Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 251

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 339-345).


M Lovelace, au même.

lundi, après midi, chez Madame Sinclair. Tout est disposé au gré de mon cœur. En dépit de toutes les objections, en dépit d’une résistance qui est presque allée jusqu’à l’évanouissement, en dépit des précautions, de la vigilance, des soupçons, la maîtresse de mon ame est rentrée dans son premier logement. C’est à présent que toutes les artères me battent ; c’est à présent que mon cœur est dans une agitation continuelle. Mais le temps ne me permet pas de t’expliquer nos opérations. Ma bien-aimée est occupée actuellement à faire ses malles pour ne remettre jamais le pied dans cette maison. J’ose bien le dire, que jamais elle ne l’y remettra, lorsqu’une fois elle en sera sortie. Cependant pas un mot, pas une condition d’amnistie : l’impitoyable Harlove ne veut pas mériter ma pitié ; elle est toujours résolue d’attendre la lettre de Miss Howe ; et si elle trouve alors quelque difficulté dans ses nouveaux systêmes (c’est me donner sujet de ne la remercier de rien)… alors, alors qu’arrivera-t-il ? Alors même elle prendra du temps pour considérer si je dois obtenir grâce, ou me voir rejeté pour jamais. Odieuse indifférence, qui en fait revivre dans mon cœur cent de cette nature ! Cependant Miladi Lawrance et Miss Montaigu déclarent que je dois être satisfait de cette fière suspension. Ne serait-on pas tenté de croire qu’elles ne veulent qu’irriter ma vengeance ? Elles lui sont extrêmement attachées : tout ce qu’elle dit est précieusement recueilli de sa bouche. Elles se sont rendues caution pour ce soir de son retour à Hamstead ; elles doivent y retourner avec elle. Miladi Lawrance a donné ses ordres pour un souper chez Madame Moore. Tous les appartemens de la maison doivent être remplis par les deux dames et par leur suite (avec ma permission, comme tu te l’imagines ; car ils m’appartiennent pour un mois). Elles se proposent d’y demeurer huit jours au moins, ou jusqu’à ce qu’elles aient obtenu de la charmante rebelle le pardon qu’elles lui demandent pour moi, et d’accompagner Miladi Lawrance dans Oxsorshire. La chère personne s’est laissée amener à ces termes ; elle a promis d’écrire à Miss Howe pour l’informer de toutes les circonstances de sa situation. S’il sort quelque lettre de ses belles mains, tu ne doutes pas que mon génie ne m’apprenne ce qu’elle aura écrit. Mais je suis trompé s’il ne lui prépare pas d’autres occupations. Miladi Lawrance répète à chaque moment qu’elle est sûre de ma grâce, quoiqu’elle ose dire que je n’en suis pas digne. " miladi est trop délicate pour souhaiter des détails sur la nature de mon offense : mais une action qui excite de si vifs ressentimens, doit être une offense contr’elle-même, contre Miss Montaigu, contre toutes les personnes vertueuses de leur sexe. Cependant elle ne cessera point de demander grâce pour moi : elle ne se relâchera point jusqu’à l’heureux jour où, pour mon honneur et pour celui de ma famille, elle nous verra recevoir secrètement la bénédiction du mariage. Jusqu’à ce tems, elle approuve l’expédient de M Jules Harlowe ; et devant les étrangers, elle traitera son incomparable nièce comme ma femme. Stedman, son solliciteur, peut venir prendre ses ordres à Hamstead pour l’affaire qu’elle plaide à la chancellerie ; elle ne se privera point une heure de la compagnie et de l’aimable entretien d’une si chère nièce : elle lui proposera même de monter en carosse pour aller voir à Londres notre cousine Miladi Lesson , qui est dans une mortelle impatience de la connaître. Mais quels seront les ravissemens de Milord M lorsqu’il aura la satisfaction de l’embrasser, et de la nommer sa nièce ! Que Miladi Sadleir va se croire heureuse ! La perte de sa fille, qu’elle pleure si amèrement, lui paraîtra bien avantageusement réparée. " Miss Montaigu s’arrête sur chaque mot qui tombe de ses lèvres. " elle adore parfaitement sa nouvelle cousine ; car il faut qu’elle soit sa cousine, et rien ne l’empêchera de lui donner ce nom. Elle répond d’une admiration égale dans Miss Patty, sa sœur. " oui, dis-je, la larme à l’œil, (assez haut pour être entendu) que cette pauvre Patty va se trouver attendrie à la première entrevue ! Quel charme pour elle de voir paraître une cousine si long-temps promise, avec un air si gracieux ! Si noble ! Si naturel ! " heureuse, heureuse famille ! Nous écrions-nous ensemble. " en un mot, la joie et les transports règnent ici comme à Hamstead : tout le monde est dans l’ivresse, à l’exception de ma bien-aimée , sur le visage de laquelle on voit, au milieu de ses charmes, un air d’inquiétude, et quelques traces de la répugnance extrême qu’elle a marquée pour venir prendre elle-même son linge et ses habits dans cette maison. Il me semble, Belford, que la pitié cherche à me surprendre. Mais loin, loin, mouvemens hors de saison, qui m’avez déja perdu plus d’une fois. Adieu, réflexion ; adieu, remords, égards, compassion : je vous congédie tous au moins pour huit jours. Souviens-toi, Lovelace, de la parole qu’elle a violée, de sa fuite dans un temps où ta folle tendresse t’inclinait à la pitié : souviens-toi de la manière dont elle t’a traité dans sa dernière lettre, et de tous les outrages qu’elle t’a fait essuyer à Hamstead. N’oublie pas la préférence qu’elle donne au célibat sur ton amour ; qu’elle te méprise ; qu’elle va jusqu’à refuser d’être ta femme. Ton cœur orgueilleux refusé par une femme ! Refusé, avec plus d’orgueil encore, par une fille des Harloves, tandis que deux dames de ta maison (c’est du moins l’opinion qu’elle en a,) la supplient en vain d’accorder le retour de son affection à leur parent méprisé, et prennent la loi de son humeur hautaine ! Rappelle-toi, d’autre part, les imprécations de son audacieuse amie, qui ne viennent que de ses représentations, et dont la peine doit retomber par conséquent sur elle-même : rappelle-toi plus particulièrement le complot de la Towsend, qui a pris naissance entre ces deux filles, qui doit éclater dans un jour ou deux ; et n’oublie pas les humiliantes menaces de la petite furie. L’heure de l’épreuve n’est-elle pas arrivée ? Ne suis-je pas au moment que je me suis efforcé d’annoncer, par tant de peines, de dépenses et d’inventions ? Est-il besoin de jeter les offenses de sa maudite famille dans la balance ? J’abhorre la force. Je me souviens de l’avoir dit : il n’y a point de triomphe sur la volonté dans la force. Mais ne l’aurais-je pas évitée, si je l’avais pu ? N’ai-je pas essayé toutes les autres méthodes ? Me reste-t-il d’autre ressource ? Son ressentiment peut-il aller plus loin pour le dernier outrage, qu’elle ne le pousse pour une entreprise puérile ? à quelque excès que je le suppose, n’ai-je pas une réparation présente dans l’offre du mariage ? Elle ne la refusera pas ; j’en suis sûr, Belford. La fière beauté ne refusera rien lorsqu’elle verra son orgueil abattu, lorsqu’elle sentira que ses récits, ses plaintes, et toutes ses affectations de résistance, seront suspects à son propre sexe, et lorsque sa modestie, en remplissant son cœur de ressentiment, n’en aura pas moins le pouvoir de lui fermer la bouche. Mais qui sait si toutes ces difficultés ne sont pas autant de chimères que je me plais moi-même à former ? Clarisse n’est-elle pas une femme ! Quel remède pour un mal commis ? Ne faut-il pas qu’elle vive ? Sa vertu est une sûreté pour sa vie : le tems ne fera-t-il pas le reste ? En un mot, quel parti aura-t-elle à prendre ? Elle ne peut me fuir ; elle sera forcée de me pardonner ; et, comme je l’ai souvent répété, être pardonné une fois, c’est l’être pour toujours. Pourquoi donc mon foible cœur se laisserait-il amollir par la pitié ? Non, non. J’aurai toutes ces idées présentes ; je n’aurai qu’elles dans l’esprit, pour soutenir une résolution que les femmes dont je suis environné veulent parier encore que je n’exécuterai pas. Je t’apprendrai, ma chère et charmante personne, à me le disputer en invention : je t’apprendrai à former des complots contre ton conquérant : je te forcerai de reconnaître que les systêmes de contrebande ne sont pas ton partage, et que c’est d’un Lovelace que toi, ta Miss Howe et ta Towsend doivent prendre des leçons. Qu’allons-nous faire à présent ? Nous sommes plongés dans un abyme de douleur et de crainte. Que les femmes souffrent impatiemment qu’on leur manque ! On s’attendait à partir pour Hamstead, et à quitter pour jamais une maison où l’on n’était rentré qu’avec une mortelle répugnance. Les habits étoient rangés, les malles fermées, elle-même disposée au départ, et moi prêt à l’accompagner. Elle commence à craindre que ce ne soit pas pour ce soir. Dans sa douleur et son désespoir, elle s’est jetée dans son ancien appartement ; elle s’y est renfermée, et Dorcas l’a vue à genoux par le trou de la serrure, priant sans doute pour son heureuse délivrance. Et pourquoi ? D’où vient cette fâcheuse agonie ? Que veux-tu ? Cette Miladi Lawrance ayant quelques ordres à donner avant que de partir pour Hamstead, a repris le chemin de sa maison dans son carosse ; et Miss Montaigu, qui devait l’attendre ici, est montée avec elle, sous prétexte d’aller prendre ses habits de nuit, et d’autres commodités, sans lesquelles on ne passe point la nuit hors de chez soi. Je ne suis pas moins étonné que ma charmante de ne pas les voir revenir. J’ai envoyé savoir ce que signifie ce retardement. Dans le trouble de ses esprits, Miss Clarisse souhaiterait que j’y fusse allé moi-même. J’ai beaucoup de peine à la calmer : cette fille est insupportable. Je ne sais d’où viennent ses craintes. Je maudis le délai de mes deux parentes, et la lenteur de mon laquais, qui se fait attendre aussi. Que le diable les emporte ! Ai-je déjà dit vingt fois. Qu’elles envaient leur carrosse, et nous partirons sans elles. J’ai même ordonné au messager de le dire à Miladi Lawrance, et j’ai eu soin que ma charmante pût l’entendre. Je dis à présent que peut-être s’arrête-t-il pour nous amener la voiture, s’il est survenu quelque chose qui ne permette point aux dames d’accompagner aujourd’hui ma charmante. Je ne cesse point de les donner au diable. Elles avoient promis de ne pas s’arrêter, parce qu’il n’y a pas deux jours qu’un carrosse fut volé au pied de la coline de Hamstead ; ce qui a fort alarmé ma chère Clarisse lorsqu’on lui a fait ce récit. Mais je vois revenir mon laquais, avec un billet de ma tante. à M Lovelace.

lundi au soir. Faites agréer nos excuses, je vous en supplie, mon cher neveu, à ma très-chère et très-aimable nièce : une nuit ne changera rien à nos arrangemens. Depuis notre arrivée, Miss Montaigu s’est évanouie trois fois successivement. L’excès de sa joie, je m’imagine, d’avoir trouvé votre chère dame si supérieure à notre attente, et son empressement trop vif pour la rejoindre, ont causé ce fâcheux contre-tems. Pauvre Charlotte ! Malgré son air de santé, vous savez qu’elle est très-foible. Si la force lui revient, nous irons certainement vous prendre demain, après notre déjeûner. Mais soit qu’elle soit mieux ou non, je ne perdrai pas le plaisir de conduire votre chère dame à Hamstead, et je serai demain chez vous, dans cette vue, avant neuf heures du matin. Mille complimens, tels que je les dois, au digne objet de vos affections. Je suis votre affectionnée, etc. élizabeth Lawrance. De bonne foi, Belford, je ne sais plus où j’en suis moi-même ; car, à ce moment, ayant fait porter ce billet en haut par Dorcas, ma chère Clarisse est sortie de sa chambre, le billet à la main, dans un véritable accès de frénésie. Elle s’était plainte aujourd’hui d’un grand mal de tête. Dorcas est venue me dire, hors d’haleine, que sa maîtresse descendait dans quelque étrange dessein ; mais elle n’a pas eu le temps d’achever. J’ai su depuis qu’après avoir lu le billet, elle s’était écriée d’un ton lamentable : c’est à présent que je suis perdue ! ô malheureuse Clarisse ! dans le même transport, elle a déchiré sa coëffure et ses manchettes. Elle a demandé où j’étais ; et se précipitant sur l’escalier, elle est entrée dans le parloir, ses beaux cheveux flottant sur ses épaules, ses manchettes en pièces sur ses mains, les bras étendus, et les yeux si égarés, qu’ils paroissaient prêts à sortir de leur orbe. Elle s’est jetée à mes pieds ; et m’embrassant les genoux : cher Lovelace ! M’a-t-elle dit, d’une voix tremblante ! Si jamais… si jamais… si jamais… là, sans pouvoir ajouter un seul mot, et lâchant mes genoux, elle est tombée sans mouvement sur le plancher. Je suis demeuré dans l’étonnement que tu peux te représenter. Tous mes projets ont été suspendus quelques instans. Je ne savais ce que j’avais à dire ou à faire. Mais, après un peu de réflexion, suis-je prêt, ai-je pensé, à me trahir encore une fois ? Et me laisserai-je ici jouer ou vaincre ? Si je recule, c’est fait de moi pour jamais. Je l’ai soulevée ; mais elle est retombée aussitôt, les jambes lui manquant, comme s’il s’était fait une dissolution dans ses jointures. Cependant elle ne paroissait pas évanouie. Je n’ai jamais vu ni entendu rien d’approchant. Presque sans vie, ou du moins sans usage de la voix pendant quelques momens. Quelle doit avoir été sa terreur ! Cependant à l’occasion de quoi ? Cette chère ame se fait de furieuses idées des choses ! Ignorance pure ai-je pensé. Cependant je suis parvenu à la lever. Je l’ai placée sur une chaise ; et je lui ai reproché de se livrer à de vaines alarmes. Je lui en ai marqué de l’étonnement. Je l’ai conjurée de se rassurer ; de se reposer sur ma foi et mon honneur. Je lui ai renouvelé tous mes anciens sermens, et j’en ai prodigué de nouveaux. à la fin, ouvrant la bouche, avec un sanglot capable de fendre le cœur, elle m’a dit en termes interrompus ; je vois… je vois, M Lovelace, je vois… je vois que je suis perdue… si… si votre pitié… ah ! J’implore votre pitié : et sa tête, comme un lis surchargé de rosée, dont la tige est à demi rompue, s’est abaissée sur son sein, avec un soupir qui m’a réellement pénétré l’ame. Je lui ai représenté tout ce qui m’est venu à l’esprit pour relever son courage. Lorsqu’elle s’est trouvé un peu plus de force, elle m’a demandé pourquoi je n’avais pas envoyé chercher le carrosse, comme je l’avais proposé. J’ai répondu qu’on y était allé sur le champ, mais que miladi avait envoyé chercher un médecin pour Miss Montaigu, dans la crainte qu’il ne se fît trop attendre. M Lovelace ! M’a-t-elle dit, d’un air de défiance, et la douleur dans les yeux. Miladi Lawrance, ai-je repris, pourrait trouver étrange qu’elle se fît une peine de demeurer une nuit, pour l’attendre, dans une maison où elle en avait passé un si grand nombre. Elle m’a donné, là-dessus, des noms injurieux. J’ai pris patience. Elle a parlé de se rendre chez Miladi Lawrance. Oui, elle y voulait aller sur le champ… du moins (en se reprenant avec un soupir) si la personne à laquelle je donnais ce nom, était Miladi Lawrance en effet. si ! ma chère ; juste ciel ! Quelle horrible idée ce doute m’apprend que vous vous faites de moi ! Pourquoi l’y forçais-je ? M’a-t-elle dit. Mais, si ses soupçons étoient mal fondés, qu’il lui fût permis du moins d’aller chez Miladi Lesson. Alors, prenant un ton plus résolu ; j’irai, a-t-elle repris. Je demanderai mon chemin. J’irai seule… et dans ce mouvement, elle a voulu forcer le passage. Je l’ai retenue, en passant mes deux bras autour d’elle. Je lui ai représenté l’état de Miss Montaigu, et combien son impatience allait augmenter l’incommodité de cette pauvre cousine. Elle a protesté qu’elle ne me croyait plus, qu’elle ne me croirait jamais, si je ne faisais venir sur le champ un carrosse du coin de la rue, puisqu’il ne lui était permis d’aller, ni chez Miladi Lawrance, ni chez Miladi Lesson ; et si je ne lui laissais la liberté de retourner à Hamstead, quelque heure qu’il pût être. Elle partirait seule. Tant mieux, si je la laissais partir seule. Tout lui paroissait si révoltant, si insupportable, dans une maison dont Miladi Lawrance, qui s’en était informée, avait elle-même une fort mauvaise opinion, qu’elle étoit résolue de n’y pas demeurer la nuit. Remarque, Belford, que, pour éloigner ses défiances, mes nouvelles parentes ne lui avoient pas parlé trop avantageusement de Madame Sinclair et de sa maison. La violence de ses agitations m’a fait appréhender sérieusement quelque désordre pour son esprit ; et, prévoyant qu’avant la fin de la nuit elle aurait d’autres assauts à soutenir, j’ai pris le parti de la flatter, en ordonnant à mon laquais d’amener sur le champ, à quel prix que ce fût, un carrosse pour la conduire à Hamstead. J’ai tenté de l’effrayer par la crainte des voleurs. Elle a méprisé le danger. Il m’a semblé que je faisais le sujet de ses craintes, et que la maison causait toute sa terreur : car j’ai vu clairement que l’histoire de Miladi Lawrance et de Miss Montaigu ne lui paroissait plus qu’une imposture. Mais la confiance et la crédulité commencent à lui manquer un peu trop tard. Que te dirai-je, Belford ? L’amour et la vengeance ont pris possession de tous mes sens ! Ils me déchirent tour à tour ! Les pas que j’ai déjà faits ! Les instigations des femmes ! Le pouvoir que j’ai de pousser l’épreuve à son dernier point, et de me marier ensuite, si je ne puis obtenir d’autre composition ! Que je périsse si je laisse échapper l’occasion ! Mon laquais ne paraît point encore. Il est près d’onze heures. Enfin mon laquais est arrivé. On ne trouve plus de carrosse, à prix d’or ni d’argent. La nuit est trop avancée. Elle me presse encore une fois, elle me conjure de la laisser aller chez Miladi Lesson : cher Lovelace ! Bon Lovelace ! Faites-moi conduire chez Miladi Lesson. L’incommodité de Miss Montaigu est-elle comparable à ma terreur ? Au nom du tout-puissant ! M Lovelace ! Les mains jointes, et les serrant l’une contre l’autre. ô mon ange ! Dans quel désordre je vous vois ! Savez-vous, mon cher amour, quel air vos chimériques terreurs ont répandu sur votre charmant visage ? Savez-vous qu’il est onze heures passées ? Ah ! Qu’importe l’heure ? Minuit, deux heures, quatre heures du matin. Si vos intentions sont honorables, laissez-moi sortir de cette odieuse maison. Observe, Belford, que ce détail, quoiqu’écrit après la scène, est recueilli aussi fidèlement que si je m’étais retiré à chaque circonstance, ou à chaque phrase, pour l’écrire. J’aime cette manière vive de peindre les choses, et je sais que tu l’aimes aussi. à peine ma charmante avait-elle prononcé ces derniers mots, que Madame Sinclair est entrée avec beaucoup de chaleur. Quoi donc, madame ! Eh ! Que vous a fait cette maison ? M Lovelace, vous me connaissez depuis quelque tems. Si je n’ai pas l’honneur de plaire à une dame si délicate, je ne crois pas mériter non plus qu’elle me traite si mal. Et se tournant encore vers ma charmante, ses deux gros bras appuyés à revers sur ses côtes : ho ! Madame, je suis bien aise de vous le dire, vos discours m’étonnent. Vous pourriez ménager un peu plus mon caractère. Et vous, monsieur, (en me regardant fixement, et secouant la tête) si vous êtes un galant homme, un homme d’honneur… quelque dégoût que ma charmante eût pour cette femme, elle ne lui avait jamais trouvé que des manières honnêtes et soumises. Son air mâle et ses regards farouches l’ont fort effrayée. Justice du ciel ! S’est-elle écriée ; de quoi suis-je menacée ? Et tournant de côté et d’autre des yeux comme égarés, qui sera mon protecteur ? Hélas ! Que vais-je devenir ? Comptez sur moi, ai-je interrompu vivement. Mon cher amour, comptez sur moi. Mais, au fond, vous traitez trop durement cette pauvre Madame Sinclair. Elle est née demoiselle ; elle est veuve d’un homme de considération ; et quoique sa fortune l’oblige de louer des appartemens, elle n’est pas capable d’une bassesse volontaire. Peut-être… peut-être me suis-je trompée, m’a répondu la tremblante Clarisse ; mais je crois… je crois ne commettre aucun crime, en disant que je n’aime pas sa maison. Le vieux dragon s’est avancé vers elle, les bras encore sur ses deux côtés, les sourcils hérissés, les yeux étincelans, la lèvre d’en bas assez remontée sur l’autre pour souffler dans ses narines, le menton allongé et courbé par la violence de sa passion, et de deux ho, madame , prononcés avec le même air de furie, elle a causé tant d’épouvante à la timide Clarisse, que cette chère personne a pris ma manche pour implorer mon secours. J’ai commencé à craindre qu’elle ne tombât dans un mortel évanouissement. Un regard d’indignation que j’ai jeté sur la Sinclair a fini cette scène. Je lui ai dit, pour soutenir les apparences, que je ne comprenais pas quelles pouvaient être ses intentions, soit en prêtant l’oreille à ce qui se passait entre ma femme et moi, soit en paroissant devant nous sans être appelée ; et bien moins, d’où lui venait l’audace de prendre des airs si violens. En effet, Belford, tu me blâmes peut-être d’avoir souffert que cette malheureuse ait poussé si loin l’effronterie. Mais tu juges bien qu’elle est venue sans mon ordre. Elle n’a pas laissé de me continuer ses services, en se jetant sur une chaise, où, d’une voix mêlée de sanglots, et son mouchoir aux yeux, elle a gémi de la dureté de madame et de la mienne. Les efforts que j’ai faits pour l’appaiser, et pour la réconcilier avec ma femme, m’ont occupé jusqu’après minuit. C’est ainsi que, moitié terreur et foiblesse, moitié embarras de voir la nuit si avancée, elle a perdu l’idée d’aller chez Miladi Lesson, et bien-tôt celle d’aller dans tout autre lieu.