Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 378

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 555-557).

M Lovelace à M Belford.

à Munich, 22 novembre.

Votre lettre arrive au moment que j’allais partir pour Vienne. Pour ce qui regarde le voyage de Madrid, ou le moindre pas hors de ma route, dans la vue d’éviter le colonel Morden, que je périsse si je le fais ! Tu ne peux me croire l’ame si basse.

Ainsi donc tu avoues qu’il m’a menacé ; mais non pas, dis-tu, dans des termes grossiers, indignes par conséquent d’un galant homme. S’il m’a menacé noblement, mon ressentiment sera noble. Mais il n’a pas fait le rôle d’un homme d’honneur, s’il lui est échappé la moindre menace derrière moi. Quel mépris j’aurais pour moi-même, si j’avais été capable de menacer quelqu’un à qui je saurais le moyen de m’adresser de bouche ou par écrit ! à l’égard de mes remords, de tes caractères tracés sur le mur, de l’autorité des loix, de son adresse, de son sang froid, de son courage, et d’autres lieux communs de poltronnerie ; que veux-tu dire ? Assurément tu ne saurais croire que des insinuations de cette nature puissent affoiblir mon cœur ou ma main. épargne-moi, je t’en prie, toutes ces impertinences dans tes lettres.

Il n’avait pris aucune résolution, dis-tu, lorsqu’il a fait ses adieux. Il en prendra, de manière ou d’autre ; et bientôt, suivant toute apparence ; car je lui écrivis hier, sans attendre ta réponse. Je n’ai pu m’en défendre. Il m’était impossible, comme je te l’ai marqué, de vivre en suspens. J’ai adressé ma lettre à Florence. Je ne pouvais supporter non plus que mes amis fussent inquiets pour ma sûreté, ou par d’autres raisons. Mais ma lettre est dans des termes qui lui laissent absolument la liberté du choix. Il sera l’agresseur, s’il la prend dans un sens sur lequel il peut si honnêtement fermer les yeux. S’il le fait, il deviendra très-clair que la malignité et la vengeance étoient deux passions qui le dominaient, et qu’il n’a pensé qu’à régler ses affaires, pour prendre ensuite ses résolutions, comme tu t’exprimes. Cependant, si nous devons nous rencontrer (car, toute civile qu’est ma lettre, je sais quel choix elle me ferait faire à sa place), je souhaiterais que sa cause ne fût pas si bonne, et que la mienne fût meilleure. Ce serait une douce vengeance pour lui, si je tombais sous ses coups ; mais que me reviendrait-il de l’avoir tué ?

Je t’envoie la copie de ma lettre. En relisant la tienne de sang froid, je ne puis refuser des remerciemens à ton amitié, ni même à tes vues. Depuis le premier instant de notre liaison, je n’ai jamais été trompé dans l’opinion que j’ai de toi, du moins si je considère tes intentions ; car tu avoueras que j’ai plus d’une sottise à te reprocher dans le rôle que tu as joué entre ma chère Clarisse et moi. Mais tu es réellement un honnête homme, et tout à la fois un ami ardent et sincère. Je regretterais volontiers d’avoir écrit à Florence, depuis que j’ai reçu ta lettre, qui est actuellement sous mes yeux. Mais la mienne est partie ; qu’elle marche. Si Morden souhaite la paix, je lui donne une belle occasion de l’embrasser ; sinon, qu’il ne s’en prenne qu’à lui-même. à tout événement, cherche le moyen de faire savoir au jeune Harlove (car il se mêle aussi de menacer) que je serai en Angleterre vers le commencement d’avril, au plus tard. Cette cour de Bavière est galante et polie ; cependant, comme je suis incertain si ma lettre trouvera le colonel à Florence, je ne laisse pas de partir pour Vienne, après avoir donné des ordres pour tout ce qui peut m’être adressé à Munich. Je ne serais pas long-temps à revenir ici, ou dans tout autre lieu qu’on choisirait pour me voir. Tout à toi.

Lovelace.

à Monsieur Morden.

à Munich, 21 novembre.

Monsieur,

j’ai appris, avec beaucoup d’étonnement, qu’il vous était échappé contre moi quelques expressions menaçantes. Il m’aurait été fort agréable que vous m’eussiez cru assez puni par mes propres peines, du tort que j’ai fait à la plus excellente de toutes les femmes, et que nos sentimens étant les mêmes à son égard, sur-tout lorsque j’ai désiré si ardemment de réparer mes injustices, nous eussions pu vivre, sinon dans les termes de l’amitié, du moins d’une manière qui n’exposât pas l’un ou l’autre au chagrin d’entendre qu’on hasarde contre lui, dans son absence, des menaces qui le rendraient méprisable, s’il n’y croyait pas son honneur intéressé.

Je dois, monsieur, vous expliquer mes véritables dispositions. Si ce que j’apprends n’est venu que d’une chaleur soudaine, tandis qu’une perte que je ne cesserai jamais de déplorer était récente, non seulement je le trouve excusable, mais je n’y vois rien qui ne mérite mes louanges et mon approbation. Si vous êtes réellement déterminé à me voir sous quelque autre prétexte, quoique je vous avoue que rien n’est plus éloigné de mes désirs, je me rendrais blâmable, et tout-à-fait indigne du caractère que je veux soutenir aux yeux des honnêtes gens, si je vous faisais trouver quelque difficulté à vous satisfaire.

Dans l’incertitude où je suis du lieu où vous recevrez ma lettre, je pars demain pour Vienne. Tout ce qui pourra m’être adressé à la poste de cette ville, ou chez m le baron de Windisgratz, dont j’ai l’honneur d’être ami, me sera rendu fidèlement.

Comme je vous crois trop de générosité pour interpréter mal ce qui me reste à vous déclarer, et que je sais l’extrême considération que la plus chère de toutes les femmes avait pour vous, je ne ferai pas difficulté de vous assurer que la plus agréable réponse que je puisse recevoir de M Morden, serait le choix de la paix, plutôt que de tout autre parti, avec son admirateur sincère et son très-humble serviteur,

Lovelace.