Aller au contenu

Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 336

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 485-488).


Monsieur Lovelace, au même.

mardi, avant midi.

Maudite étoile ! J’ai perdu encore une fois mes peines. Il était environ huit heures, lorsque je suis arrivé chez Smith. La femme était déjà dans son comptoir.

Bonjour, vieille connaissance, lui ai-je dit en l’abordant. Je sais que mon amour est dans sa chambre. Qu’on l’avertisse que je suis ici, que j’attends la permission de monter, et que je ne me payerai pas d’un refus. Dites-lui que je n’approcherai d’elle qu’avec le plus profond respect, et devant les témoins qu’il lui plaira de choisir ; en un mot, que je ne me conduirai que par ses loix.

En vérité, monsieur, vous vous abusez. Madame n’est point au logis, ni proche même du logis.

C’est ce qu’il faut voir, ai-je répliqué. Will (en lui parlant à l’oreille), tâche de savoir si elle n’est pas dans le voisinage, mais sans perdre de vue cette maison, de peur qu’elle ne sorte pendant mes recherches. Will a suivi mes ordres. Je suis monté sans autre compliment, en homme connu, et suivi seulement de la femme. J’ai visité chaque chambre, à l’exception de celle qui était hier fermée, et que j’ai retrouvée dans le même état. J’ai appelé Miss Harlove du ton le plus tendre, mais un profond silence m’a convaincu qu’elle n’était pas chez elle. Cependant le fond que je faisais sur mes intelligences ne me permettait pas de douter qu’elle ne fût dans la maison.

Je suis monté au second étage. J’ai fait le tour de la première chambre : point de Miss Harlove.

Et qui loge ici ? Ai-je demandé, en m’arrêtant à la porte voisine.

C’est Madame Lovick, monsieur ; une dame veuve.

Quoi ! La chère Madame Lovick ! Me suis-je écrié. Je connais son excellent caractère, par le témoignage de mon cher ami M Belford. Il faut absolument que je la voie. Ah ! Madame Lovick, faites-moi la grâce d’ouvrir. Sa porte s’est ouverte. Votre serviteur, madame. Ayez la bonté d’excuser. Vous savez mon histoire ; vous n’avez pu refuser votre admiration au modèle de toutes les femmes. Chère Madame Lovick, ne m’apprendrez-vous pas ce qu’elle est devenue ?

Hélas ! Monsieur, elle partit hier, dans la seule vue de vous éviter.

Comment a-t-elle pu savoir que je devais être à Londres ?

Elle a craint votre arrivée, lorsqu’elle a su que vous commenciez à vous porter mieux. Ah ! Monsieur, quelle pitié, qu’un homme tel que vous paroissez, soit capable d’en user si mal, avec l’innocence et la bonté même ! Vous êtes une excellente femme, Madame Lovick. Mon ami M Belford ne m’a pas trompé, et Miss Harlove est un ange.

Oui, monsieur ; Miss Harlove a toutes les perfections des anges ; et vraisemblablement, elle sera bientôt du nombre.

La plaisanterie, Belford, n’aurait point été de saison avec une femme de ce caractère. Je l’ai suppliée de me dire où je pouvais espérer de voir cette chère personne. J’ai pris le ciel à témoin que je ne voulais ni l’offenser, ni lui causer le moindre effroi ; que je ne lui demandais qu’un demi-quart-d’heure d’entretien ; et qu’après l’avoir obtenu, je ne la troublerais de ma vie, si sa volonté m’en faisait une loi. Monsieur, m’a dit la veuve, votre visite lui causerait la mort. Je ne vous déguiserai point la vérité : elle revint hier au soir, quoique dans un état qui ne lui aurait pas dû permettre de quitter son lit. Elle revint pour mourir ici, nous dit-elle ; et persuadée que, s’il lui était impossible d’éviter votre vue, elle mourrait en votre présence.

Cependant, être sortie si matin ! Quelle apparence, ma chère veuve ?

Je puis vous assurer, monsieur, que dans la crainte de votre retour, elle n’a pas pris deux heures de repos. Ses alarmes lui ont donné de la force ; elle en souffrira, lorsqu’elles seront passées. Mais ne se trouvant point capable de recevoir votre visite, elle a pris des porteurs ce matin, et nous ignorons où elle s’est retirée. Je crois que son dessein étoit de se faire conduire au bord de la rivière, pour y prendre un bateau ; car elle ne peut soutenir le mouvement du carrosse, elle s’en trouva hier fort mal.

Avant que d’aller plus loin, ai-je repris, s’il est vrai qu’elle soit sortie si matin, vous ne sauriez trouver mauvais que je visite tous les appartemens de cette maison, parce qu’on m’a garanti qu’elle y est actuellement. Soyez sûr, monsieur, qu’elle n’y est pas. Vous êtes libre de vous satisfaire ; mais nous l’avons conduite à sa chaise, Madame Smith et moi. Sa foiblesse nous obligeait de la soutenir. Elle nous a dit : où puis-je aller, Madame Lovick ? Où dois-je me réfugier,

Madame Smith ? Cruel, cruel persécuteur ! Dites lui, s’il revient, que je lui ai donné ce nom. Que le ciel lui accorde la paix qu’il me refuse !

Cher amour ! Me suis-je écrié. J’ai baissé les yeux, et j’ai tiré mon mouchoir.

La veuve a pleuré. Je souhaiterais, a-t-elle dit en soupirant, de ne l’avoir jamais connue. Je l’aime comme ma propre fille. Madame Smith a pleuré.

J’ai perdu alors toute espérance de la voir aujourd’hui. J’étais également chagrin d’avoir manqué l’occasion, et d’apprendre qu’elle se portât si mal. Plût au ciel, ai-je dit, qu’elle me donnât le pouvoir de réparer mes injustices ! Je ne suis qu’un malheureux ingrat. Vous savez, Madame Lovick, combien je l’ai outragée, et tout ce qu’elle souffre de ses cruels parens. C’est le second de ces deux maux, qui la pénètre jusqu’au fond du cœur. Sa famille est la plus implacable qu’il y ait au monde ; et cette chère personne, en refusant de me voir et de se réconcilier avec moi, fait un peu trop connaître qu’elle est du même sang.

ô monsieur ! A répondu la veuve, rien ne convient moins que ce reproche à l’infortunée Miss Harlove. Jamais je n’ai vu tant de douceur dans une femme, une piété si édifiante, un naturel si disposé à l’oubli des offenses. Elle s’accuse sans cesse ; elle excuse ses parens. Pour vous, monsieur, elle vous pardonne ; elle vous souhaite toutes sortes de biens, et plus de bonheur qu’elle n’en espère. Pourquoi, monsieur, ne voulez-vous pas la laisser mourir en paix ? C’est tout ce qu’elle désire. Vous ne paroissez pas un homme insensible. Comment pouvez-vous persécuter une jeune personne, sur laquelle vous n’avez pas d’autres droits que ceux de la violence, et qui est sans protection pour s’en défendre ? Madame Lovick s’est remise à pleurer ; Madame Smith a pleuré aussi. Ma chaise m’est devenue incommode, et j’ai changé de place plusieurs fois : cependant j’ai pris occasion d’un autre incident, pour secouer un peu cette pesanteur. Voici, m’a dit la veuve, quelques passages que Miss Harlove a transcrits, cette nuit, de son livre de prières, pour s’en faire un sujet de méditation. Elle m’a permis d’en tirer une copie ; et je prendrais la liberté de vous les lire, si j’en pouvais espérer quelque effet.

Ah ! Lisez, Madame Lovick.

Le titre, premièrement, sentait l’esprit des Harlove. sur les persécutions de l’ennemi de mon ame. C’étoient différens versets des pseaumes, où le roi David demande au ciel de le délivrer du méchant homme, de l’homme violent, qui ne médite que du mal dans son coeur, qui tend des pièges à l’innocence ; et d’autres, où il se plaint d’être seul, comme le pélican du désert, comme un pauvre passereau sur le toit de la maison, de manger des cendres au lieu de pain, de mêler ses larmes dans ce qu’il boit, etc. En vérité, Madame Lovick, ai-je repris après cette lecture, il me semble que je suis traité avec un peu de rigueur, si c’est à moi que Miss Harlove en veut dans tous ces passages. Comment peut-elle me nommer l’ennemi de son ame, lorsque j’adore également son ame et son corps ? Elle me traite d’homme violent, de méchant homme : j’avoue que j’ai mérité ces deux noms ; mais j’apporte à ses pieds mon repentir, et je ne lui demande que le pouvoir de réparer mes offenses.

Par les pièges, elle entend sans doute le mariage. Mais est-ce donc un crime de vouloir l’épouser ? Quelle autre femme en aurait cette idée, et se plairait plus à vivre dans un désert, comme le pélican, ou sur un toit, comme le passereau, qu’à se voir accompagnée de quelque oiseau vif et gai, dont le ramage se ferait entendre jour et nuit autour d’elle ? Elle dit qu’elle a mangé des cendres au lieu de pain ; fâcheuse méprise, assurément : et qu’elle a mêlé ses larmes avec ce qu’elle a bu ; c’est avoir le vin fort tendre, dirais-je de toute autre que Miss Harlove, qui ferait le même aveu.

Mais ici, Madame Lovick, comme ce passereau sur le toit de la maison n’est pas observé sans quelque vue, permettez que je vous demande si la chère personne ne serait pas actuellement cachée dans quelque lucarne du grenier de Madame Smith ? Dites-le-moi naturellement : qu’en est-il, Madame Lovick ? Qu’en est-il, Madame Smith ?

Elles ont recommencé toutes deux à m’assurer qu’elle était sortie, et qu’elles ignoraient où elle était allée.

Tu vois, cher ami, que je me suis efforcé de résister au chagrin que je ressentais des propos de ces deux femmes, et de cette collection de passages qu’on avait rangés en bataille contre moi. J’ai ajouté dans la même vue quantité d’autres réflexions bizarres, et c’est le seul fruit que j’en ai tiré. Mais la veuve n’a pas lâché prise. Elle m’a donné, je t’assure, de l’embarras de reste, par le tour sérieux et touchant de ses reproches. Madame Smith l’a secondée par quelques mots ; et les deux plats visages, Jean et Joseph, n’étant pas là pour m’offrir un sujet de diversion, il ne m’a pas été possible de faire tourner cette conversation en badinage. à la fin, elles ont réuni toutes deux leurs efforts, pour me faire renoncer au dessein de voir Miss Harlove. Mais je n’ai pas été traitable sur ce point : au contraire, j’ai pressé Madame Smith de me louer une de ses chambres, jusqu’à ce que cette satisfaction me fût accordée ; et, ne fût-ce que pour trois jours, pour deux, pour un seul, j’ai offert de payer l’année de loyer, et de rendre l’appartement après l’entrevue. Mais elle s’en est excusée ; et toutes deux m’ont assuré que jusqu’à mon départ Miss Harlove ne rentrerait point dans le sien, dût-elle s’absenter l’espace d’un mois.

Ce langage m’a plu, parce qu’il m’a fait juger qu’elle n’était pas si mal qu’on avait voulu me le persuader ; mais je me suis bien gardé de leur communiquer une réflexion qui les aurait armées contre mes nouvelles entreprises. En un mot, je leur ai déclaré que je voulais la voir ; que je la verrais, mais avec tout le respect, avec toute la vénération dont un cœur était capable ; que depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, je ferais la visite de toutes les églises de Londres et de Westminster ; et que, jusqu’à l’heureux moment pour lequel je soupirais, elles me verraient autour de leur maison, comme un revenant, qui ne leur laisserait pas de repos. C’est avec cet adieu que je les ai quittées. Je suis rentré dans ma chaise, et je me suis fait porter à Lincoln’s-Inn, où j’ai attendu long-temps que la chapelle fût ouverte. J’y suis entré. J’ai assisté à toutes les prières, dans l’espérance de voir entrer ma chère Clarisse ; mais, espérance inutile ! Avec quelle ardeur ai-je prié mon bon ange, ou le sien, de me l’amener ! Réellement, je brûle plus que jamais de la revoir ; et si je l’avais aperçue dans l’église, je ne doute pas qu’au milieu de l’office, à la vue d’un millier de spectateurs, je ne me fusse jeté aux pieds de cette admirable fille, en poussant des cris pour implorer sa bonté : acte de christianisme, Belford, et digne par conséquent du lieu.

Après l’office, je suis retourné chez Smith, dans l’espoir de la surprendre. Mais il n’y a plus de bonheur pour ton ami. J’ai passé dans l’arrière-boutique deux heures entières à ma montre, et j’ai soutenu de nouvelles prédications des deux femmes. Jean m’a paru plus civil, et sensible apparemment au ton sérieux dont j’ai déclaré mes honorables vues. Mais on n’a pas cessé de me représenter qu’elle ne reviendrait pas de sa maladie. C’est toi, je m’imagine, qui leur inspire toutes ces idées.

Pendant que j’étais dans cette maison, un exprès a remis une lettre avec beaucoup de recommandation. Les femmes ont apporté tous leurs soins à me la cacher ; d’où j’ai conclu qu’elle était pour Miss Harlove. Cependant j’ai demandé la permission de jeter les yeux sur le cachet et sur l’adresse, en promettant de la rendre sans l’ouvrir. J’ai reconnu la main et les armes : elle était de sa sœur ; et j’espérais, ai-je dit aux deux femmes, qu’elle contiendrait d’heureuses nouvelles.

Je les ai quittées : mais je les reverrai bientôt ; car je me flatte que mes civilités, et le témoignage qu’elles m’auront rendu, me feront obtenir la grâce que j’ambitionne uniquement. J’allais laisser ma lettre ouverte, pour t’informer du succès de ma première visite ; mais ton laquais, qui vient m’offrir ses services, me détermine à la faire partir. Je t’en promets incessamment une autre ; à condition néanmoins que tu me donneras des nouvelles du pauvre Belton, pour lequel je fais tous les voeux de l’amitié.