Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 373

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 549-550).


à M Morden, pour lui être remis après sa mort.

mon cher cousin,

comme l’état de ma santé me fait douter si je serai en état de recevoir la visite que vous me promettez en arrivant à Londres, je me détermine à faire usage des forces qui me restent, pour vous remercier, avec les plus tendres sentimens, de toutes les bontés que vous avez eues pour moi depuis mon enfance, et plus particuliérement de celle qui vous fait employer, en ma faveur, votre obligeante médiation. Que le ciel, monsieur, vous rende à jamais tout le bien que vous vous efforcez de me faire obtenir !

Une de mes principales vues dans cette lettre, est de vous supplier, comme je le fais avec l’ardeur la plus pressante, de ne pas souffrir, lorsque vous apprendrez les circonstances de mon histoire, que votre généreux coeur s’ouvre à des ressentimens actifs, et qu’il croye me devoir d’autres mouvemens que ceux de la pitié. Souvenez-vous, mon cher cousin, que Dieu s’est réservé la vengeance. J’espère que vous n’entreprendrez point d’usurper ses droits, sur-tout lorsque rien ne vous oblige de purger ma réputation, depuis que l’offenseur même s’est volontairement offert à me rendre toute la justice que vous auriez pu lui arracher, si j’avais vécu ; et lorsque votre vie serait exposée, dans le risque égal qu’il faudrait courir avec un coupable.

Le duel, monsieur, qui le sait mieux que vous ? Est non seulement une usurpation des droits divins, mais une insulte contre la magistrature et contre les loix d’un sage gouvernement. C’est un acte impie ; c’est l’entreprise d’arracher une vie qui ne doit pas dépendre du glaive privé ; un acte dont la conséquence immédiate est de précipiter dans l’abîme sans fin une ame toute souillée de ses crimes, et de mettre dans le même danger celle du misérable vainqueur, puisque de deux hommes qui s’engagent dans un combat mortel, ni l’un ni l’autre n’a dessein d’accorder à son ennemi ce hasard de repentir et de confiance à la miséricorde du ciel, que chacun a la présomption d’espérer pour soi-même. Gardez-vous donc, monsieur, je vous en conjure, d’aggraver ma faute par une sanglante entreprise, qui en serait nécessairement l’effet. En supposant la victoire déclarée pour vous, ne donnez point à un malheureux le mérite de périr par vos mains. Il est à présent le perfide, l’ingrat qui m’a trompée ; mais la perte de sa vie, et probablement celle de son ame, ne serait-elle pas une horrible expiation pour un malheur de quelques mois dans lequel il m’a jetée, et qui n’a servi, par la faveur divine, que de voie pour me conduire à des biens éternels ? Dans ce cas, monsieur, où s’arrêterait donc le mal ? Qui le vengerait de vous ? Et qui vous vengerait de son vengeur ?

Laissez, laissez ma vengeance à son propre coeur ; tôt ou tard elle est sûre, et peut-être trop rigoureuse dans ses remords. Laissez-lui le hasard du repentir. Si le tout-puissant lui daigne accorder cette faveur, de quel droit la lui refuseriez-vous ? Qu’il soit encore le coupable agresseur. Qu’on ne dise jamais : Clarisse Harlove est vengée par la mort d’un traître ; ou si c’était la vôtre dont elle fût devenue l’occasion, ne dirait-on pas que sa faute, au lieu d’être ensevelie dans son tombeau, s’est perpétuée, s’est aggravée par un malheur beaucoup plus grand que sa perte ?

On a vu souvent, monsieur, la victoire du côté des coupables. Je me souviens d’avoir lu qu’un comte de Shrewsbury, sous le règne de Charles Ii, ayant entrepris de se venger du plus grand outrage qu’un homme puisse recevoir d’un autre, trouva la mort à Barnelms, par la main du vil duc qui l’avait déshonoré. Croyez-vous que le ciel pût être accusé d’injustice, quand il arriverait toujours que l’usurpateur du droit divin fût puni de sa présomption par l’ennemi qu’il cherche à détruire, et qui, tout criminel qu’on le suppose, se trouve alors dans la nécessité d’une juste défense ? Que le ciel, monsieur, vous protège dans tous les instans de votre vie ! Je l’en conjure encore une fois. Que ses bontés pour vous m’acquittent de toutes les vôtres ! Devenez le consolateur de mes chers parens, comme vous avez été le mien, et puissions-nous un jour nous rejoindre dans cet heureux état dont j’ai l’humble espérance de jouir lorsque vous lirez ma lettre ! Tels seront jusqu’au dernier soupir, mon cher cousin, mon ami, mon gardien, mais non pas mon vengeur, les vœux de

Cl Harlove.