Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 256

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 350-353).


M Lovelace, à M Belford.

vendredi, 16 de juin. Ton aventure me chagrine ; mais j’espère qu’elle ne te retiendra pas long-temps au lit. Je me suis fait raconter, par ton laquais, combien il s’en est peu fallu que tu ne te sois cassé le cou. Puisse ta chûte ne présager rien de pis ! Il me semble que tu n’es plus d’une humeur aussi entreprenante que tu en faisais gloire autrefois. Cependant, gai ou mélancolique, tu vois que le cou d’un libertin est toujours en danger ; si ce n’est pas du côté de la justice, c’est de la part de son propre cheval. Cette bête me paraît vicieuse, et je te conseille de ne jamais remonter dessus. C’est trop, que le cavalier et le cheval soient vicieux tout à la fois. Tu me fais exhorter, par ton laquais, à continuer de t’écrire dans ta solitude forcée, et de dissiper ton ennui par mes lettres. Mais comment serais-je amusant pour les autres, lorsque le sujet l’est si peu pour moi ? César n’avait jamais connu le poids de l’empire, jusqu’à ce qu’il fût parvenu au point où Pompée avait été, c’est-à-dire, au dernier terme de l’ambition : et ton ami Lovelace n’a jamais su ce que c’est qu’humeur sombre, avant que d’avoir rempli ses désirs sur la plus charmante de toutes les femmes, comme César sur la plus puissante république du monde. Que dis-je, rempli ! Lorsqu’il y manque le consentement, la volonté, et que j’aspire encore à ce bien ? Cependant je suis prêt à me joindre à toi, dans le regret que tu as, me fais-tu dire, (quoique l’idée ne soit pas des plus obligeantes,) que ta disgrace ne me soit pas arrivée à moi-même avant la nuit de lundi dernier ; car la pauvre Clarisse est tombée dans un excès tout opposé à celui dont je t’ai fait le récit dans ma lettre précédente. Elle est trop vive à présent, comme elle était auparavant trop stupide. S’il ne lui restait pas quelques intervalles lucides, on la croirait absolument folle, et je serais obligé de la faire renfermer. Ce nouvel accident me jette dans un trouble affreux. Je crains réellement que sa raison ne soit attaquée sans ressource. Qui diable aurait appréhendé de si étranges effets d’une cause si légère ? Mais ces filles à grands sentimens, ces ames distinguées, qui se sont données comme en exemple à tout leur sexe (je reconnais qu’il s’en trouve à présent) sont si difficiles à réduire au niveau commun, qu’un homme sage, qui préfère son repos à la gloire de les vaincre, ne doit rien avoir à démêler avec elles. Lorsque je me fais la violence de paraître devant elle, je n’épargne rien pour calmer ses esprits. Je lui demande pardon. Je lui fais des sermens de bonne foi et d’honneur. Que n’ai-je pu lui persuader, dans ma première visite, que nous étions actuellement mariés, et confirmer, par des témoins, que la cérémonie avait été célébrée la nuit du lundi ? Quoiqu’elle eût la permission entre ses mains, je m’imagine que, dans son désordre, elle m’aurait cru, et les conséquences en auraient été charmantes. Mais il est trop tard. J’abandonne cette espérance, et je lui proteste à présent que ma résolution est de l’épouser, au moment que j’apprendrai si son oncle veut nous accorder sa présence à la célébration. Mais elle demeure sans réponse. Elle ne prête l’oreille à rien : et, soit dans ses momens de trouble ou de raison, j’observe qu’elle ne supporte rien plus impatiemment que ma vue. Je suis pénétré de pitié jusqu’au fond du cœur. Je me maudis moi-même, lorsque je la vois dans ses accès, et que j’appréhende la perte absolue des charmantes facultés de son ame ; mais je tourne encore plus mes imprécations sur les femmes, qui m’ont inspiré ce fatal expédient. Dieu ! Dieu ! Quels tristes effets il a produits ! Et quel avantage en ai-je tiré ? La nuit passée, pour la première fois depuis lundi, elle a demandé une plume et du papier. Mais elle ne cesse pas d’écrire avec une précipitation qui marque le désordre de son esprit. Cependant j’espère que cet artifice pourra servir à le calmer. Dorcas me dit à l’instant que tout ce qu’elle écrit, elle le déchire, et qu’elle jette les fragmens sous sa table, soit qu’elle ne sache ce qu’elle fait, ou qu’elle ne soit pas contente de ses premières idées. Ensuite, elle se lève, elle se tord les mains, elle pleure, elle cherche autour de la chambre une place pour s’asseoir ; et retournant à sa table, elle se remet dans son fauteuil, où elle reprend sa plume. Dorcas m’a remis, de sa part, une lettre assez bizarre ; quel autre nom puis-je lui donner ? portez cette lettre, lui a-t-elle dit, au plus vil de tous les hommes . L’impertinente Dorcas s’est hâtée de me l’apporter sans autre adresse. J’ai commencé à la transcrire, dans le dessein de t’envoyer la copie. Mais elle est en vérité si remplie d’extravagances, que je ne puis aller jusqu’à la fin ; et l’original est trop singulier pour sortir de mes mains. Je te transcrirai néanmoins quelques-uns des papiers qu’elle a mis en pieces, ou jetés par terre, pour la nouveauté du spectacle, et pour te faire voir combien son esprit travaille, depuis qu’elle est dans ce triste état. C’est te fournir de nouvelles armes contre moi. Mais épargne-toi les commentaires. Mes propres réflexions les rendent inutiles. Dorcas, craignant que sa maîtresse ne demande ses fragmens, souhaite de les remettre dans le lieu où elle les a pris. Will, que j’avais chargé d’une commission pour Hamstead, et tu juges aisément dans quelle vue, revient m’apprendre que Madame Towsend alla hier chez Madame Moore, accompagnée de trois ou quatre hommes de fort mauvaise mine. Elle parut entendre avec beaucoup d’étonnement, que je suis parfaitement réconcilié avec ma femme, et que deux belles dames de mes parentes, qui étoient venues la voir, l’ont engagée à retourner à Londres, où elle est extrêmement heureuse avec moi. Elle soutint que nous n’étions pas mariés, à moins que la cérémonie n’eût été célébrée à Hamstead ; et les femmes étoient bien sûres qu’il n’y avait pas eu de célébration dans leur bourg ; mais, ne l’étant pas moins que Madame Lovelace est heureuse et tranquille, elles n’ont pas ménagé les auteurs du désordre, lorsqu’elles ont su que Madame Towsend est liée avec Miss Howe. Comme je suis sûr que ma belle ne peut écrire ni recevoir aucune lettre, j’ai peu d’inquiétude à présent de ce côté-là. Je m’imagine que Miss Howe sera fort embarrassée de ce qu’elle doit penser, et qu’elle ne se hasardera pas à chercher des éclaircissemens par les anciennes voies. Peut-être supposera-t-elle que son amie a changé de disposition en ma faveur, et qu’elle a honte de l’avouer. Quelle autre idée pourrait-elle prendre, lorsqu’elle ne reçoit rien de sa part, et qu’elle est bien persuadée que sa dernière lettre lui a été remise en mains propres ? En attendant ce que l’avenir nous prépare, il m’est tombé dans la tête un petit projet d’une espèce nouvelle, sans autre vue, je t’assure, que celle de me procurer un peu d’amusement. La variété a des charmes auxquels je ne résiste point. Je ne puis vivre sans intrigue. Ma charmante n’a point à présent de passions, c’est-à-dire, aucune de celles que je lui souhaiterois. Elle exerce uniquement mon respect. Je suis actuellement plus porté à regretter mes offenses, qu’à les renouveller ; et je conserverai cette disposition jusqu’à son rétablissement, parce que je ne puis savoir plutôt comment elle les aura prises. T’apprendrai-je mon projet ? Il n’est pas d’une profondeur extrême : c’est de faire venir ici Madame Moore, Miss Rawlings et ma veuve Bévis, qui souhaitent beaucoup de rendre visite à Madame Lovelace, à présent que nous menons ensemble une vie heureuse : et, si je puis arranger les circonstances à mon gré, Belton, Mowbray, Tourville et moi, nous enseignerons à ces trois femmes un peu plus des allures de cette méchante ville, qu’elles ne paroissent en savoir. Pourquoi m’auraient-elles connu, sans en devenir meilleures et plus sages. Je voudrais bien qu’on s’avisât de disputer aux libertins les lumières de l’expérience ! Deux de ces femmes m’ont causé assez d’embarras, et je suis sûr que la troisième me pardonnera de lui avoir fait passer agréablement une soirée. Tiens, je me sens dans le besoin absolu de quelque partie folle, et celle-ci me promet de l’amusement. Ces femmes me connaissent déjà pour un homme fort libre, et ne m’en aiment pas moins, ou je suis trompé. J’aurai soin qu’elles soient traitées assez librement, aux yeux l’une de l’autre, pour être obligées, en bonne politique, de tenir conseil ensemble. N’est-ce pas leur rendre un très-bon office, puisque c’est former un nouveau nœud d’union et d’amitié entre trois voisines, qui n’ont eu jusqu’à présent, l’une à l’autre, que des obligations communes ? Tu n’as pas besoin qu’on t’apprenne, que les secrets d’amour, et ceux de cette nature sont généralement le plus sûr lien du commerce entre les femmes. Cependant, si la raison revenait heureusement à ma charmante, j’aurais assez de nouvelles affaires pour employer toutes mes facultés, sans qu’il soit besoin de leur chercher d’autres occasions. Combien de fois t’ai-je fait observer qu’elle a servi, sans le savoir, à sauver de mes mains une prodigieuse quantité d’autres filles ? Samedi au soir. Suivant le récit de Dorcas, la chère personne semble un peu revenue. Je me hâterai d’en donner avis au digne capitaine Tomlinson, afin qu’il en informe aussi-tôt son oncle Jules. C’est de ce côté-là que je veux tirer mon principal secours pour calmer sa furie, ou du moins pour en rabattre la première violence.