Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 376

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 553-554).

M Lovelace à M Belford.

à Paris, 28 octobre.

Ne sois pas surpris que cette lettre suive de si près ma dernière. J’en reçois une de Joseph Leman. Ce pauvre diable est troublé par sa conscience, Belford ; il m’assure " qu’il ne dort ni nuit ni jour, du regret qui le tourmente, et de la crainte d’avoir contribué à de grands malheurs, sans compter, dit-il, ceux qu’il prévait encore. Il souhaiterait, s’il plaisait à Dieu et à moi, de n’avoir jamais eu l’honneur de me connaître ". Et d’où viennent ses inquiétudes pour lui-même ? D’où viendraient-elles, si ce n’est " des marques de mépris qu’il reçoit continuellement de tous les Harlove, sur-tout de ceux qu’il s’est efforcé de servir aussi fidèlement que ses engagemens avec moi le permettaient ? Je lui avais toujours fait croire, pauvre misérable qu’il est depuis le berceau ! Qu’en me servant, il aurait le bonheur, à la fin, d’avoir rendu service aux deux parties. Mais le mépris qu’on lui marque, et la mort de sa chère jeune maîtresse, sont deux sujets de douleur qui ne l’abandonneront jamais, dût-il vivre aussi long-temps que Mathusalem ; quoiqu’il ne se promette pas plus d’un mois de vie, changé comme il est ! Avec un estomac qui ne digère plus rien, et Madame Betty le faisant enrager du matin au soir, à présent qu’elle le tient et qu’elle maîtresse d’une bonne hôtellerie. Mais, grâces au ciel, pour sa punition elle n’est guère en meilleure santé que lui. Au reste, son principal motif, pour se donner l’honneur de m’importuner par une lettre, n’est pas son seul chagrin, quoique plus grand qu’il n’ose prendre la liberté de me le dire ; c’est le désir de prévenir un malheur dont je suis menacé moi-même : car il peut m’assurer que le colonel Morden est parti dans la résolution de ne pas m’épargner, et qu’il a juré, assez haut pour être entendu des domestiques, qu’il aurait ma vie ou moi la sienne, avec d’autres promesses de cette nature, qui causent beaucoup de joie à toute la famille, parce qu’on s’attend que, tôt ou tard, je reviendrai avec quelque membre de moins ".

Telle est la substance de cette lettre. Mowbray m’avait déjà lâché quelques mots dans une des siennes ; et je me rappelle que, dans le dernier souper que nous avons fait ensemble, tu me pressas, jusqu’à l’importunité, de faire le voyage d’Espagne, plutôt que celui de France ou d’Italie.

Ce que j’exige de toi, Belford, et par le premier ordinaire, c’est de m’apprendre fidèlement tout ce que tu sais là-dessus. Il m’est impossible de souffrir des menaces ; et quand je serai bien instruit, nul homme ne se donnera, dans mon absence, les airs de m’avilir, sans que je lui en explique mon sentiment. Mes amis en seraient inquiets ; ils seraient portés à souhaiter de me voir changer de route ou de plan, pour l’éviter. Crois-tu qu’à ces viles conditions je fusse capable de supporter la vie ? Mais, si tel est son dessein, pourquoi ne me l’a-t-il pas fait connaître avant que j’eusse quitté l’Angleterre ? Avoit-il besoin que je fusse hors du royaume, pour s’affermir dans sa résolution ?

Aussi-tôt que je saurai dans quel lieu mes lettres lui peuvent être adressées, je ne manquerai pas de lui écrire, pour m’assurer de ses intentions. Le délai me gêne, dans un cas de cette nature. Fût-il question du mariage ou de l’échafaud, ce qui doit se faire demain me paroît mieux aujourd’hui. Je languis, je meurs d’impatience, en ruminant des scènes qui ne peuvent m’offrir ni variété ni certitude. Passer vingt jours dans l’attente d’un événement qui peut être décidé dans un quart-d’heure, c’est un supplice.

Si le colonel prend la peine de venir à Paris, il lui sera facile de trouver mon logement. Je vois chaque jour quelques anglais ; je suis souvent aux spectacles ; je parais à la cour et dans tous les lieux publics. à mon départ, je laisserai mon adresse dans plusieurs villes, où mes lettres d’Angleterre me seront envoyées. Mais si j’étais bien sûr de tout ce que Léman m’écrit, je perdrais l’idée de quitter la France, ou, dans quelque lieu que soit celui qui me cherche, je ne partirais que pour abréger sa course.

Mon unique regret tombe sur cette chère Clarisse. S’il est décidé que nous en venions aux mains, M Morden et moi, comme il ne m’a fait aucune injure, et qu’il chérit la mémoire de sa cousine, nous engagerons le combat avec les mêmes sentimens pour l’objet de notre querelle ; et tu conviendras que le cas est singulier. En un mot, j’ai tort ; j’en suis aussi convaincu que lui, et je ne le regrette pas moins : mais je ne souffrirai jamais les menaces d’aucun mortel, quelque blâme que je me reproche d’avoir mérité. Adieu, Belford. Parle de bonne foi ; point de déguisement, si tu fais cas de ton ami,

Lovelace.