Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 35

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 154-155).


M Lovelace, à M Belford.

avec le secours de mon fidèle espion, je suis aussi bien informé de la plupart des démarches de ma charmante, que de celles du reste de la famille. C’est un plaisir délicieux pour moi de me représenter ce coquin caressé par les oncles et le neveu, et initié dans tous leurs secrets, tandis qu’il ne suit avec eux que ma ligne de direction . Je lui ai recommandé, sous peine de perdre la pension que je lui fais chaque semaine, et ma protection, que je lui ai promise pour l’avenir, de se conduire avec tant de discrétion, que ni ma charmante, ni personne de la famille, ne puisse le soupçonner. Je lui ai dit qu’il pouvait avoir les yeux sur elle, lorsqu’elle sort ou qu’elle rentre, mais seulement pour écarter les autres domestiques du chemin qu’elle prend, et qu’il devait éviter sa vue lui-même. Il a dit au frère que cette chère créature avait tenté de l’engager, par un présent (qu’elle ne lui a jamais offert) à se charger d’une lettre pour Miss Howe, (qui ne fut jamais écrite) avec une incluse, (qui pouvait être pour moi) mais qu’il s’était excusé d’accepter de telles commissions, et qu’il demandait en grâce qu’elle ne sût jamais qu’il l’eût trahie. Cette fausse confidence lui a valu un misérable schelling et de grands applaudissemens. Elle a été suivie d’un ordre à tous les domestiques de redoubler leur vigilance, dans la crainte que ma déesse ne trouve quelqu’autre voie pour faire passer ses lettres. Une heure après, on a chargé mon agent de se présenter sur son passage, et de lui témoigner qu’il se repent de son refus, dans l’espérance qu’elle lui remettra ses lettres. Il rapportera qu’elle a refusé de les lui confier. Ne vois-tu pas à combien de bonnes fins cet artifice peut conduire ? Premièrement, il assure à ma belle, sans qu’elle le sache elle-même, la liberté qu’on lui laisse de se promener au jardin ; car voilà tous ses parens convaincus que, depuis qu’ils lui ont enlevé sa servante, il ne lui reste aucun moyen de faire sortir ses lettres. Ainsi sa correspondance, avec Miss Howe, comme avec moi, est parfaitement à couvert. En second lieu, il me donnera peut-être le moyen de me procurer une entrevue secrète avec elle ; et j’y pense fortement, de quelque manière qu’elle puisse le prendre. J’ai découvert, par mon espion, qui peut tenir tous les autres domestiques à l’écart, que chaque jour, matin et soir, elle fait la visite d’une volière assez éloignée du château, sous prétexte de veiller à la nourriture de quelques oiseaux qui lui viennent de son grand-père. J’ai de bons mémoires sur les moindres mouvemens qu’elle y fait ; et comme elle m’a confessé elle-même, dans une de ses lettres, qu’elle entretient un commerce ignoré avec Miss Howe, je présume que c’est par cette voie. L’entrevue que je médite me fera obtenir, ou je me suis trompé, son consentement pour d’autres faveurs de la même nature. Si ce lieu ne lui plaisait pas, je suis en état de m’introduire, lorsqu’elle me l’aura permis, dans une sorte de verger à la manière de Hollande, qui règne le long du mur. Mon espion, l’honnête Joseph Léman , m’a fourni le moyen de me procurer deux clefs, dont quelques bonnes raisons m’ont porté à lui laisser l’une, qui ouvre une porte du jardin, du côté d’une vieille allée où la tradition du pays est qu’il revient des esprits , parce qu’un homme s’y pendit, il y a plus de vingt ans. Il est vrai que cette porte est assurée par un verrou du côté du jardin ; mais, dans l’occasion, Joseph lèvera l’obstacle. Il a fallu lui promettre, sur mon honneur, qu’il n’arrivera de ma part aucun malheur à ses maîtres. Le coquin m’assure qu’il les aime ; mais que, me connaissant pour un homme d’honneur, dont il sait que l’alliance ne peut être qu’avantageuse pour la famille, comme tout le monde le reconnaîtra, dit-il, lorsque les préjugés seront détruits, il ne fait pas difficulté de me rendre service ; sans quoi, pour le monde entier, il ne voudrait pas charger sa conscience d’un tel rôle. Il n’y a point de fripon qui ne trouve le moyen de se justifier par quelque endroit, à son propre tribunal ; et je conviens que, si quelque chose est glorieux pour l’honnêteté, c’est de voir que les plus scélérats y prétendent, dans le temps même qu’ils se livrent à des actions qui doivent les faire passer pour tels aux yeux de tout le monde et à leurs propres yeux. Mais que faut-il penser d’une stupide famille qui me jette dans la nécessité d’avoir recours à cette multiplication de machines ? Mon amour et ma vengeance prennent le dessus tour à tour. Si la première de ces deux passions n’a pas le succès que j’espère, ma consolation sera de satisfaire la seconde. Ils la sentiront ; j’en jure par tout ce qu’il y a de sacré ; fallût-il renoncer à ma patrie pour le reste de mes jours. Je me jeterai aux pieds de ma divinité ; dessein que j’ai déjà formé deux fois sans succès. Je connaîtrai alors quel fond j’ai à faire sur ses sentimens. Si je n’étais arrêté par cette espérance, je serais tenté de l’enlever. Un si beau rapt est digne de Jupiter même. Mais je ne veux mettre que de la douceur dans tous mes mouvemens. Mon respect ira jusqu’à l’adoration. Sa main connaîtra seule tout le feu de mon cœur, par l’impression de mes lèvres ; de mes lèvres tremblantes ; car je suis sûr qu’elles trembleront, quand je ne serais pas résolu de le feindre. Mes soupirs seront aussi doux que ceux de mon tendre bouton de rose. Je l’inviterai à la confiance par mon humilité. Je ne tirerai aucun avantage de la solitude du lieu. Tous mes soins seront rapportés à dissiper ses craintes, à lui persuader qu’elle peut se reposer à l’avenir sur ma tendresse et sur mon honneur. Mes plaintes seront légères, et je ne m’emporterai pas à la moindre menace contre ceux qui ne cessent point de m’en faire. Mais, Belford, tu te figures bien que c’est pour imiter le lion de Dryden, c’est-à-dire, " pour m’assurer ma proie, et lâcher ensuite la bride à ma vengeance, sur d’indignes chasseurs qui ont l’audace de s’attaquer à moi ".