Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 37

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 164-167).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

dimanche, 19 mars. Je vous demande pardon, ma très-chère amie, de vous avoir donné sujet de me rappeler la date de ma dernière lettre. Je voulais rassembler sous mes yeux autant de mémoires qu’il est possible, sur les opérations de vos sages parens, dans l’idée que vous ne seriez pas long-temps sans vous rendre, d’un côté ou de l’autre, et que j’aurais alors quelque degré de certitude sur lequel je pusse fonder mes observations. Au fond, que puis-je vous écrire, dont je n’aie déjà fait le sujet de plusieurs lettres ? Vous savez que tout ce que je puis faire est de m’emporter contre vos stupides persécuteurs, et ce style n’est pas de votre goût. Je vous ai conseillé de reprendre votre terre : vous rejetez cet avis. Vous ne pouviez soutenir la pensée d’être à Solmes ; et Lovelace a résolu que vous serez à lui, quelque obstacle qu’on s’efforce d’y apporter. Je suis persuadée que vous ne sauriez éviter d’être à l’un ou à l’autre. Voyons quelles seront leurs premières démarches. à l’égard de Lovelace, lorsqu’il raconte sa propre histoire, qui oserait dire qu’après s’être conduit avec tant de modestie dans le bûcher, et n’avoir porté que de si bonnes intentions à l’église, il y ait le moindre reproche à lui faire ? Méchantes gens ! De se liguer contre l’innocence même ! Mais attendons, comme j’ai dit, leurs premières démarches, et le parti pour lequel vous vous déterminerez. Mes réflexions alors seront mesurées à mes lumières. à l’égard du changement de votre style, dans vos lettres à vos oncles, à votre frère et à votre sœur, puisqu’ils ont pris tant de plaisir à vous attribuer de la prévention pour Lovelace, et que tous vos désaveux n’ont servi qu’à fortifier les argumens qu’ils en ont tirés contre vous, je trouve que vous avez fort bien fait de les abandonner à leurs soupçons, et d’essayer ce que vous pourrez tirer d’eux par cette voie. Mais si… mais si… de grâce, ma chère, un peu d’indulgence. Vous avez cru vous devoir à vous même une apologie pour votre changement de style ; et jusqu’à ce que vous m’ayez parlé nettement, comme une amie, il faut que je vous tourmente un peu. Voyons ; car je ne puis retenir ma plume. Si vous n’avez pas eu d’autre raison pour ce changement de style, que celle qu’il vous a plu de me donner, prenez la peine d’examiner, comme je me souviens de vous y avoir exhortée, ce qu’il faut penser de cette raison. Pourquoi votre amie souffrirait-elle que vous fussiez volée sans le savoir ? Lorsqu’une personne se sent attaquée d’un rhume, son premier soin est de chercher comment elle a pu le gagner ; et lorsqu’elle croit s’en être rendu bon compte, elle prend son parti, qui est, ou de lui laisser son cours, ou d’employer quelques remèdes pour s’en délivrer, s’il est fort incommode. De même, ma chère, avant que la maladie dont vous êtes ou dont vous n’êtes pas attaquée, devienne si importune qu’elle vous oblige au régime, permettez que je cherche avec vous d’où elle peut venir. Je suis persuadée, aussi certainement que je suis sûre d’écrire, que, d’un côté, la conduite indiscrète de vos parens, et de l’autre, l’adresse insinuante de Lovelace, du moins, si cet homme n’est pas un plus grand fou que tout le monde ne le pense, amèneront les choses à ce point, et feront son ouvrage pour lui ? Mais passons. Si ce doit être Lovelace ou Solmes, le choix n’admet aucune discussion. Cependant, en supposant de la vérité dans tout ce qu’on raconte, je préférerais tout autre de vos amans à l’un et à l’autre, quelque indignes qu’ils soient aussi de vous. Qui peut être digne, en effet, de Miss Clarisse Harlove ? Je souhaite que vous ne m’accusiez pas de toucher trop souvent la même corde. Je me croirais inexcusable (d’autant plus que ce point me semble hors de doute ; et que, s’il étoit question de preuves, j’en pourrais tirer de vingt endroits de vos lettres,) inexcusable, dis-je, si vous vouliez avouer ingénûment… avouer quoi ? M’allez-vous dire. Je me flatte, ma chère Anne Howe, que vous ne m’attribuez pas déjà de l’amour. Non, non. Comment votre Anne Howe pourrait-elle former cette pensée ? l’amour, ce mot si court à prononcer, porte une signification bien étendue. quel nom lui donnerons-nous ? Vous m’avez fourni un terme dont le sens est plus resserré, mais qui ne laisse pas de signifier aussi quelque chose : une sorte de goût conditionnel . Le voilà, ma chère. ô tendre amie ! Ne sais-je pas combien vous méprisez la pruderie, et que vous êtes trop jeune, trop aimable, pour être une prude ? Mais écartons ces noms durs ; et souffrez, ma chère, que je vous répète ce que je vous ai déjà dit : c’est que je me croirai en droit de me plaindre extrêmement de vous, si vous vous efforcez, dans vos lettres, de me déguiser quelque secret de votre cœur. J’ajoute que, si vous m’expliquez nettement quel degré Lovelace tient ou ne tient pas dans votre affection, je serais plus en état que je ne le suis de vous donner un bon conseil. Vous qui vous êtes fait une si grande réputation de prescience , si je puis employer ce terme, et qui la méritez effectivement plus qu’aucune personne de votre âge, vous avez raisonné sans doute avec vous-même sur son caractère, dans la supposition que vous deviez un jour être à lui. Vous avez fait de même pour Solmes ; et de là est venue, sans doute, votre aversion pour l’un, comme votre goût conditionnel pour l’autre. Voulez-vous m’apprendre, ma chère, ce que vous avez pensé de ses bonnes et de ses mauvaises qualités ; quelle impression les unes et les autres ont faites sur vous ? Alors, les mettant dans la balance, nous verrons quel côté pourra vraisemblablement l’emporter, ou plutôt quel côté l’emporte en effet. Il ne faut rien moins que la connaissance des plus intimes replis de votre cœur, pour satisfaire mon amitié. Sûrement vous n’êtes point effrayée de vous confier à vous-même un secret de cette nature. Si vous l’êtes, vous n’en avez que plus de raison de douter de moi. Mais j’ose dire que vous n’avouerez ni l’un ni l’autre ; et je veux bien m’imaginer qu’il n’y a point de fondement pour aucun de ces deux aveux. Ayez la bonté, ma chère, de faire une observation ; c’est que, si je me suis quelquefois donné des airs de raillerie qui vous ont fait jeter sérieusement les yeux autour de vous, dans le cas sur-tout où vous pouviez attendre de votre meilleure amie un tour de reflexion plus sérieux, ce n’a jamais été à l’occasion des endroits de vos lettres où vous vous êtes expliquée avec assez d’ouverture (ne vous alarmez pas, ma chère), pour ne laisser aucun doute de vos sentimens ; mais seulement lorsque vous avez affecté de la réserve, lorsque vous avez employé des tours nouveaux pour exprimer des choses communes, lorsque vous avez parlé de curiosité, de goût conditionnel, et que vous avez cherché à vous couvrir sous des termes qui auraient été à l’épreuve de toute autre pénétration que la mienne ; autant d’actes de trahison contre l’amitié suprême que nous nous sommes vouée mutuellement. Souvenez-vous que vous m’avez trouvée un moment en défaut. Vous fîtes valoir alors vos droits. Je vous confessai aussi-tôt, que je n’avais plus que mon orgueil pour défense contre l’amour ; car il est vrai, comme je vous le dis alors, que je ne pouvais soutenir l’idée qu’il fût au pouvoir d’aucun homme de me causer un seul moment d’inquiétude. D’ailleurs, l’homme que j’avais à combattre était bien éloigné de valoir le vôtre ; ainsi, je pouvais m’en prendre autant à mon imprudence qu’à l’ascendant qu’il avait sur moi. Bien plus (et vous vous en ferez, s’il vous plaît, l’application), vous me fîtes d’abord la guerre sur mes curiosités

et lorsque j’en

fus au goût conditionnel , vous vous souvenez de ce qui arriva ; le cœur cessa de me battre pour lui. Finissons. Mais à propos de ce que j’ai dit, avec vérité, que mon amant n’était point un homme charmant comme le vôtre, nous sommes quatre, Miss Bidulphe, Miss Loyd, Miss Campion et moi, qui vous demandons votre opinion sur une difficulté d’importance ; savoir, jusqu’à quel point la figure a droit de nous engager. Ce cas, au reste, n’est point étranger à votre situation : remarquez bien cela, pour employer le style de votre oncle Antonin. Nous demandons aussi s’il faut même compter la figure pour quelque chose, dans un homme qui en tire vanité ; puisque, suivant une de vos observations, cette vanité donne un juste sujet de douter du mérite intérieur. Vous, le modéle de notre sexe, à qui la beauté et les grâces ont été prodiguées, la vanité est un vice dont vous êtes aussi exempte que de tous les autres ; et vous en avez toujours été plus autorisée à soutenir qu’il est inexcusable, jusques dans une femme. Il faut vous apprendre que ce sujet a été vivement agité dans une de nos dernières conversations. Miss Loyd m’a priée de vous écrire, pour vous demander votre sentiment, auquel vous savez que nous avons toujours déféré dans nos petites disputes. J’espère que, trouvant quelquefois le temps de respirer sous le poids de vos peines vous aurez assez de liberté d’esprit pour répondre à notre attente. Personne ne répand plus de lumiè res et de grâces que vous sur tous les sujets que vous traitez. Expliquez-nous aussi comment il se fait que Lovelace, qui paraît apporter tant de soin à parer sa figure, quoiqu’elle ait si peu besoin d’ornemens, trouve le moyen de ne passer aux yeux de personne pour un fat. Que ces questions, ma chère, servent à vous amuser ; du moins, si la seconde peut vous être proposée sans vous déplaire. Un seul sujet, de quelque importance qu’il puisse être, ne suffirait pas pour occuper un esprit de l’étendue du vôtre. Mais s’il était vrai, au fond, que l’un et l’autre vous déplût, mettez ma prière au nombre de tant d’impertinences que vous m’avez pardonnées ; et dites, sans crainte : cette fille est folle ; pourvu que vous ajoutiez : je l’aime néanmoins, et c’est ma fidèle.