Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 54

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 228-231).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

vendredi à minuit. Le calme renaît un peu dans mon esprit. L’envie, l’ambition, les ressentimens de l’amour-propre, et toutes les passions violentes, sont sans doute endormies autour de moi. Pourquoi l’heure des ténèbres et du silence ne suspendrait-elle pas aussi mes tristes sentimens, pendant que mes persécuteurs reposent, et que le sommeil du moins tient leur haine assoupie ? J’ai employé une partie de ce temps paisible à relire vos dernières lettres. Je veux faire mes observations sur quelques-unes ; et pour être moins exposée à perdre l’espèce de repos dont je jouis, il faut que je commence par ce qui regarde M Hickman. Je me figure bien qu’il n’était pas assis devant vous, lorsque vous avez tiré son portrait. Après tout, néanmoins, il n’est pas fort à son désavantage. Dans des circonstances un peu plus tranquilles, j’en hasarderais un plus aimable et plus ressemblant. Si M Hickman n’a pas la contenance ferme qu’on voit à d’autres hommes, il a reçu en partage l’humanité et la douceur qui manquent à la plupart, et qui, jointes à la tendresse infinie qu’il a pour vous, en feront un mari le plus convenable du monde pour une personne de votre vivacité. Quoique vous paroissiez persuadée que je ne voudrais pas de lui pour moi-même, je vous assure de bonne foi, que si M Solmes lui ressemblait par la figure et le caractère, et qu’il ne me fût pas permis de me borner au célibat, je n’aurais jamais eu de querelles pour lui avec ma famille. M Lovelace, du caractère dont on le connaît, ne l’aurait pas balancé dans mon esprit. Je le dis d’autant plus hardiment, que, des deux passions de l’amour et de la crainte, Lovelace est capable d’inspirer la dernière, dans une proportion que je ne crois pas compatible avec l’autre pour former un heureux mariage. Je suis charmée de vous entendre dire que vous n’avez pour personne plus de goût que pour M Hickman. Si vous excitez un peu votre cœur, je ne doute pas que vous ne reconnaissiez bientôt qu’il n’y a personne pour qui vous en ayez autant ; sur-tout, lorsque vous ferez attention que les défauts mêmes qui vous frappent dans sa personne ou dans son caractère sont propres à vous rendre heureuse : du moins, s’il est nécessaire pour votre bonheur de ne faire jamais que vos volontés. Vous avez un tour d’esprit, permettez-moi cette remarque, qui, avec vos admirables talens, donnerait l’air d’un sot à tout homme qui serait amoureux de vous, et qui ne serait pas un Lovelace. Il faut me pardonner cette franchise, ma chère, et me pardonner aussi d’être revenue sitôt à ce qui me touche immédiatement. Vous vous fortifiez du sentiment de M Lovelace, pour insister encore sur la nécessité de réclamer mes droits ; et vous souhaitez que je vous explique plus nettement mes idées sur ce point. Il me semble néanmoins que les raisons, par lesquelles je puis combattre votre avis, se présentent si naturellement d’elles-mêmes, qu’elles devraient vous avoir fait rétracter ce conseil précipité. Mais, puisqu’elles ne vous sont pas venues à l’esprit, et que vous vous joignez à M Lovelace pour m’exciter à reprendre ma terre, je m’expliquerai là-dessus en peu de mots. D’abord, ma chère, en supposant que j’eusse de l’inclination à suivre votre avis, je vous demande sur le secours de qui je pourrais compter pour me soutenir dans cette entreprise. Mon oncle Harlove est un des exécuteurs testamentaires : il s’est déclaré contre moi. M Morden est l’autre : il est en Italie ; et ne peut-on pas l’engager aussi dans des intérêts différens des miens ? D’ailleurs, mon frère a déclaré qu’on est résolu d’en venir à la décision avant son retour ; et, de l’air dont on s’y prend, il est fort vraisemblable qu’on ne me laissera pas le temps de recevoir sa réponse, quand je lui écrirais : sans compter que, renfermée comme je suis, je ne puis me promettre qu’elle vienne jusqu’à moi, si elle n’est pas de leur goût. En second lieu, les parens ont beaucoup d’avantage sur une fille qui leur dispute le droit de disposer d’elle : et je trouve de la justice dans ce préjugé, parce que, de vingt exemples, il n’y en a pas deux où la raison ne parle pour eux. Vous ne me conseilleriez pas, j’en suis sûre, d’accepter les secours que M Lovelace m’offre dans sa famille. Si je pensais à chercher d’autres protections, nommez-moi quelqu’un qui voulût embrasser le parti d’une fille, contre des parens, dont on a connu si long-temps l’affection pour elle. Mais, quand je trouverais un protecteur tel que ma situation le demande, quelles longueurs n’entraîne pas le cours d’un procès ? On assure qu’il y a des nullités dans le testament. Mon frère parle quelquefois d’aller demeurer dans ma terre, pour me mettre apparemment dans la nécessité de l’en chasser, si j’entreprenais de m’y établir ; ou pour opposer à Lovelace toutes les difficultés de la chicane, si je venais à l’épouser. Je n’ai parcouru tous les cas, que pour vous faire connaître qu’ils ne me sont pas tout-à-fait étrangers. Mais il m’importerait peu d’être mieux instruite, ou de trouver quelqu’un qui voulût embrasser mes intérêts. Je vous proteste, ma chère, que j’aimerais mieux demander mon pain, que de disputer mes droits contre mon père. C’est un de mes principes, que jamais un père et une mère ne peuvent s’écarter assez de leur devoir, pour dispenser un enfant du sien. Une fille en procès avec son père ! Cette idée me révolte. J’ai demandé, comme une faveur, la permission de me retirer dans ma terre, si je dois être chassée de la maison : mais je ne ferai pas une démarche de plus ; et vous voyez comment on s’est courroucé de ma demande. Il ne me reste donc qu’une espérance : c’est que mon père pourra changer de résolution, quoique ce bonheur me paroisse peu vraisemblable à moi-même, quand je considère l’ascendant que mon frère et ma sœur ont obtenu sur toute la famille, et l’intérêt qu’ils ont à soutenir leur haine, après me l’avoir ouvertement déclarée. à l’égard de l’approbation que M Lovelace donne à votre systême, je n’en suis pas étonnée. Il pénètre, sans doute, les difficultés que je trouverais à le faire réussir sans son assistance. Si j’étais assez aimée du ciel pour devenir aussi libre que je le souhaiterais, cet homme merveilleux n’aurait peut-être pas à se louer autant de moi que sa vanité le porte à s’en flatter, malgré le plaisir que vous prenez à me railler sur les progrès qu’il a faits dans mon cœur. êtes-vous bien sûre, vous qui ne paroissez pas déclarée contre lui, que tout ce qui paraît raisonnable et spécieux dans ses offres, tel que d’attendre son sort de mon choix, lorsque je me trouverai dans l’indépendance

(ce qui ne signifie dans mes idées, que la liberté de refuser pour mari cet odieux Solmes) ; tel encore que de ne me pas voir sans ma permission, et jusqu’au retour de M Morden, et jusqu’à ce que je sois satisfaite de sa réformation ; croyez-vous, dis-je, que ce ne soit pas un air qu’il se donne, uniquement pour nous faire prendre une meilleure idée de lui, en offrant, comme de lui-même, des conditions sur lesquelles il voit fort bien qu’on ne manquerait pas d’insister dans les cas qu’elles supposent ? Et puis, j’ai de sa part mille sujets de mécontentement. Que signifient toutes ses menaces ? Prétendre néanmoins qu’il ne pense point à m’intimider ! Et vous prier de ne m’en rien dire, lorsqu’il sait que vous ne l’en croirez pas, et qu’il ne vous le dit lui-même que dans l’intention, sans doute, de m’en informer par cette voie ! Quel misérable artifice ! Il nous regarde apparemment comme deux folles, qu’il compte mener par la frayeur. Moi, prendre un mari de cette violence ! Mon propre frère, l’homme qu’il menace ! Et M Solmes ! Que lui a fait M Solmes ? Est-il blâmable, s’il me croit digne de son affection, de faire tous ses efforts pour m’obtenir ? Que ne s’en fie-t-on à moi, sur ce point seulement ? Ai-je donc accordé tant d’avantage à M Lovelace, qu’il soit en droit de menacer ? Si M Solmes étoit un homme que je pusse voir du moins avec indifférence, on s’appercevrait peut-être que le mérite de souffrir pour moi, de la part d’un esprit si bouillant, ne lui serait pas toujours inutile. C’est mon sort d’être traitée comme une folle par mon frère : mais M Lovelace reconnaîtra… je veux lui expliquer à lui-même ce que je pense là-dessus, et vous en serez informée alors de meilleure grâce. En même tems, ma chère, permettez-moi de vous dire que, malgré toute la méchanceté de mon frère, je me trouve blessée, dans mes momens de sang froid, par vos mordantes réflexions sur l’avantage que Lovelace a remporté sur lui. à la vérité, il n’est pas votre frère ; mais songez que c’est à sa sœur que vous écrivez. Sérieusement, miss, votre plume est trempée dans le fiel, lorsque vous traitez quelque sujet qui vous offense. Savez-vous qu’en lisant plusieurs de vos expressions contre lui et d’autres de mes proches, il me vient à l’esprit, quoiqu’elles soient en ma faveur, de douter si vous avez vous-même assez de modération pour vous croire en droit d’appeler à votre tribunal ceux qui s’emportent à des excès de chaleur ? Il me semble que nous devrions apporter tous nos soins à nous garantir des fautes qui nous blessent dans autrui. Cependant j’ai tant de sujets de plainte contre mon frère et ma sœur, que je ne ferais pas un reproche si libre à ma plus chère amie, si je ne trouvais son badinage outré, sur un évènement où la vie d’un frère, après tout, était sérieusement en danger, et lorsqu’on peut craindre que le même feu ne se rallume, avec des suites beaucoup plus funestes. Que je m’écarte volontiers de moi-même ! Et que je souhaiterais d’oublier, s’il était possible, ce qui me touche le plus ! Cette digression me ramène à sa cause, et delà, aux vives agitations où j’étais en finissant ma dernière lettre ; car il n’y a rien de changé dans ma situation. Le jour approche, et va m’exposer peut-être à de nouvelles épreuves. Je vous prie, avec les mêmes instances, de me donner un conseil où la faveur et le ressentiment n’aient aucune part. Dites-moi ce que je dois faire ; car, si je suis forcée d’aller chez mon oncle, il ne faut pas douter que votre malheureuse amie ne soit perdue sans ressource : cependant, quel moyen de l’éviter ? Mon premier soin sera de porter ce paquet au dépôt. Hâtez-vous de m’écrire aussi-tôt que vous l’aurez reçu. Hélas ! Je crains bien que votre réponse n’arrive trop tard. Clarisse Harlove.