Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 269

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 378-379).


M Lovelace, à M Belford.

au château de M, mardi, 27 de juin, à minuit. Ta lettre arrive à l’instant, par la diligence extraordinaire de mes couriers. Quel homme d’honneur je te vois tout d’un coup ! Ainsi donc tu prends le caractère imaginaire d’un garant, pour me menacer ? Si je n’étais pas heureusement déterminé en faveur de cette chère personne, je n’aurais pas pensé à t’employer. Mais je te dirai, en passant, que si j’avais changé de résolution après t’avoir engagé dans cette entreprise, je me serais contenté de t’assurer que telle avait été mon intention, lorsque tu t’étais engagé pour moi, et de t’expliquer les raisons de mon changement ; après quoi je t’aurais laissé aux inspirations de ton propre cœur. Le mien n’a jamais connu la crainte d’un homme ni celle d’une femme, jusqu’au temps où j’ai commencé à voir Clarisse Harlove ; ou plutôt, ce qui est beaucoup plus surprenant, jusqu’à ce qu’elle soit tombée sous mon pouvoir. Tu es donc résolu de ne voir cette charmante qu’à certaines conditions ; eh bien, ne la vois pas, et n’en parlons plus. Que m’importe à moi ? Mais j’avais fait tant de fonds sur l’estime que tu m’avais marquée pour elle, que j’ai cru te faire autant de plaisir que tu me rendrais de service. De quoi est-il question ? De lui persuader qu’elle doit consentir à la réparation de son honneur : car à qui ai-je fait tort qu’à moi-même, en me dérobant mes propres joies ? Et s’il y a quelque favorable disposition dans son cœur, que nous manque-t-il à présent que la cérémonie ? Je l’offre encore ; mais si la belle retire sa main ; si c’est inutilement que je tends la mienne ; que puis-je de plus ? Je lui écris encore une fois. Si son obstination et son silence continuent après cette lettre, ses reproches ne doivent tomber que sur elle-même. Mais, après tout, mon cœur est entièrement à elle. Je l’aime au-delà de toute expression, et je ne puis m’en défendre. Ainsi j’espère qu’elle recevra ces dernières instances aussi favorablement que je le désire. J’espère qu’après avoir reconnu le pouvoir qu’elle a sur moi, elle ne prendra pas plaisir, comme une femme ordinaire, à me chagriner, à me tourmenter par des affectations et des caprices. Veut-elle me faire grâce, pendant que j’écoute mes remords ? Quoique je dédaigne d’entrer en conditions avec toi pour ma sincérité, toutes les épreuves finiront ; je n’épargnerai rien pour la rendre heureuse : car, plus je me rappelle tout ce qui s’est passé entr’elle et moi, depuis le premier moment de notre liaison, plus je suis forcé de reconnaître qu’elle est la vertu même, et qu’il n’y en eut jamais d’égale à la sienne. Lorsque tu me proposes de lui laisser le choix d’un autre jour, considères-tu qu’il est impossible que mes inventions et mes ruses demeurent cachées plus long-temps ? C’est ce qui me rend si pressant pour jeudi ; d’autant plus que je m’en suis fait comme une nécessité par les suppositions qui regardent son oncle. Si je reçois quatre mots de sa main, il n’y a point d’obstacle ni de fatigue qui puisse m’empêcher d’arriver jeudi ; et, quand il serait trop tard pour l’heure canonique à l’église, son appartement ou tout autre conviendra également à la scène. Il n’en coûtera que de l’argent, et je ne l’ai jamais épargné pour elle. Pour te faire connaître que je ne te veux aucun mal, je t’envoie la copie de deux lettres ; l’une pour elle : c’est la quatrième, et ce sera nécessairement la dernière ; l’autre pour le capitaine Tomlinson, tournée comme tu verras, de manière qu’il puisse la lui montrer. à présent, Belford, soit que tu prennes part, ou non, à la conclusion de notre histoire, tu connais mes intentions.