de vouloir l’obliger, en renonçant à M Solmes ? Ce renoncement ne servirait-il pas au contraire à nourrir ses espérances, et tandis qu’il en conservera, serons-nous jamais délivrés de ses insultes ? Quand il y aurait quelque reproche à faire à votre frère, c’est un mal invincible, et le devoir permet-il à une sœur d’entretenir des correspondances qui mettent la vie de son frère en danger ? Mais votre père a mis son propre sceau à l’aversion de votre frère. C’est à présent l’aversion de votre père, celle de vos oncles, la mienne, et celle de tout le monde. Qu’importe la source ? à l’égard du reste, votre obstination m’a ôté le pouvoir de rien entreprendre en votre faveur. Votre père se charge de toutes les suites. Ce n’est plus à moi par conséquent qu’il faut vous adresser. Je veux me réduire à la simple qualité d’observatrice ; heureuse, si je pouvais l’être avec indifférence ! Tandis que j’avais quelque pouvoir, vous ne m’avez pas permis d’en faire l’usage que j’aurais souhaité. Votre tante a été forcée de s’engager à ne se mêler de rien, sans la participation de votre père. Attendez-vous à de rudes épreuves. Si vous avez quelque faveur à espérer, ce ne peut être que de la médiation de vos oncles, et je les crois même aussi déterminés que les autres ; car ils ont pour principe (hélas ! Ils n’ont jamais eu d’enfans) qu’une fille qui, dans l’article du mariage, ne se gouverne point par l’avis de ses parens, est une créature perdue. Gardez-vous qu’on vous trouve cette lettre ; brûlez-la ; elle se sent trop de la tendresse d’une mère, pour une fille dont l’obstination ne peut être justifiée.

Ne m’écrivez plus. Je ne puis rien faire pour vous ; mais vous pouvez tout par vous-même. Revenons, ma chère, à mon triste récit. Après cette lettre, vous vous imaginez bien que je n’ai pas dû me promettre beaucoup d’effet d’une tentative directe auprès de mon père. Cependant j’ai cru qu’il était convenable de lui écrire, ne fût-ce que pour me rendre témoignage à moi-même, que je n’ai rien négligé. Voici ma lettre.

" je n’ai pas la présomption de vouloir entrer en dispute avec mon père. J’implore seulement sa bonté et son indulgence sur un point d’où mon bonheur dépend pour cette vie, et peut-être pour l’autre. Je le supplie de ne pas faire un crime à sa fille, d’une aversion qu’il lui est impossible de surmonter. Je le conjure de ne pas permettre que je sois sacrifiée à des projets et à des possibilités éloignées. Je me plains du malheur que j’ai d’être bannie de sa présence, et prisonnière dans ma chambre. Sur tout autre point, je lui promets un respect aveugle et une résignation parfaite à toutes ses volontés. Je répète l’offre de me borner au célibat, et je ne crains pas de le prendre à témoin lui-même, que je n’ai jamais donné sujet de soupçonner ma fidélité. Je demande en grâce qu’il me soit permis de paraître devant lui et devant ma mère, et de les avoir tous deux pour juges de ma conduite ; faveur d’autant plus chère pour moi, que j’ai trop de raisons de croire qu’on me dresse des piéges, et qu’on emploie l’artifice pour tirer avantage de mes discours, pendant que je n’ai pas la liberté de parler pour ma défense. Je finis avec l’espérance que les instigations de mon frère ne feront pas perdre à une malheureuse fille la tendresse et la bonté de son père ".

Il faut vous faire part aussi de la cruelle réponse. Elle m’a été envoyée ouverte, quoique par les mains de Betty Barnes, qui m’a fait connaître à son air qu’elle n’en ignorait pas le fond.

Mercredi.

Je vous écris, fille perverse, avec toute l’indignation que votre désobéissance mérite. Demander le pardon de votre faute, avec la résolution d’y persévérer, c’est une hardiesse insupportable et sans exemple. Est-ce mon autorité que vous bravez ? Vos réflexions injurieuses contre un frère qui fait l’honneur de la famille, méritent mon plus vif ressentiment. Je vois combien vous faites peu de cas des devoirs du sang, et j’en devine facilement la cause. J’ai peine à supporter les réflexions que cette idée offre d’elle-même. Votre conduite à l’égard d’une mère trop tendre et trop indulgente… mais la patience m’échappe. Continuez, fille rebelle, de vivre loin de mes yeux, jusqu’à ce que vous ayez appris à vous conformer à mes volontés. Ingrate créature ! Votre lettre n’est qu’un reproche de mon indulgence passée. Ne m’écrivez plus que vous ne sachiez mieux ce que vous faites, et que vous n’ayez reconnu ce que vous devez à un père justement irrité.

Cette furieuse lettre était accompagnée d’un billet de ma mère, ouvert aussi et sans adresse. Ceux qui prennent tant de peine à liguer tout le monde contre moi, l’ont obligée apparemment de rendre témoignage contre sa malheureuse fille. Mais ce qu’elle m’écrit n’étant qu’une répé tition de ce qu’elle m’a dit de plus dur dans nos conférences, il est inutile de vous fatiguer par des redites. J’ajouterai seulement qu’elle donne aussi des louanges à mon frère, et qu’elle me blâme de parler si librement de lui.