Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 43

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 194-196).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

mercredi matin à neuf heures. Ma tante Hervey, qui a passé la nuit au château, sort à ce moment de ma chambre. Elle y est venue avec ma sœur. On n’a pas jugé à propos de lui accorder cette liberté sans un tel témoin. Lorsque je l’ai vue paraître, je lui ai dit que sa visite était une extrême faveur pour une malheureuse prisonnière. Je lui ai baisé la main. Elle a eu la bonté de m’embrasser, en me disant : pourquoi cette distance, ma chère nièce, avec une tante qui vous aime si tendrement ? Elle m’a déclaré qu’elle venait s’expliquer avec moi pour le repos de la famille ; qu’elle ne pouvait se persuader que si je ne m’étais pas crue traitée avec rigueur, moi qui avais toujours été d’un naturel si doux, j’eusse résisté avec cette constance aux ordres de mon père, et aux désirs de tous mes amis : que ma mère et elle croyaient devoir attribuer ma résolution à la manière dont on avait commencé avec moi, et à l’idée où j’étais que, dans l’origine, mon frère avait eu plus de part aux propositions de M Solmes, que mon père et mes autres amis : enfin qu’elles souhaitaient toutes deux de pouvoir me fournir quelque excuse raisonnable, pour revenir honnêtement de mon opposition. Pendant cet exorde, Bella chantonnait, ouvrait un livre et puis un autre, d’un air pensif, mais sans paraître disposée à se mêler à la conversation. Ma tante, après m’avoir représenté que mes résistances étoient inutiles, parce que l’honneur de mon père se trouvait engagé, s’est jetée sur les loix de mon devoir, avec plus de force que je ne m’y serais attendue si ma sœur n’avait pas été présente. Je ne répéterai pas quantité d’argumens, qui reviennent à ceux dont vous devez être lasse de part et d’autre. Mais il faut vous instruire de tout ce qui a quelque air de nouveauté. Lorsqu’elle a cru me trouver inflexible, (c’est son expression) elle m’a dit que, de son côté, elle ne dissimulait pas que M Solmes et M Lovelace lui paroissaient deux hommes qui devaient être également congédiés ; mais que pour satisfaire mes amis, je n’en étois pas moins obligée de songer au mariage, et qu’elle penchait assez pour M Wyerley. Elle m’a demandé ce que je pensais de M Wyerley. Oui, Clary, a dit ma sœur, en s’approchant, que dites-vous de M Wyerley ? J’ai pénétré aussi-tôt l’artifice. On voulait me mettre dans la nécessité de m’expliquer, pour tirer de ma réponse une preuve de ma prévention absolue en faveur de M Lovelace. Le piège était d’autant plus adrait, que M Wyerley publie hautement l’estime qu’il a pour moi, et que, du côté du caractère comme de celui de la figure, il a beaucoup d’avantages sur M Solmes. Il m’est venu à l’esprit de faire tourner cette ruse contr’eux, en essayant combien on pouvait se relâcher des intérêts de M Solmes, puisqu’on ne pouvait s’attendre aux mêmes offres de la part de M Wyerley. Dans cette vue, j’ai demandé si ma réponse, en supposant qu’elle fût favorable à M Wyerley, me délivrerait des persécutions de M Solmes ; car j’avouais, ai-je ajouté, que je n’avais pas pour l’un l’aversion que j’avais pour l’autre. Ma tante m’a répondu que sa commission ne s’étendait pas si loin, et quelle savait seulement que mon père et ma mère ne seraient pas tranquilles, aussi long-temps qu’ils ne verraient pas les espérances de M Lovelace entièrement ruinées par mon mariage. Fine créature ! A dit ma sœur. Cette réflexion, jointe à la manière dont elle avait fait succéder sa question à celle de ma tante, m’a confirmé qu’on me tendait un piège. Eh quoi ! Chère madame, ai-je repris, me faites-vous des propositions qui n’ont aucun objet pour soutenir le systême de mon frère ? N’ai-je donc aucune espérance de voir finir mes peines et ma disgrâce, sans qu’un homme odieux me soit présenté ? On rejette donc toutes mes offres ! Cependant, elles devaient être acceptées, j’ose le dire. Enfin, ma nièce, s’il ne vous reste aucune espérance, je ne m’imagine pas que vous vous croyez absolument dispensée de l’obéissance qu’une fille doit à ses parens. Pardonnez-moi, a dit ma sœur ; je ne doute nullement que le but de Miss Clary, s’il lui est impossible de joindre son cher Lovelace, ne soit de reprendre sa terre entre les mains de mon père, et d’y aller vivre dans cette indépendance qui est le fondement de sa perversité. Et là, mon cher cœur, mon petit amour, qu’elle honorable vie vous ménerez ! Madame Norton, votre oracle, à la tête de votre maison ; vos pauvres, à la porte ; vous, confondue dans la troupe déguenillée, avec un mêlange d’orgueil et de bassesse, et fort supérieure dans vos idées à toutes les femmes de la province qui n’auront pas ces nobles inclinations. Les pauvres dehors ! Ai-je dit ; mais, Lovelace dedans ; c’est-à-dire, bâtissant votre réputation d’une main, et la détruisant de l’autre. Le charmant systême ! Mais apprenez, ma petite fugitive, que les volontés d’un grand-père mort seront restreintes par celles d’un père vivant ; et qu’on disposera de la terre, comme mon grand-père l’aurait fait s’il eût assez vécu pour voir un si grand changement dans sa favorite. En un mot, elle ne retournera pas entre vos mains, si l’on ne vous reconnaît assez de discrétion pour en faire un bon usage, ou jusqu’à ce que l’ âge vous autorise à réclamer les loix, pour l’arracher respectueusement à votre père. Fi, Miss Harlove ! Lui a dit ma tante. Ce langage n’est pas digne d’une sœur. ô madame ! Laissez-la continuer. Ce n’est rien en comparaison de ce que j’ai déjà souffert de Miss Harlove. Elle ne consulte que l’emportement de sa jalousie, ou des ordres supérieurs, auxquels mon devoir est de me soumettre. Je lui répondrai seulement que, pour la révocation de mes droits, je sais à quoi je suis autorisée : et rien ne m’empêcherait d’y rentrer, si j’en avais le dessein. Mais c’est une idée qui ne me vient pas même à l’esprit. Ayez la bonté, madame, de faire connaître à mon père, que les traitemens les plus durs, les conséquences les plus fâcheuses, ne me feront jamais chercher des ressources contraires à sa volonté ; dût-il, me réduire à l’indigence, et me chasser de sa maison ; ce qui serait peut-être préférable pour moi, au chagrin d’y être emprisonnée et outragée comme je le suis. Sur ce point, chère nièce, m’a répondu ma tante, si vous étiez mariée, vous seriez obligée de vous conformer aux intentions de votre mari ; et si ce mari était M Lovelace, on ne saurait douter qu’il ne saisît ardemment l’occasion de jeter de nouveaux troubles dans les familles. Au fond, ma nièce, s’il avait une véritable considération pour vous, on n’entendrait point parler continuellement de ses bravades. Il passe pour un homme fort vindicatif. à votre place, Miss Clary, je craindrais, et même sans l’avoir offensé, qu’il ne fît quelque jour tomber sur moi cette vengeance dont il ne cesse point de menacer la famille. Ses menaces, ai-je repris, ne sont qu’un retour assez naturel pour celles qu’on lui fait tous les jours. Tout le monde n’est pas aussi disposé que moi à souffrir des insultes. Mais était-il moins connu qu’aujourd’hui, lorsqu’il fut introduit ici pour la première fois ? On était persuadé alors, que le mariage, que la discrétion d’une femme, produirait des miracles. Mais j’en ai trop dit, ai-je ajouté en me tournant vers ma sœur. D’ailleurs, je repète, comme je l’ai fait vingt fois, qu’il ne serait pas question de M Lovelace, si j’étais traitée généreusement. Ma tante, interrompant quelque réponse injurieuse de ma sœur, m’a représenté encore qu’on ne pouvait être tranquille, si l’on ne me voyait mariée. On assure, a-t-elle continué, que, pour appaiser M Lovelace, vous offrez de lui promettre que, si vous n’êtes pas sa femme, vous ne serez jamais celle de personne. C’est faire supposer que vous êtes fort avancée avec lui. J’avoue naturellement, ai-je répondu, que je n’ai pas connu de meilleure voie pour prévenir de nouveaux malheurs. Et si l’on ne veut pas que je pense à lui, il n’y a point d’autre homme au monde à qui je puisse penser favorablement. Cependant je donnerais volontiers tout ce que je possède, pour le voir engagé d’un autre côté. Oui, volontiers, Bella, quoique je vous voie sourire malignement. Cela peut être, Clary ; mais vous ne sauriez m’empêcher de sourire. si l’on ne veut pas que vous pensiez à lui,

a répété ma tante. J’entends ce langage, Miss Clary. Il est temps que je descende. Descendons-nous, Miss Harlove ? Je tâcherai d’engager votre père à permettre que ma sœur monte elle-même. Il en résultera peut-être quelque évènement plus heureux. Je prévois, a dit Bella, ce qui ne manquera pas d’en résulter. Ma mère et Clary se noieront dans leurs larmes ; mais avec cette différence dans les effets, que ma mère reviendra percée jusqu’au fond du cœur, et que ma sœur Clary n’en sera que plus endurcie de l’avantage qu’elle s’applaudira d’avoir obtenu sur la tendresse de ma mère. Si vous le voulez savoir, madame, c’est la raison qui a fait condamner cette jolie personne à garder sa chambre. Elle a pris ma tante par la main ; et moi, sans répliquer un seul mot, je leur ai laissé prendre à toutes deux le chemin de l’escalier.