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Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 308

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 443-446).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

dimanche, 23 juillet.

Que je suis sensible, ma très-chère amie, à cette tendre ardeur qui ne se refroidit pas pour mes intérêts ! Qu’il est vrai que le noeud d’une amitié pure et l’union des ames l’emportent sur tous les liens du sang ! Mais quoique je fasse ma gloire de votre affection, songez, ma chère, combien il est chagrinant pour un cœur qui n’est pas sans générosité, de ne pouvoir rien mettre dans la balance des services et des bienfaits. Songez combien il m’est douloureux de ne causer que des peines à une chère amie, que je faisais mon bonheur d’obliger ; et de nuire peut-être à sa réputation, par les efforts qu’elle fait continuellement pour fermer la bouche à mes impitoyables censeurs ! Croyez-moi, chère amie ! C’est le motif de mes regrets les plus amers, et ce qui me fait souvent jeter les yeux derrière moi, sur une heureuse situation dont il ne me reste que le souvenir. Vous me représentez les raisons qui doivent me porter à prendre M Lovelace pour mon mari, et vous les fortifiez de l’autorité de votre respectable mère. J’ai devant moi toutes vos lettres, et celle de milord M et des dames de sa famille. J’ai pesé vos argumens ; je me suis efforcée d’y apporter toute l’attention dont mon cœur et mon esprit sont capable dans l’état où je suis. Je me sens même disposée à croire, non-seulement sur votre propre opinion, mais encore sur les assurances d’un ami de M Lovelace, qui se nomme M Belford, homme d’un naturel fort humain, et qui paraît entrer de bonne foi dans mes peines, que son ami n’a pas eu de part à ma dernière disgrâce. J’ajouterai, par la déférence que j’ai pour votre sentiment et pour le témoignage de M Hickman, que je le crois sérieusement déterminé à m’épouser, si je consens à recevoir sa main. Quel est le résultat de toutes mes réflexions ? Le voici, ma très-chère Miss Howe, et n’en soyez pas fâchée ; c’est de m’attacher à la résolution que je vous ai déjà déclarée, et de vous répéter que la mort me causerait moins d’horreur qu’un mari de ce caractère ; en un mot, que je ne puis, et, pardonnez-moi si j’ajoute, que je ne veux jamais être sa femme. Vous entendrez sans doute mes raisons ; et si je me dispensais de vous les expliquer, vous concluriez de mon silence, que j’ai l’esprit obstiné ou le cœur implacable. Ces deux reproches, si l’un ou l’autre était juste, supposeraient une étrange disposition dans une personne qui ne parle et qui ne s’occupe en effet que de la mort. Cependant, prétendre que le ressentiment n’ait aucune part à ma détermination, ce serait tenir un langage auquel personne n’ajouterait foi. J’ai des ressentimens, j’en conviens, ma chère ; et des ressentimens fort vifs : mais ils ne sont pas injustes ; et vous en serez convaincue, si vous ne l’êtes pas déjà, lorsque vous aurez appris toute mon histoire. Entre plusieurs raisons, je vous en apporterai une dont j’espère que vous serez frappée vous-même ; mais après avoir reconnu que j’ai des ressentimens, je veux commencer par celles qui viennent de cette source, dans l’espérance qu’ayant une fois déchargé mon cœur sur le papier et dans le sein de ma fidèle Miss Howe, ces importunes passions n’y rentreront plus, et feront place à des sentimens plus doux et plus agréables. Apprenez donc, ma très-chère amie, que ma fierté, quoiqu’extrêmement mortifiée, ne l’est point encore assez, s’il faut reconnaître que c’est une nécessité pour moi de choisir un homme dont les actions ne m’inspirent et ne doivent m’inspirer que de l’horreur. Quoi, ma chère ! Après avoir été traitée avec une barbarie si perfide et si préméditée, qu’il m’est également impossible, et d’y penser sans douleur, et de le raconter avec modestie, je laisserais approcher de mon cœur un cruel qui m’a si peu respectée ? Je ferais le vœu d’une éternelle soumission pour un si méchant homme, et je souhaiterais mon bonheur dans une autre vie, en m’unissant avec un coupable dont je connais les crimes ? Votre Clarisse vous paraît-elle si perdue, ou du moins tombée si bas, que, pour réparer aux yeux du monde une réputation ruinée, elle doive avoir humblement recours à la générosité, et peut-être à la compassion d’un homme qui l’en a dépouillée par des voies si barbares ? En vérité, ma chère, je regarderais le repentir de mes imprudences comme une spécieuse illusion, s’il y entrait le moindre désir d’être sa femme. Je dois ramper apparemment devant mon ravisseur, et le remercier sans doute de la misérable justice qu’il me rend ! Ne croyez-vous pas déjà me voir les yeux baissés devant ses amis et devant les miens, dépouillée de cette noble confiance qui naît du témoignage d’un cœur sans reproche ? Ne me voyez-vous pas humiliée dans ma propre maison, préférant mes honnêtes femmes-de-chambre à moi-même, n’osant ouvrir les lèvres pour leur donner un avis ou leur faire un reproche, dans la crainte qu’un regard hardi ne m’avertisse de rentrer en moi-même, et de ne pas attendre d’autrui plus de perfection que de moi ? Mettrai-je un misérable en droit de me reprocher sa générosité, sa pitié, et de me faire souvenir peut-être des fautes qu’il m’aura pardonnées ? éloignée comme j’étais de le croire capable de tant de bassesse et de noirceur, je me promettais autrefois de le rappeler à la vertu. Je m’étais follement imaginée qu’il m’aimait assez pour souffrir mes exhortations, et pour attacher quelque poids à mon exemple ; d’autant plus que je lui croyais assez bonne opinion de mon jugement et de mes principes. Mais que me reste-t-il aujourd’hui de toutes ces espérances ? Si j’acceptais sa main, aurais-je bonne grâce de lui recommander la vertu et les bonnes mœurs, lorsqu’il se rappellerait que je lui ai fourni moi-même l’occasion de me faire abandonner mon devoir ? D’ailleurs supposons toutes les suites du mariage, c’est-à-dire, des enfans nés d’un tel père : quelle serait ma douleur de penser continuellement, à la vue d’une innocente famille, que, sans un miracle, celui dont elle tiendrait le jour serait destiné à tous les châtimens du vice, et que ses exemples, peut-être, n’attireraient sur elle que la malédiction du ciel ? Qui sait même si ma coupable complaisance pour un homme qui me croirait obligée à la soumission, n’exposerait pas mes propres mœurs, et si, loin de contribuer à sa réformation, je n’aurais pas la foiblesse de l’imiter ? Ainsi je répète hardiment que je le méprise. Si je connais le fond de mon cœur, je le méprise de bonne foi. Je le plains aussi. Tout indigne qu’il est de ma pitié, je ne laisse pas de le plaindre : mais c’est un sentiment dont je ne serais pas capable si je l’aimais encore ; car il me paraît certain, ma chère, que l’ingratitude et la bassesse, dans l’objet de notre amour, ne peuvent causer que de la douleur. Je ne l’aime donc plus ; mon ame dédaigne toute espèce de communication avec lui. Mais quoiqu’un juste ressentiment ait eu la force de me conduire à ce point, je ne me suis pas laissée emporter par ses mouvemens tumultueux, jusqu’à perdre toute attention pour le parti qui me resterait à choisir, si le ciel, pour alonger le temps de ma pénitence, me condamnait à vivre encore. Dans mes plus profondes réflexions, le célibat s’est offert comme le seul genre de vie qui me convienne. Cependant ne faut-il pas supposer que, jusqu’à ma dernière heure, je passerai le tems à me rappeler mes afflictions et à pleurer mes fautes ? Tout le monde ne saura-t-il pas la raison qui oblige Clarisse Harlove de chercher la solitude, et de se dérober au commerce des hommes ? Chaque regard de ceux qui s’approcheront de moi, n’aura-t-il pas la force d’un reproche ? Et quand les yeux d’autrui ne m’accuseraient pas, ne lirait-on pas ma disgrâce dans les miens ? Qu’ai-je donc, ma chère, mon unique amie, qu’ai-je à souhaiter de plus heureux que la mort ? Et qu’est-ce que la mort après tout ? Ce n’est que la cessation d’une vie mortelle ; c’est la fin d’une course mesurée ; un port, après une pénible navigation ; le terme de toutes les inquiétudes et de tous les soins : et si cette mort est heureuse, c’est le commencement d’un bonheur immortel. Si je ne meurs point à présent, il peut arriver que la mort me surprenne moins préparée. Supposons que j’eusse évité le précipice où je suis ; elle serait venue peut-être au milieu de quelque espérance flatteuse, lorsque mon cœur enivré des vanités terrestres n’aurait eu de goût que pour la vie. Mais je me hâte, ma chère, d’ajouter pour votre satisfaction, que, malgré les raisons qui me font désirer la mort, je ne voudrais pas, comme une ame lâche, abandonner mon poste lorsque je peux le conserver, et lorsque la volonté du ciel m’en fait un devoir. Il est vrai que je me suis sentie pressée plus d’une fois par cette coupable pensée : mais c’était dans le trouble de mes plus vives douleurs. Une fois particulièrement, j’ai raison de croire que mon désespoir m’a garantie du plus infame outrage. ô ma chère ! Vous ne vous imaginez pas ce que j’ai souffert dans cette fatale occasion ; et je ne sais pas moi-même de quoi le ciel m’a sauvée, lorsque le misérable voulut s’approcher de moi pour exécuter ses horribles desseins. Je me souviens avec étonnement d’une résolution, d’un courage que je n’avais jamais senti ; d’un courage accompagné de modération, et d’un empire sur tous les mouvemens de mon ame. Ce que j’en puis dire, c’est que je ne comprends pas encore d’où me venait cette merveilleuse élévation, si ce n’était pas du ciel, à qui je l’avais demandée par mes plus ardentes prières, en formant le dessein de braver une troupe de monstres. Comme je suis persuadée que des violences exercées sur moi-même, après l’horrible attentat, auraient marqué plus de vengeance et de désespoir que de véritables principes, je ne me croirais pas moins criminelle aujourd’hui si je négligeais ma santé par obstination, et si je me jetais volontairement dans les bras de la mort, lorsque je puis l’éviter. Quelles que soient là-dessus les suppositions de ce méprisable mortel, de cette ame basse et aveugle, n’attribuez pas non plus, ma chère, à des excès de mélancolie et d’abattement, ni même à des motifs d’orgueil et de vengeance, la résolution à laquelle je m’attache de ne jamais être sa femme, et jamais par conséquent celle d’aucun homme. Loin de mériter ces imputations, je vous proteste, ma chère et fidèle Miss Howe, que je ferai tout ce qui dépend de moi pour la prolongation de ma vie : et, jusqu’à ce qu’il plaise au ciel de la reprendre dans sa bonté, je reçois ma punition comme une justice qu’il rend à mes fautes ; je ne me déroberai point au poids dont il me charge, et je lui demanderai la patience de le supporter. Lorsque je me sentirai de l’appétit, je donnerai à la nature ce qu’elle demandera pour son soutien. J’exécuterai ce qui me sera prescrit par les médecins : en un mot, je ferai tout ce qui dépendra de moi, pour convaincre ceux qui daigneront s’informer de ma conduite, que je n’ai pas manqué de fermeté dans mes peines, et que je me suis du moins efforcée de résister aux maux que j’ai attirés sur moi. Mais voici, ma chère, une autre raison ; une raison, qui vous convaincra vous-même, comme je vous l’ai promis, que je dois éloigner toute idée de mariage, et me livrer à des soins tout-à-fait différens. Je suis persuadée, avec autant de certitude que j’en ai d’exister, que votre Clarisse ne sera pas longtems au monde. Le vif sentiment que j’ai toujours eu de ma faute, la perte de ma réputation, l’implacable disposition de mes proches, joint au barbare traitement que j’ai essuyé lorsque je le méritais le moins, m’ont saisi le coeur avant qu’il fût aussi bien fortifié par les motifs de religion que j’ose me flatter qu’il l’est aujourd’hui. Que ce langage ne vous chagrine point, ma chère : mais je suis sûre, si je puis le dire avec aussi peu de présomption que de regret, que j’arriverai bientôt au terme de toutes les agitations humaines. à présent, ma chère amie, vous connaissez entièrement le fond de mon ame. Ayez la bonté d’écrire aux dames de cette illustre maison, que je leur suis infiniment obligée de la bonne opinion qu’elles ont de moi ; et que j’ai été plus flattée que je ne croyais pouvoir l’être dans cette vie, d’apprendre que, sans me connaître personnellement, elles m’ont crue digne, après ma disgrâce, d’une alliance avec leur honorable famille, mais qu’il m’est absolument impossible d’accepter l’offre de leur parent. Joignez-y, ma chère, un extrait de ma lettre, tel que vous le jugerez nécessaire pour donner quelque poids à mes raisons. Je serai charmée de savoir quel jour vous partirez pour votre voyage, dans quel lieu vous vous arrêterez, et si vous ferez un long séjour dans l’ île de Wight. Ne me laissez rien ignorer de ce qui concerne votre bonheur et votre santé.