Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 340

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 501-502).


Miss Arabelle Harlove

à Miss Clarisse.

lundi, 23 d’août.

Vos dernières lettres à mes oncles, font connaître assez clairement que nous avons tous encouru votre disgrâce, en vous écrivant à cœur ouvert. Nous n’y savons point de remède, ma sœur Clary. Il me semble aussi que vous regarderiez comme une bassesse indigne de vous, de renouveler vos instances pour obtenir la bénédiction paternelle, qui paroissait d’abord si nécessaire à votre repos. Vous jugez sans doute, que vous avez rempli votre devoir en la demandant ; et je suppose, que demeurant contente de cette démarche, vous laissez à vos parens offensés le repentir de ne s’être pas acquittés du leur, en vous l’accordant au premier mot, et en prenant la peine de vous chercher, comme vous paroissez croire qu’ils le doivent. Bel encouragement, en effet, pour courir après une fugitive, qui a vécu avec son amant aussi long-temps qu’il a voulu vivre avec elle ! Vous regrettez même de m’avoir écrit ; c’est ce que je crois entrevoir dans quelques-unes de vos modestes expressions. Il n’y a donc aucune apparence que vous recommenciez à nous solliciter sur le même point.

Hé bien, ma sœur Clary, puisque telle est votre disposition, permettez que ce soit moi qui m’adresse humblement à vous, pour vous faire deux ou trois propositions, auxquelles vous aurez la bonté de répondre.

Il nous est revenu, de divers endroits, que vous avez été traitée avec tant de bassesse, par l’infame avec qui vous avez jugé à propos de prendre la fuite, que, si son crime étoit prouvé, sa vie serait une foible expiation. Nous avons cru pouvoir tirer la même conclusion de quelques endroits de vos lettres. Si les beaux sentimens qu’elles contiennent ne sont pas de pures affectations, et s’il y a quelque vérité dans les récits de Madame Norton, il dépend encore de vous, Clary, de justifier votre caractère à nos yeux, comme à ceux du public ; du moins, dans tout ce qui ne regarde pas votre scandaleuse fuite. Les loix peuvent être armées contre l’infame : et si nous le conduisions à l’échafaud, quelle glorieuse vengeance pour notre famille outragée, et pour tant de simples créatures qu’il a trompées comme vous ! Quel préservatif, pour en sauver quantité d’autres de leur ruine ! Prenez donc la peine de m’apprendre si vous êtes disposée à paraître, pour vous faire cette justice à vous-même et à nous, et au sexe entier. Si vous ne l’êtes pas, ma sœur, nous saurons ce que nous devons penser de vous ; car, et vous et nous, il est impossible que nous ressentions de plus cruels effets du scandale de votre chûte. Mais si vous entrez dans le plan que je vous propose, deux célèbres conseillers, Mm Ackland et Derham, se rendront auprès de vous pour recevoir les éclaircissemens nécessaires, sur lesquels on commencera de justes poursuites, dont tout le monde nous garantit le succès.

S’il faut s’en rapporter à quelques avis de Madame Howe, il y a peu d’apparence que vous approuviez cette ouverture. Elle nous fait entendre qu’elle vous l’a déjà fait proposer par sa fille, mais inutilement. D’ailleurs, on doute qu’actuellement même, vous vous conduisiez avec assez de prudence sur d’autres points, pour être en droit de vous exposer au flambeau de la justice. Si ce soupçon est juste, que le ciel ait pitié de vous ! Un mot encore sur ma proposition : le docteur Lewin, votre admirateur, décide nettement que vous devez poursuivre votre infame. Mais si vous n’êtes pas de cet avis, j’ai un autre parti à vous proposer, et cela au nom de toute la famille ; c’est de partir pour la Pensilvanie, et d’y résider pendant quelques années, jusqu’à ce que votre aventure soit oubliée. Alors, si la justice du ciel vous épargne, et si vous menez une vie pénitente, on pourra, du moins, lorsque vous serez à votre vingt et unieme année, vous accorder la possession de votre terre, ou vous en faire toucher le revenu, à votre choix. C’est le temps que mon père fixe, parce que tel est l’usage, et parce qu’il juge que votre grand-père l’aurait fixé de même, et parce que votre belle conduite a pleinement prouvé que, dix-huit ans n’ont pas été pour vous l’ âge de discrétion. Le pauvre vieillard, qui commençait à radoter, quoique fort bon homme, s’y est malheureusement trompé. Mais je ne veux pas être trop sévère. Monsieur Harley, qui a sa sœur en Pensilvanie, nous promet de l’engager à vous prendre chez elle en pension. C’est une veuve sage et raisonnable, qui a l’esprit fort cultivé. Si vous aviez une fois passé la mer, vos parens seraient délivrés d’une multitude de soins et de craintes, sans parler de la honte du scandale. C’est, à mon avis, ce que vous devriez désirer sur toutes choses. M Harley offre de vous procurer, dans le passage, toutes les commodités qui conviennent à votre rang et à votre fortune. Il est intéressé à quelques navires, qui doivent mettre à la voile dans un mois. Vous serez libre de prendre avec vous votre fidèle Hannah, ou qui vous voudrez de vos nouvelles connaissances. On suppose que ce sera personne de votre sexe.

Voilà ce que j’avais à vous communiquer. Si vous m’accordez une réponse, que le porteur de ma lettre ira prendre mercredi au matin, vous me ferez vraiment une grâce extrême.

Arab Harlove.