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Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 345

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 513-514).


Miss Clarisse Harlove à M Morden.

jeudi, 31 août.

Recevez, mon cher monsieur, mes plus ardentes félicitations sur votre retour ; je l’ai appris avec une satisfaction extrême : mais la confusion et la crainte m’ont également empêchée de vous prévenir par mes lettres, avant les témoignages d’affection par lesquels vous avez la bonté de m’encourager.

Qu’il est consolant pour mon cœur blessé, de m’appercevoir que vous ne vous êtes pas laissé entraîner par ce flot de ressentimens sous lequel je suis malheureusement submergée, et que, tandis que mes plus proches parens ne daignent point examiner la vérité des lâches rapports qu’on leur fait contre moi, vous avez pris la peine de vérifier par vous-même que mes disgraces viennent de mon malheur, beaucoup plus que de ma faute !

Je n’ai pas le moindre sujet de douter que M Lovelace ne soit sincère dans ses offres, et que tous ses proches ne souhaitent ardemment de me les voir accepter. J’ai reçu de nobles preuves de leur estime, depuis le refus même que j’ai fait de me rendre à leurs sollicitations. Ne blâmez pas le parti auquel je me suis attachée. Je n’avais pas donné sujet à M Lovelace de me regarder comme une créature folle et sans principes. Si je lui avais donné sur moi cet avantage, un homme de son caractère aurait pu se croire autorisé par les siens à se prévaloir de la foiblesse qu’il m’aurait inspirée ; et, dans cette supposition, le témoignage de mon propre cœur m’aurait excitée à composer avec un méchant homme.

Je puis lui pardonner ; mais c’est par la persuasion où je suis que ses crimes me rendent supérieure à lui. Croyez-vous, monsieur, que je puisse donner ma main et mes vœux à un homme que je crois au-dessous de moi, et mettre le sceau, par ce don, à ses bassesses préméditées ? Non, monsieur ; j’ose dire que votre cousine, dût-elle passer la plus longue vie dans l’infortune et la misère, n’attache point assez de prix aux commodités de la vie ni à la vie même, pour acheter les unes, et pour conserver l’autre par un engagement de cette nature ; un engagement qui deviendrait une récompense pour le violateur, aussi long-temps qu’elle serait fidèle à son devoir.

Ce n’est pas l’orgueil, c’est la force de mes principes qui m’inspire ce langage. Quoi ! Monsieur, lorsque la vertu, lorsque la pudeur fait tout l’honneur d’une femme, sur-tout dans l’état du mariage, votre cousine épouserait un homme qui n’a pu commettre un attentat sur elle, que dans l’espérance de la trouver assez foible pour recevoir sa main, aussi-tôt qu’il se trouverait trompé dans l’odieuse opinion qu’il avait de son caractère ? Il n’a pas eu sujet jusqu’aujourd’hui de me croire foible ; je ne lui en donnerai pas l’occasion, sur un point où je ne pourrais l’être sans crime.

Quelque jour, monsieur, vous serez peut-être informé de toute mon histoire ; mais alors je vous demande en grâce de ne pas penser à la vengeance. L’auteur de mon infortune n’aurait pas mérité ce nom, sans un étrange concours de malheureuses causes. Comme les loix n’auront aucune action sur lui lorsque je ne serai plus, la seule pensée de toute autre vengeance me paraît effrayante. Et dans ce cas, en supposant l’avantage du côté de mes amis, de quelle utilité sa mort serait-elle pour ma mémoire ? Si quelqu’un d’eux, au contraire, venait à périr par les armes, quelle aggravation pour ma faute ! Que le ciel vous comble de biens, mon cher cousin, et qu’il vous bénisse autant que vous m’avez consolée en m’apprenant que vous m’aimez encore, et que j’ai un cher parent dans le monde qui est capable de me plaindre et de me pardonner

Cl Harlove.