Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 45

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 201-206).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

mercredi au soir, 22 de mars. Moi, fâchée ! Eh de quoi donc, ma chère ? Rien ne peut m’être plus agréable que ce que vous nommez vos libertés . J’admire seulement votre patience pour les miennes ; voilà tout ; et je regrette la peine que je vous ai donnée à me faire une si longue réponse sur le sujet en question malgré le plaisir que j’ai pris à la lire. Je suis persuadée que votre intention n’a jamais été d’user de réserve avec moi : premièrement, parce que vous le dites ; en second lieu, parce que vous n’avez pas encore été capable d’éclaircir votre situation à vos propres yeux, et que, persécutée, comme vous l’êtes, il vous est impossible de distinguer assez les effets de l’amour et de la persécution, pour assigner à chacune de ces deux causes les bornes de leur pouvoir. C’est ce que je crois vous avoir déjà fait entendre. Ainsi j’abandonne à présent cette question. Robert m’a dit que vous ne faisiez que mettre votre dernier paquet au dépôt, lorsqu’il l’a pris. Il y était allé une heure auparavant, sans y avoir rien trouvé. Il avait remarqué mon impatience ; et celle de m’apporter quelque chose de vous l’a fait roder quelque temps autour de vos murs. Ma cousine Jenny Desdale est ici, et veut passer cette nuit avec moi. Je n’aurai point le tems de vous répondre avec toute l’attention qui convient au sujet de vos lettres. Vous savez qu’avec elle, c’est un babil qui ne finit point. Cependant l’occasion qui l’amène est fort grave. Elle est venue pour engager ma mère à faire un voyage chez Madame Larkin , sa grand-mère, qui garde le lit depuis long-temps, et qui, reconnaissant enfin qu’elle est mortelle, pense à faire un testament. Malgré l’aversion qu’elle a eue jusqu’à présent pour cette cérémonie, elle y consent, à condition que ma mère, qui n’est qu’une parente éloignée, ne laissera pas d’y être présente, pour l’aider de ses conseils ; car on a grande opinion de l’habileté de ma mère dans tout ce qui regarde les testamens, les contrats de mariage et les autres affaires de cette nature. Madame Larkin demeure à dix-sept milles de nous. Ma mère, qui ne peut se résoudre à coucher hors de sa maison, se propose de partir fort matin, pour revenir le soir. Ainsi, je compte d’être demain à votre service depuis le commencement du jour jusqu’à la fin, et je ne serai au logis pour personne. à l’égard de mon incommode, je lui ai mis dans la tête d’escorter les deux dames, pour ramener ma mère avant la nuit. Je ne connais que les occasions de cette nature, où ces gens-là soient bons à quelque chose, pour donner à notre sexe un petit air de vanité et d’assurance dans les lieux publics. Je me souviens de vous avoir fait entendre que je ne serais pas fâchée de voir une alliance entre ma mère et ce Monsieur Hikman. En vérité, je répète ici mes souhaits. Qu’importe une différence de quinze ou vingt ans ? Sur-tout lorsqu’une femme se porte assez bien pour faire espérer qu’elle sera long-temps jeune, et lorsque le galant est un homme si sage ! De bonne foi, je crois que je l’aimerais autant pour mon père qu’à tout autre titre. Ils ont une extrême admiration l’un pour l’autre. Mais il me vient une meilleure idée, pour l’homme du moins, et plus convenable du côté de l’ âge. Que dites-vous, ma chère, de faire un compromis avec votre famille, par lequel vous leur offririez de rejeter vos deux hommes, et d’agréer le mien ? Si vous n’en êtes, pour l’un des deux, qu’au goût conditionnel,

l’idée ne saurait vous déplaire. Il n’y manque que votre approbation. Sous ce jour, quels égards n’aurai-je pas pour Monsieur Hickman ? Plus, d’une bonne moitié, que sous l’autre. Ma folle veine est ouverte : la laisserai-je couler ? Qu’il est difficile de résister aux foibles naturels ! Hickman me paraît bien plus conforme à votre goût, qu’aucun de ceux qui vous ont été proposés jusqu’à présent. C’est un homme si sage, si grave ! Et tant d’autres qualités ! D’ailleurs ne m’avez-vous pas dit que c’est votre favori ? Mais peut-être ne l’honorez-vous de tant d’estime, que parce qu’il a celle de ma mère. Je ne doute pas qu’il ne crût gagner beaucoup au change, du moins s’il n’est pas plus imbécille que je ne le crois. Hé ! Mais, votre fier amant l’aurait bientôt assommé. Voilà ce que j’oubliois. Pourquoi, ma chère, suis-je incapable d’écrire sérieusement, lorsqu’il est question de cet Hickman ? C’est une fort bonne espèce d’homme, après tout. Mais en est-il de parfaits ? Encore une fois, c’est un de mes foibles, et un sujet que je vous donne pour gronder. Vous me croyez fort heureuse dans le point de vue qui a rapport à lui. Comme le ridicule traitement qu’on vous fait essuyer vous remplit le cœur d’amertume, vous trouvez du moins supportable ce qui serait fort éloigné de vous le paroître dans une autre situation. J’ose dire qu’avec tous vos airs graves, vous ne voudriez pas de lui pour vous-même ; à moins que, se présentant avec Solmes, vous ne fussiez obligée de prendre l’un des deux. C’est une épreuve à laquelle je vous mets : voyons ce que vous aurez à dire là-dessus. Pour moi, je vous avoue que j’ai de grandes objections à faire contre Hickman. Lui et le mariage sont deux choses qui n’entrent point ensemble dans ma tête. Vous expliquerai-je librement ce que je pense de lui, c’est-à-dire, de ses bonnes et de ses mauvaises qualités, comme si j’écrivais à quelqu’un qui ne le connût pas ? Oui ; je crois que j’y suis résolue. Mais le moyen de traiter gravement ce sujet ? Nous n’en sommes point encore au ton grave ; et la question, de lui à moi, est de savoir si nous y serons jamais. Cependant, quoique je fusse très-aise de pouvoir adoucir un moment vos chagrins par mes peintures extravagantes, la plaisanterie ne s’accorde guère avec le sentiment présent d’une inquiétude aussi vive que celle que j’ai pour vous. J’ai été interrompue, et c’est à l’occasion de l’honnête Hickman. Il était ici depuis deux heures, faisant apparemment sa cour à ma mère pour sa fille, quoiqu’elle n’ait pas besoin d’être pressée en sa faveur. Il est bon que l’une supplée à l’autre ; sans quoi le pauvre homme aurait trop de peine à partager ses soins, et se trouverait fatigué d’un si rude exercice. Il était prêt à partir ; ses chevaux dans la cour. Ma mère m’a fait appeler, sous prétexte d’avoir quelque chose à me dire. Elle m’a tenu en effet un discours qui ne signifiait rien, et j’ai conçu clairement que l’unique raison qu’elle avait eue de me faire descendre, était pour me rendre témoin de la bonne grâce avec laquelle il fait une révérence, et pour lui donner l’occasion de me souhaiter le bon jour. Elle sait que je n’ai pas d’empressement à le favoriser de ma présence, lorsque je suis engagée d’un autre côté. Je n’ai pu m’empêcher de prendre un air un peu froid, en m’appercevant qu’elle n’avait rien à me dire, et quelle était son intention. Elle m’a raillée de mes distractions, afin que son homme partît sans chagrin. Il m’a fait une révérence jusqu’à terre. Il aurait voulu prendre ma main d’une des siennes ; mais je n’ai pas jugé à propos de servir de pendant à son fouet, qu’il tenait de l’autre. Je l’ai retirée, en la portant vers son épaule ; comme si je m’étais hâtée de le soutenir, dans la crainte qu’il ne donnât du nez contre terre à force de se baisser. Eh, mon dieu, lui ai-je dit, si vous veniez à tomber ! La folle créature ! A dit ma mère en souriant. Cette mauvaise plaisanterie l’a tout-à-fait décontenancé. Il s’est retiré en arrière, la bride en main, et toujours faisant des révérences, jusqu’à ce que, rencontrant son laquais, il a pensé le renverser en se relevant. J’ai ri de tout mon cœur. Il est monté, il a piqué des deux ; et, pour n’avoir pas voulu me quitter des yeux, il a failli de se tuer contre la porte. Je suis rentrée, la tête si pleine de lui, qu’il faut que je reprenne mon dessein. Peut-être serai-je assez heureuse pour vous divertir un moment. Songez que je le peins du bon et du mauvais côté. Hickman est un de ces hommes inutiles, qui, pour me servir d’une de vos expressions, ont l’air affairé sans avoir jamais d’occupations sérieuses. Il est rempli de projets dont il n’exécute jamais aucun ; irrésolu, ne se tenant à rien, excepté au plaisir de me tourmenter par ses ridicules propos d’amour, dans lesquels il est évident qu’il est soutenu par la faveur de ma mère, plutôt que par ses propres espérances, puisque jamais je ne lui en ai donné aucune. J’en veux à son visage : quoiqu’en général, pour un corps aussi replet, on puisse dire que la figure d’Hickman est assez bien ; ce n’est pas de beauté que je lui reproche de manquer ; car, suivant votre observation, qu’est-ce que la beauté dans un homme ? Mais, avec des traits bien marqués, et une épaisse machoire, il n’a pas la moitié de l’air mâle qui est répandu dans l’agréable physionomie de Lovelace. Et puis, quelle affectation de singularité dans bien des choses ! Je n’ai pas encore eu le courage de railler l’espèce d’évantail empesé qui lui pend au cou, parce que ma mère trouve qu’elle lui sied bien, et que je ne voudrais pas d’ailleurs être assez libre avec lui pour lui faire connaître que je souhaiterais de le voir autrement. Si je m’expliquais là-dessus, le goût de l’homme est si bizarre, qu’en ne consultant que lui-même, il prendrait un modèle de cravate sur quelque vieux portrait du roi Guillaume, où le menton de ce prince repose comme sur un coussin. à l’égard de son habillement, on ne saurait dire qu’il soit jamais mal-propre ; mais il est quelquefois trop magnifique, et quelquefois trop simple, pour mériter le nom d’élégant. Dans ses manières, il y a tant d’apprêt, tant de parade, qu’on les croirait de commande plutôt que familiéres et naturelles. Je sais que vous attribuez ce défaut à la crainte d’offenser ou de déplaire ; mais, en vérité, vos cérémonieux outrés tombent souvent dans le cas qu’ils veulent éviter. Hickman, au reste, est honnête homme. Il est de très-bonne famille. Son bien est considérable ; et quelque jour, voyez-vous ? Il peut devenir baronnet . Il a le cœur humain et sensible ; on le dit passablement généreux, et je pourrais le dire aussi, si je voulais accepter ses présens, qu’il m’offre sans doute dans l’espérance qu’ils lui reviendront un jour, avec celle qui les aurait reçus ; méthode que tous les corrupteurs emploient


avec succès, depuis l’ancien Satan

jusqu’au plus vil de ses serviteurs. Cependant, pour parler le langage d’une personne que je suis faite pour respecter, c’est un homme prudent

c’est-à-dire, un excellent économe. Au bout du compte, je ne saurais dire que j’aie à présent plus de goût pour un autre que pour lui, de quelque manière que j’aie pu penser autrefois. Il n’a point la passion de la chasse ; et s’il entretient une meute, il ne préfère pas, du moins ses chiens aux créatures de son espèce. J’avoue que ce n’est pas un mauvais signe pour une femme. Il aime ses chevaux ; mais sans avoir le goût des courses, qui devient un jeu de hasard. Il n’a pas plus d’inclination pour les autres jeux. Il est sobre, modeste ; en un mot, il a les qualités que les mères aiment dans un mari pour leurs filles, et que les filles devraient peut-être aimer pour elles-mêmes, si elles étoient capables de juger aussi bien dans leur propre cause, que l’expérience leur apprendra quelque jour à juger dans celle de leurs filles futures. Malgré tout, pour vous parler de bonne foi, je ne crois pas que j’aime Hickman, ni qu’il m’arrive jamais de l’aimer. C’est une chose étrange, que dans tous ces sages galans, la modestie ne puisse être accompagnée d’une vivacité décente et d’une honnête assurance ; qu’ils ne sachent pas joindre à leurs bonnes qualités un certain air, qui, sans être jamais séparé du respect, dans les soins qu’ils rendent à une femme, soit capable de montrer l’ardeur de leur passion plutôt que le fonds doucereux de leur naturel. Qui ne sait pas que l’amour se plaît à dompter les cœurs de lion ; que les femmes à qui leur conscience reproche le plus de manquer de courage, desirent naturellement, et sont portées à préférer l’homme qui en est le mieux partagé, comme le plus propre à leur donner la protection dont elles ont besoin ; que plus elles ont de ce qu’on appellerait lâcheté dans les hommes, plus elles trouvent de charmes dans les caractères héroïques ; ce qui paroît assez dans leurs lectures, où elles prennent plaisir à rencontrer des obstacles vaincus, des batailles gagnées, et cinq ou six cens ennemis terrassés par la valeur d’un seul paladin ; enfin qu’elles souhaiteraient que l’homme qu’elles aiment fût un héros pour tout autre qu’elles ; mais que, dans tout ce qui les regarde elles-mêmes, sa douceur et son humilité ne connussent point de bornes ? Une femme a quelque raison de se glorifier de la conquête d’un cœur auquel rien n’est capable de causer de l’effroi ; et delà vient trop souvent qu’un faux brave, avec ses airs imposans, remporte les fruits qui ne devraient appartenir qu’au véritable courage. Pour l’honnête Hickman, la bonne ame est généralement si souple, que j’ai peine à distinguer s’il y a quelque chose de marqué en ma faveur, dans les respectueux témoignages de sa soumission. Si je le maltraite, il paraît fait si naturellement pour les rebuts, il s’y attend si bien, que je suis embarrassée à le surprendre, soit que l’occasion soit juste ou non. Vous pouvez compter que souvent, lorsque je lui vois prendre un air de repentir pour des fautes qu’il n’a pas commises, je doute si je dois rire ou le plaindre. Nous avons quelquefois pris plaisir toutes deux à nous représenter quelles doivent avoir été, dans l’enfance, les manières et la physionomie des personnes avancées en âge, c’est-à-dire, à juger, par les apparences présentes, quelle figure ils devaient faire dans leur première saison. Je vais vous dire sous quel jour je vois Hickman, Solmes et Lovelace, nos trois héros, lorsque je les suppose au collège. Solmes, je m’imagine, devait être un sale et avide petit garçon, qui tournait sans cesse autour de ses camarades, dans l’espérance de trouver quelque chose à dérober, et qui leur aurait demandé volontiers à chacun la moitié de leur pain, pour épargner le sien. Je me représente Hickman comme un grand élancé, avec la chevelure aussi plate que la physionomie, qui était harcelé et pincé de tous les autres et qui retournait au logis le doigt dans l’œil, pour s’en plaindre à sa mère. Lovelace, au contraire, était un franc vaurien, plein de feu, de caprices et de méchanceté, qui allait à la picorée dans les vergers, qui montait par-dessus les murailles, qui courait à cheval sans selle et sans bride ; un audacieux petit coquin, qui donnait des coups et qui en recevait ; qui ne rendait justice à personne, et qui n’en demandait pas ; qui, ayant la tête cassée dix fois le jour, disait : c’est l’affaire d’un emplâtre, ou, qu’elle se guérisse toute seule ; tandis que ne pensant qu’à faire plus de mal encore, il allait s’exposer d’un autre côté à se faire briser les os. Les reconnaissez-vous ? Je trouve que les mêmes dispositions sont crues avec eux, et les caractérisent encore avec peu d’altération. Il est bien mortifiant, ma chère, que tous les hommes soient autant d’animaux malfaisans, qui ne diffèrent que du plus au moins, et que ce soit entre ces monstres-là que nous soyons obligées de choisir. Mais je crains, plus que jamais, que ce ton de plaisanterie ne soit un peu hors de saison, pendant que vous gémissez dans des circonstances si affligeantes. Si je n’ai pas réussi à vous divertir, comme je le fais quelquefois par mes impertinences, je suis inexcusable, non-seulement auprès de vous, mais au tribunal même de mon propre cœur, qui malgré cette apparence de légéreté, est entiérement à vos peines. Comme cette lettre n’est qu’un tissu de folies, elle ne partira pas sans être accompagnée d’une autre, qui contiendra quelque chose de plus solide, et de plus convenable à votre malheureuse situation, c’est-à-dire, au sujet présent de notre correspondance. Anne Howe.