Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 3

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 19-24).

LETTRE III Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

13 et 14 janvier.

Telle fut la réponse de ma sœur, et M. Lovelace eut la liberté de l’interpréter comme il le jugeait à propos. Ce fut avec les apparences d’un vif regret, qu’il prit le parti de se rendre à des raisons si fortes. Je suis bien trompée, ma chère, si cet homme n’est un franc hypocrite." tant de résolution dans une jeune personne ! Une fermeté si noble ! Il fallait donc renoncer à l’espérance de faire changer des sentimens qu’elle n’avait adoptés qu’après une mûre délibération ? Il soupira, nous a dit ma sœur, en prenant congé d’elle. Il soupira profondément. Il se saisit de sa main. Il y attacha ses lèvres avec ardeur ! Il se retira d’un air si respectueux ! Elle l’avait encore devant les yeux ; toute piquée qu’elle étoit, il s’en fallut peu qu’elle ne fût sensible à la pitié". Bonne preuve de ses intentions, que cette pitié ; puisque dans ce moment il y avait peu d’apparence qu’il vînt lui renouveller ses offres. Après avoir quitté Bella, il passa dans l’appartement de ma mère, pour lui rendre compte de sa mauvaise fortune, mais dans des termes si respectueux pour ma sœur et pour toute la famille, et s’il faut en croire les apparences, avec tant de chagrin de perdre l’espoir de notre alliance, qu’il laissa dans l’esprit de tout le monde des impressions en sa faveur, et l’idée que cette affaire ne manquerait pas de se renouer. Je crois vous avoir dit, que mon frère était alors en écosse. M Lovelace reprit le chemin de Londres, où il passa quinze jours entiers. Il y rencontra mon oncle Antonin, auquel il se plaignit fort amèrement de la malheureuse résolution que sa niéce avait formée de ne pas changer d’état. On reconnut bien alors que c’était une affaire tout-à-fait rompue.

Ma sœur ne se manqua point à elle-même dans cette occasion. Elle se fit une vertu de la nécessité, et l’amant fugitif parut devenir un tout autre homme à ses yeux. " un personnage rempli de vanité, connaissant trop ses propres avantages, bien différens néanmoins de l’idée qu’elle en avait conçue. Froid et chaud par caprice et par accès. Un amant intermittent comme la fièvre. Combien ne préférait-elle pas un caractère solide, un homme vertueux, un homme de bonnes mœurs ? Sa sœur Clary pouvait regarder comme une entreprise digne d’elle, d’engager un homme de cette espèce. Elle était patiente. Elle avait le talent de la persuasion, pour le ramener de ses mauvaises habitudes ; mais pour elle, il ne lui fallait pas un mari sur le cœur duquel elle ne pourrait pas compter un moment. Elle n’en aurait pas voulu pour tout l’or du monde ; et c’était dans la joie de son cœur, qu’elle s’applaudissait de l’avoir rejeté".

Lorsque M. Lovelace fut revenu à la campagne, il lui prit envie de rendre visite à mon père et à ma mère, dans l’espérance, leur dit-il, que, malgré le malheur qu’il avait eu de manquer une alliance qu’il avait ardemment désirée, il obtiendrait l’amitié d’une famille pour laquelle il conserverait toujours du respect. Malheureusement, si je puis le dire, j’étais au logis, et présente à son arrivée. On observa que son attention fut toujours fixée sur moi.

Aussitôt qu’il fut parti, ma sœur, qui n’avait pas été la dernière à faire cette remarque, déclara, par une sorte de bravade, que si ses inclinations se tournaient vers moi, elle le favoriserait volontiers. Ma tante Herveyse trouvait avec nous. Elle eut la bonté de dire que nous ferions le plus beau couple d’Angleterre, si ma sœur n’y mettait pas d’opposition. Un, non assurément,accompagné d’un mouvement dédaigneux, fut la réponse de ma sœur. Il aurait été bien étrange, qu’après un refus mûrement délibéré, il lui fut resté des prétentions. Ma mère, déclara que son unique sujet de dégoût pour une alliance avec l’une ou l’autre de ses deux filles, était le reproche qu’on avait à lui faire sur ses mœurs. Mon oncle Jules Harloverépondit avec bonté que sa fille Clary, c’est le nom qu’il a pris plaisir à me donner depuis mon enfance, serait plus propre que toute autre femme à le réformer. Mon oncle Antonindonna hautement son approbation ; mais en la soumettant, comme ma tante, aux résolutions de ma sœur. Alors, elle affecta de répéter les marques de son mépris. Elle protesta que, fût-il le seul de son sexe en Angleterre, elle ne voudrait pas de lui, et qu’elle était prête à résigner par écrit toutes ses prétentions, si Miss Clary s’était laissée éblouir par son clinquant, et si tout le monde approuvait les vues qu’il avait sur elle. Mon père, après avoir gardé long-temps le silence, étant pressé par mon oncle Antonin, d’expliquer son sentiment, apprit à l’assemblée que dès les premières visites de M Lovelace, il avait reçu une lettre de son fils James , qu’il n’avait montrée qu’à ma mère, parce que le traité pour ma sœur était déjà rompu : que dans cette lettre, son fils témoignait beaucoup d’éloignement pour une alliance avec M Lovelace, à cause de ses mauvaises mœurs : qu’à la vérité, il n’ignorait pas qu’ils étoient mal ensemble depuis long-temps ; que, voulant prévenir toute occasion de mésintelligence et d’animosité dans sa famille, il suspendrait la déclaration de ses sentimens, jusqu’à l’arrivée de mon frère, pour se donner le temps d’entendre toutes ses objections ; qu’il était d’autant plus porté à cette condescendance pour son fils, qu’en général le caractère de M Lovelace n’était pas trop bien établi ; qu’il avait appris, et qu’il supposait tout le monde informé que c’était un homme sans conduite, qui s’était fort endetté dans ses voyages ; et dans le fond, lui plut-il d’ajouter, il a tout l’air d’un dissipateur. J’ai su toutes ces circonstances, en partie, de ma tante Hervey, en partie de ma sœur ; car on m’avait dit de me retirer lorsqu’on était entré en matière. à mon retour, mon oncle Antonin me demanda si j’aurais du goût pour M Lovelace. Tout le monde, ajouta-t-il, s’était aperçu que j’avais fait sa conquête. Je répondis à cette question : point du tout, M Lovelace paraît avoir trop bonne opinion de sa personne et de ses qualités, pour être jamais capable de beaucoup d’attentions pour sa femme. Ma sœur témoigna particulièrement qu’elle était satisfaite de ma réponse : elle la trouva juste, et loua fort mon jugement, apparemment parce qu’il s’accordait avec le sien. Mais, dès le jour suivant, on vit arriver milord M au château d’Harlove. J’étais alors absente. Il fit sa demande dans les formes, en déclarant que l’ambition de sa famille était de s’allier avec la nôtre, et qu’il se flattait que la réponse de la cadette serait plus favorable à son parent que celle de l’aînée. En un mot, les visites de M Lovelace furent admises, comme celles d’un homme qui n’avait pas mérité que notre famille manquât de considération pour lui. Mais, à l’égard de ses vues sur moi, mon père remit à se déterminer après l’arrivée de son fils ; et pour le reste, on s’en reposa sur ma discrétion. Mes objections contre lui étoient toujours les mêmes. Le temps nous rendit plus familiers ; mais je ne voulus jamais entendre de lui que des discours généraux, et je ne lui donnai aucune occasion de m’entretenir en particulier. Il supporta cette conduite avec plus de résignation qu’on en devait attendre de son caractère naturel, qui passe pour vif et ardent ; ce qui lui vient sans doute de n’avoir jamais été contrarié dès l’enfance, erreur trop ordinaire dans les grandes familles où il n’y a qu’un seul fils. Sa mère n’a jamais eu d’autre enfant que lui. Mais sa patience, comme je vous l’ai déjà dit, ne m’empêchait pas de remarquer que, dans la bonne opinion qu’il a de lui-même, il ne doutait pas que son mérite ne le fît parvenir insensiblement à m’engager ; et s’il y parvenait une fois, dit-il un jour à ma tante Hervey, il se promettait que l’impression serait durable dans un caractère aussi solide que le mien. Pendant ce tems-là, ma sœur expliquait sa modération dans un autre sens, qui aurait peut-être eu plus de force, de la part d’un esprit moins prévenu. " c’était un homme qui n’avait point de passion pour le mariage, et qui était capable de s’attacher à trente maîtresses. Ce délai convenait également à son humeur volage et au rôle d’indifférence que je jouais parfaitement ". Ce fut son obligeante expression. Quelque motif qu’il pût avoir pour ne pas se lasser d’une patience si opposée à son naturel, et dans une occasion où l’on supposait qu’au moins du côté de la fortune, l’objet de ses recherches devait exciter sa plus vive attention, il est certain qu’il évita par-là quantité de mortifications ; car pendant que mon père suspendait son approbation jusqu’à l’arrivée de mon frère, il reçut de tout le monde les civilités qui étoient dues à sa naissance, et quoique de tems en temps il nous vînt des rapports qui n’étoient pas à l’honneur de sa morale, nous ne pouvions l’interroger là-dessus, sans lui donner plus d’avantage que la prudence ne le permettait dans la situation où il était avec nous ; puisqu’il y avait beaucoup plus d’apparence que sa recherche serait refusée, qu’il n’y en avait qu’elle pût être acceptée. Il se trouva ainsi presque le maître du ton qu’il voulut prendre dans notre famille. Comme on ne remarquait rien dans sa conduite qui ne fût extrêmement respectueux, et qu’on n’avait à se plaindre d’aucune importunité violente, on parut prendre beaucoup de goût aux agrémens de sa conversation. Pour moi, je le considérais sous le même jour que nos compagnies ordinaires ; et lorsque je le voyais entrer ou sortir, je ne croyais pas avoir plus de part à ses visites que le reste de la famille. Cependant cette indifférence de ma part servit à lui procurer un fort grand avantage. Elle devint comme le fondement de cette correspondance par lettres qui suivit bientôt, et dans laquelle je ne serais pas entrée avec tant de complaisance, si elle n’eût été commencée lorsque les animosités éclatèrent. Il faut vous en apprendre l’occasion. Mon oncle Hervey est tuteur d’un jeune homme de qualité, qu’il se propose de faire partir dans un an ou deux, pour entreprendre ce qu’on appelle le grand tour . M Lovelace lui paroissant capable de donner beaucoup de lumières sur tout ce qui mérite les observations d’un jeune voyageur, il le pria de lui faire, par écrit, une description des cours et des pays qu’il avait visités, avec des remarques sur ce qu’il y avait vu de plus curieux. Il y consentit, à condition que je me chargerais de la direction et de l’arrangement de ce qu’il nommait les sujets. On avait entendu vanter sa manière d’écrire. On se figura que ses relations pourraient être un amusement agréable pendant les soirées d’hiver, et que, devant être lues en pleine assemblée, avant que d’être livrées au jeune voyageur, elle ne lui donneraient aucune occasion de s’adresser particulièrement à moi. Je ne fis pas scrupule d’écrire, pour lui proposer quelquefois des doutes, ou pour lui demander des éclaircissemens qui tournaient à l’instruction commune ; j’en fis peut-être d’autant moins, que j’aime à me servir de ma plume ; et ceux qui sont dans ce goût, comme vous savez, se plaisent beaucoup à l’exercer. Ainsi, avec le consentement de tout le monde, et les instances de mon oncle Hervey, je me persuadai que faire seule la scrupuleuse, ç’eût été une affectation particulière, dont un homme vain pouvait tirer avantage, et sur laquelle ma sœur n’aurait pas manqué de faire des réflexions. Vous avez vu quelques-unes de ces lettres, qui ne vous ont pas déplu, et nous avons cru reconnaître, vous et moi, que M Lovelace était un observateur au-dessus du commun. Ma sœur convint elle-même qu’il avait quelque talent pour écrire, et qu’il n’entendait pas mal les descriptions. Mon père, qui a voyagé dans sa jeunesse, avoua que ses observations étoient curieuses, et qu’elles marquaient beaucoup de lecture, de jugement et de goût. Telle fut l’origine d’une sorte de correspondance qui s’établit entre lui et moi, avec l’approbation générale ; tandis qu’on ne cessait pas d’admirer, et qu’on prenait plaisir à voir sa patiente vénération pour moi ; c’est ainsi que tout le monde la nommoit. Cependant on ne doutait pas qu’il ne se rendît bientôt plus importun, parce que ses visites devenaient plus fréquentes, et qu’il ne déguisa point à ma tante Hervey, une vive passion pour moi, accompagnée, lui dit-il, d’une crainte qu’il n’avait jamais connue, à laquelle il attribuait ce qu’il nomma sa soumission apparente aux volontés de mon père, et la distance où je le tenais de moi. Au fond, ma chère, c’est peut-être sa méthode ordinaire avec notre sexe ; car n’a-t-il pas eu d’abord les mêmes respects pour ma sœur ; en même-tems, mon père qui s’attendait à se voir importuné, tenait prêt tous les rapports qu’on lui avait faits à son désavantage, pour lui en faire autant d’objections contre ses vues. Je vous assure que ce dessein s’accordait avec mes désirs. Pouvais-je penser autrement ? Et celle qui avait rejeté M Wyerley , parce que ses opinions étoient trop libres, n’aurait-elle pas été inexcusable de recevoir les soins d’un autre, dont les actions l’étoient encore plus ? Mais je dois avouer que, dans les lettres qu’il m’écrivait sur le sujet général, il en renferma plusieurs fois une particulière, où il me déclarait les sentimens passionnés de son estime, en se plaignant de ma réserve avec assez de chaleur. Je ne lui marquai pas que j’y eusse fait la moindre attention. Ne lui ayant jamais écrit que sur des matières communes, je crus devoir passer sur ce qu’il m’écrivait de particulier, comme si je ne m’en étais point aperçue ; d’autant plus que les applaudissemens qu’on donnait à ses lettres, ne me laissaient plus la liberté de rompre notre correspondance sans en découvrir la véritable raison. D’ailleurs, au travers de ses respectueuses assiduités, il était aisé de remarquer, quand son caractère aurait été moins connu, qu’il était naturellement hautain et violent ; et j’avais assez souffert de cet esprit intraitable dans mon frère, pour ne pas l’aimer beaucoup dans un homme qui espérait m’appartenir encore de plus près. Je fis un petit essai de cette humeur, dans l’occasion même dont je parle. Après avoir joint, pour la troisième fois, une lettre particulière à la lettre générale, il me demanda, dans sa première visite, si je ne l’avais pas reçue. Je lui dis que je ne ferais jamais de réponse aux lettres de cette nature, et que j’avais attendu l’occasion qu’il m’offrait pour l’en assurer. Je le priai de ne m’en plus écrire, et je lui déclarai que, s’il le faisait encore, je lui renverrais les deux lettres, et qu’il n’aurait plus une ligne de moi. Vous ne sauriez vous imaginer l’air d’arrogance qui se peignit dans ses yeux, comme si ç’eût été lui manquer que de n’être plus sensible à ses soins, ni ce qu’il lui en coûta, lorsqu’il se fut un peu remis, pour faire succéder un air plus doux à cet air hautain. Mais je ne lui fis pas connaître que je me fusse aperçue de l’un ni de l’autre. Il me sembla que le meilleur parti, c’était de le convaincre, par la froideur et l’indifférence avec laquelle j’arrêtais des espérances trop promptes, sans affecter néanmoins d’orgueil ni de vanité, qu’il n’était pas assez considé rable à mes yeux pour me faire trouver facilement un sujet d’offense dans son air et dans ses discours ; ou, ce qui revient au même, que je ne me souciais point assez de lui pour m’embarrasser de lui faire connaître mes sentimens par des apparences de chagrin ou de joie. Il avait été assez rusé pour me donner comme sans dessein, une instruction qui m’avait appris à me tenir sur mes gardes. Un jour, en conversation, il avait dit que lorsqu’un homme ne pouvait engager une femme à lui avouer qu’elle eût du goût pour lui, il avait une autre voie, plus sûre peut-être et plus utile à ses vues, qui était de la mettre en colère contre lui. Je suis interrompue par des raisons pressantes. Mais je reprendrai le même sujet à la première occasion.