Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 385

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 574-575).


M Morden à M Belford.

monsieur,

nous revenons de l’église, où, le deuil dans l’ame, nous avons assisté à la dernière cérémonie. Mon cousin James et sa sœur, Monsieur et Madame Hervey, avec leur fille, que son attachement à feu ma cousine me rendra toujours chère ; mes cousins Jules et Antonin Harlove, et quelques autres parens éloignés, Messieurs Fuller et Allinson s’y sont trouvés : ces derniers, qu’on aurait dû y inviter, s’y étoient rendus sans invitation ; et, pour mieux marquer leur respect pour la mémoire de celle à qui nous rendions les derniers devoirs, ils avoient pris le deuil.

Le père et la mère se seraient joints à nous, s’ils en eussent eu la force ; mais ils étoient l’un et l’autre fort indisposés, et le sont encore. L’inconsolable Madame Harlove avait dit à Madame Norton, que, dans cette circonstance, les deux mères du plus aimable enfant du monde ne devaient pas se quitter ; qu’elle la priait de rester avec elle.

Toute la solennité s’est passée dans le meilleur ordre et la plus grande décence. La distance du château d’Harlove à l’église est à peu près d’un demi-mille. Le corps a été accompagné et entouré, dans toute la longueur de ce chemin, par mille personnes de tous les ordres. à neuf heures, on l’a entré dans l’église, déjà remplie d’une foule qui se pressait de tous côtés. Cependant je n’ai jamais vu régner un si profond silence, ni témoigner tant de respect aux funérailles même de nos princes. L’attention et la tristesse étoient empreintes sur tous les visages.

L’oraison funèbre, prononcée par M Melwill, a été fort touchante. Souvent il essuyait ses larmes, et en faisait couler avec plus d’abondance encore des yeux de tous ceux qui l’écoutoient. Les auditeurs ont sur-tout montré de l’émotion, quand il leur a dit que le texte qu’il avait pris, était du choix de celle pour qui se faisait la triste cérémonie.

Il a fait l’énumération de ses belles qualités, s’autorisant du témoignage que lui avait rendu pendant sa vie l’excellent pasteur que la paroisse venait de perdre. Tous ceux qui étoient présens ne pouvaient s’empêcher de répéter bas, les uns aux autres, le bien qu’il en disait, comme en ayant été les témoins ou les objets.

Lorsqu’il s’est tourné vers la place où, donnant l’exemple de la piété et de la dévotion, assise ou à genoux, elle élevait son cœur à Dieu, tout l’auditoire s’est tourné du même côté, et y a porté les regards respectueux qu’inspirait sa présence.

Quand il a fait mention de sa douceur, de son humilité, et de l’air de dignité qui soutenait en elle les vertus, des bruits d’approbation se sont fait entendre de tous côtés ; et une pauvre femme, au-dessous de moi, a dit que c’était la bonté même, qu’elle ne dédaignait personne.

Plusieurs fondaient en larmes, entendant parler des aumônes qu’elle faisait, aumônes si judicieuses, si bien placées. Toutes les bouches prononçaient sa récompense ; elle étoit portée sur les soupirs et les regrets qu’on ne se lassait point de lui donner. Quelle perte pour les indigens ! Disoient plusieurs à haute voix. On trouvait en elle celui en qui Dieu déclare qu’il a mis son bon plaisir, parce qu’il donne de bon cœur. Une jeune dame disait : " Miss Clarisse Harlove cherchait les malheureux et les soulageait avant que des revers imprévus les réduisissent au désespoir, ou que l’excès de la douleur leur eût pour jamais abattu le courage ".

Elle avait un nombre de pauvres aussi connus par l’honnêteté de leurs mœurs, que par leur incapacité à se procurer le nécessaire. Tous sont venus à l’église pour rendre à leur bienfaictrice les derniers devoirs ; et s’étant approchés avec peine de l’endrait de l’aile où le corps était posé, ils ne contribuaient pas peu à grossir les applaudissemens et les marques réitérées d’approbation qu’on a données à M Melvill.

Quelques personnes qui connaissaient l’histoire de ma cousine, voyant les pleurs que répandait sa sœur, et l’air abbatu de son frère : que ne donneraient-ils pas, disaient-elles, pour que leurs cœurs eussent été moins durs ? D’autres poursuivaient le père barbare et la malheureuse mère jusque dans leur retraite à la maison. " sans doute ils gémissent à présent ; mais il est trop tard. De quelle douleur ne doivent-ils pas être pénétrés ? Ne soyons pas surpris s’ils n’ont pu soutenir ce spectacle ". Quelques-uns manifestaient leur étonnement de ce qu’il s’était trouvé un homme capable de ne pas rendre justice à tant de perfections. Ils disaient, ce qu’on entend répéter sans cesse : " comment est-il possible que quelqu’un se soit rendu coupable envers elle de la violation des droits les plus saints de l’humanité " ? D’autres s’étonnaient qu’un homme pût négliger ses intérêts au point de manquer à une femme si fort avantagée du côté du rang et de la fortune.

Le bon Melvill, conduit par son texte, a touché quelque chose de la malheureuse démarche qui avait été cause de sa fin prématurée. Il l’a attribuée à la foiblesse humaine, qui arrête sans cesse en nous les progrès d’une perfection absolue.

Il a donné un tour oratoire à la manière dont il s’est exprimé sur le dédain avec lequel elle avait rejeté les prières et les sollicitations d’une maison illustre, en faveur d’un homme qu’elle avait trouvé indigne de son estime et de sa confiance, et qui lui faisait en vain les prières les plus pressantes de l’accepter. En un mot, par la façon dont il a traité son sujet, il a augmenté la réputation, quelque grande qu’elle fût, qu’il s’était acquise auparavant.

Lorsqu’il a été question de descendre le corps dans le caveau, il y a eu un mouvement général pour s’approcher du cercueil et lire les inscriptions. Deux gentilshommes, en particulier, se sont avancés avec précipitation, se couvrant le visage de leurs manteaux : c’étoient messieurs Mullins et Wyerley, admirateurs déclarés de ma cousine. Quand ils ont été à une petite distance, et qu’ils ont jeté les yeux sur la partie supérieure du cercueil : " ce petit espace, a dit M Mullins, renferme tout ce que la nature humaine peut produire d’excellent ". Et dans ce moment, M Wyerley, incapable de résister plus long-temps à la douleur qui l’accablait, s’en est allé chez lui, où l’on assure qu’il est fort mal.

On a dit que Solmes était dans un coin à l’écart, enveloppé d’un manteau de cavalier, et versant fréquemment des larmes. Cependant je ne puis pas dire l’avoir vu.

Un autre gentilhomme y était aussi allé incognito, et s’était placé sur un banc près de l’entrée du caveau. Personne ne l’avait remarqué ; mais une violente émotion l’a trahi au moment où l’on a descendu le corps dans sa dernière demeure. C’était le digne M Hickman de Miss Howe.

Mes cousins Jules et Antonin, et leur neveu James ne jugèrent pas à propos de descendre dans le tombeau de leurs ancêtres Miss Harlove paroissait fort affectée. Sa conscience, aussi bien que les liens du sang, contribuaient à son affliction. Elle disait qu’elle descendrait avec sa chère, son unique sœur ; mais son frère n’a pas voulu le lui permettre. Ses yeux noyés de larmes n’ont quitté le cercueil que lorsqu’il a tout-à-fait disparu. Alors elle s’est laissé aller sur son siége, et s’est presque évanouie. J’ai accompagné le corps dans le caveau, afin de m’assurer et de pouvoir vous assurer, monsieur, vous qui êtes son exécuteur testamentaire, que, selon qu’elle l’avait demandé, on l’a déposée aux pieds de son grand-père. M Melvill est descendu : il a examiné le dessus du cercueil, et y a répandu quelques larmes. J’étais si satisfait de son discours et de la façon dont il s’était acquitté de la cérémonie, que sur le lieu même je lui ai fait présent d’une bague de quelque valeur, et l’ai remercié de la manière dont il avait rempli ses fonctions.

J’ai quitté les restes de ma chère cousine, après avoir retenu pour moi une place auprès d’elle.

à mon retour au château d’Harlove, je me suis contenté d’envoyer mes complimens à la famille. Je n’ai pas honte de vous dire qu’en rentrant dans ma chambre, je me suis abandonné encore une fois à toute ma douleur.

Je suis, mon cher monsieur, etc.

Morden.