Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 291

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 407-408).


M Lovelace, à M Belford.

au château de M dimanche au soir 15 de juillet. Tout est perdu, Belford. L’enfer s’en mêle. Que faire à présent ? Malédiction sur toutes mes inventions et sur toutes mes ruses ! Mais je l’éprouve déjà jusqu’au fond de l’ame et du cœur. Tu m’as dit que ma punition ne faisait que commencer. Malheureux prophète ! M’apprendras-tu quelle en sera la fin ? Je demande ton secours. Au moment que tu recevras cette lettre, rassemble toutes les forces de ton zèle et de ta diligence. Le courrier vole pour la vie et la mort. J’espère qu’il te trouveras dans ton logement de Londres, si tu n’es pas à ta campagne, où ses ordres le feront passer d’abord. Cette maudite, maudite Sinclair me dépêcha hier un homme à cheval, avec une lettre triomphante de Sally Martin, pour m’apprendre qu’elles ont découvert mercredi dernier ma divine Clarisse ; et qu’hier au matin, elles la firent arrêter, en sortant de l’église, où peut-être avait-elle été prier pour ma réformation ! Par deux archers, qui la mirent dans une chaise à porteurs, et qui la conduisirent en lieu de sûreté. Elle est arrêtée pour une somme de 150 livres sterlings, que la Sinclair feint de lui demander pour son logement et sa nourriture. Outre l’infamie du procédé, tous ses habits et ses effets étant demeurés chez ce vieux démon, elle se trouve dans l’impuissance de faire la somme. Il y a déjà deux jours qu’elle languit chez l’archer. Cette après-midi, avant l’arrivée de la lettre, j’étais monté en carrosse pour prendre l’air avec mes tantes. Je ne fais que rentrer au château, où je trouve le sujet d’un désespoir qu’il m’est impossible de t’exprimer. Ne perds pas un instant, cher Belford. Au nom de dieu, vole aux pieds de ma déesse offensée. Mon cœur saigne pour elle. Elle n’a pas mérité cet odieux traitement. Je n’ose m’éloigner d’ici. On attribuera ce malheur à mon invention ; et l’absence me rendrait encore plus suspect. Que tous les démons de l’enfer se saisissent de cette infâme vieille ! Elle croit s’être acquis un nouveau mérite à mes yeux. Mais, laisse, laisse-moi faire. Malheureux, trois fois malheureux incident ! Et dans un temps où les apparences commençaient à changer pour ma chère Clarisse ! Vole, te dis-je. Justifie-moi de cette détestable aventure. Tu peux lui jurer, par tout ce qu’il y a de sacré, que je n’y ai pas eu la moindre part. Cependant, après tant de noirs complots, elle aura peine à te croire : mais fais-lui comprendre que celui-ci serait d’une bassesse dont je ne suis pas capable. Fais-lui rendre la liberté au moment que tu arriveras. Déclare-lui qu’elle est libre, et sans aucune condition. Demande-lui pardon, pour moi, à deux genoux. Assure-la que, dans quelque lieu qu’elle se retire, je ne l’importunerai plus ; que je n’approcherai pas d’elle sans sa permission ; que cette disgrace m’a touché jusqu’aux larmes. Et gardes-toi bien de souffrir qu’aucune des maudites créatures se présente devant elle. Demande-lui seulement, pour toi, la permission d’aller quelquefois recevoir ses ordres. Tu as toujours été son ami, son avocat. Que ne donnerais-je pas pour avoir écouté tes conseils ! Prends soin que tous ses habits et ses effets lui soient envoyés sur le champ, comme un léger témoignage de ma sincérité, et n’épargne pas les instances, pour lui faire accepter tout l’argent que tu pourras porter sur toi. Cette chère personne doit manquer de tout ! N’oublie pas de m’apprendre comment elle a été traitée. Si la rigueur s’en est mêlée, malheur aux coupables ! Aussi-tôt que tu l’auras délivrée, prends ta montre dans tes mains ; maudis pendant une heure entière toute la race de dragons et de serpens, jusqu’à ce que l’haleine te manque ; et dis-leur que tu le fais par mon ordre, pour les remercier de leur abominable service. Leur devoir, après l’avoir trouvée, étoit de m’avertir, et d’attendre ma réponse. Que le chef de l’enfer les enlève toutes, l’une après l’autre, par le toît de leur infâme maison ; et qu’en volant, il les mette en pièces contre le sommet des cheminées ! Que tous les démons subalternes ramassent leurs lambeaux dispersés, et qu’ils en fassent un sale paquet, pour le placer au lieu qui lui convient, c’est-à-dire, au centre de l’élément du feu, et l’y sceller avec un mastic de plomb fondu !

Un mot ! Hâte-toi : je donnerais un empire pour un mot qui m’apprenne quelque nouvelle supportable.