Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 294

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 410-411).


M Belford, à M Lovelace.

dimanche au soir, à 6 heures. De quelle détestable aventure as-tu résolu de me rendre témoin ? Tu peux le prendre sérieusement, ou t’en faire un sujet de raillerie, si tu veux : mais je t’apprends que l’excellente femme dont tu ne te lasse pas d’outrager la vertu, ne sera plus long-temps ton jouet, ni celui de la fortune. Cruel Lovelace ! Je vais te peindre une scène qui n’a pas besoin d’art pour tirer des larmes de tes yeux mêmes, et du sang de ton cœur endurci. C’est toi, toi seul, qui devrais porter du secours à Miss Harlove dans sa prison, puisque tu es le seul auteur de ses infortunes. Cette commission est au-dessus de mes forces, au-dessus des forces de tout autre que toi. Ne me dis point que tu n’as rien à te reprocher ici du côté de l’intention. C’est une suite naturelle de tes ordres précédens, et ceux qui connaissent tes autres indignités ; ont cru te plaire par cet infame service. Aussi peux-tu compter qu’il a consommé ton barbare ouvrage ; et je te conseille à présent de publier que tu penses sérieusement à l’épouser, quelles que soient là-dessus tes intentions. Tu le peux avec sûreté. Elle ne vivra pas assez long-temps pour mettre ta parole à l’épreuve : et ce langage servira du moins à pallier l’horreur de ta conduite. Il te fera souffrir un peu plus long-temps dans la société humaine. Il empêchera ceux qui ne connaissent pas aussi bien que moi ton impitoyable cœur, de te reléguer dans les déserts de la Lybie avec les autres monstres de ton espèce. Votre messager, tendre Lovelace, m’a trouvé dans ma maison d’Egdware, où j’attendais à dîner plusieurs amis que j’avais invités depuis trois jours. Je me suis hâté de leur envoyer mes excuses, comme dans un cas de vie et de mort ; et j’ai volé à la ville, où mon empressement m’a conduit d’abord chez ta misérable Sinclair. Je n’étais pas sûr que Miss Harlove ne fût pas exposée aux insultes de ces horribles créatures, et peut-être par tes propres ruses, pour la faire entrer dans tes vues à force de chagrins et d’humiliations. Le public ne sait pas combien il se commet d’infamies dans ces odieuses maisons, pour faire tomber d’innocentes créatures dans le piège. Delà, je me suis rendu chez l’archer. Sally, qui en était revenue, m’avait dit que l’infortunée Clarisse avait refusé de la voir, et que, dans l’excès de son abattement, qui faisait craindre pour sa vie, elle avait déclaré qu’elle ne verrait personne de tout le reste du jour. Ses gardes m’ont répété la même chose. Je lui ai fait dire que j’étais venu avec la commission de la mettre en liberté, sans lui apprendre néanmoins mon nom, parce qu’elle me connaît pour ton ami. Elle a refusé de me voir ce jour-là, comme tout autre homme qui pourrait se présenter : et de répondre même à tout ce que je lui ai fait dire de plus. Il ne me restait que de recueillir des informations. J’ai soigneusement interrogé ses gardes, sur les circonstances de cette horrible aventure, sur sa conduite et sur l’état de sa santé. Ensuite, étant retourné chez la Sinclair, je m’y suis fait raconter tout ce qui s’est passé de la part des trois femmes de cette maison. Ainsi je suis en état de te faire un récit très-exact, en attendant que je puisse voir demain ta malheureuse Clarisse ; du moins, si j’en obtiens la permission d’elle-même. Lorsque je suis arrivé chez la Sinclair, et que, pour récompense du service qu’elle a cru te rendre, je l’ai assurée de ton exécration et de la mienne, elle en a paru fort étonnée. Elle croyait te connaître mieux, m’a-t-elle dit ; et loin de s’être attendue à des malédictions, elle prétend mériter tes remerciemens. Pendant que j’étais avec elle et ses deux nymphes, j’ai vu arriver leur messager, jurant et faisant d’horribles plaintes du traitement qu’il a reçu de toi, pour une nouvelle qu’il supposait capable de te causer des transports de joie, et dont il avait espéré sa fortune. Au fond, quel étrange homme tu es, de maltraiter les gens pour les suites de tes propres fautes ! Mais quel rôle, encore une fois, vais-je faire demain, dans l’entretien que je me flatte d’obtenir avec la triste Clarisse, moi qu’elle connaît pour ton intime ami ! Moi qui ne peux me présenter qu’en ton nom ! N’est-ce pas assez, pour me faire craindre son indignation, d’être d’un sexe que tu l’autorise à détester ? Son père, qui est un autre tyran, et son implacable frère, lui donnent-ils plus de raison de faire des exceptions en leur faveur ? Il est fort tard. Je m’arrête ici, pour prendre un peu de repos. Regarde ce que je viens d’écrire comme une préparation à ce que le jour de demain pourra m’offrir. Ton courrier me dit qu’il ne doit pas partir sans ma réponse, et qu’il a ordre de marcher toute la nuit. Mais je crois à propos de le retenir. Si je trouve demain quelque difficulté à voir Miss Harlove, je le dépêcherai aussi-tôt avec cette lettre. Qu’il se garde de tes emportemens, c’est son affaire, si les nouvelles qu’il te portera ne répondent pas à ton attente. Mais si je suis admis, tu recevras tout à la fois cette lettre et le résultat de ma visite.