Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 56

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 234-239).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

dimanche matin, 16 de mars. Que les louanges ont de douceur dans la bouche d’une amie ! Soit qu’on se flatte ou non de les mériter, il est extrêmement agréable de se voir si bien dans l’esprit de ceux dont on ambitionne la faveur et l’estime. Une ame ingénue en tire un autre avantage : si elle ne se croit pas déjà digne du charmant tribut qu’elle reçoit, elle se hâte d’acquérir les qualités qui lui manquent, avant qu’on s’aperçoive de l’erreur ; autant pour se faire honneur à ses propres yeux, que pour se conserver dans l’estime de son amie, et pour justifier son jugement. Que ce but puisse toujours être le mien ! Alors je vous serai redevable, non-seulement de l’éloge, mais du mérite même auquel vous croirez le pouvoir accorder ; et j’en deviendrai plus digne de cette amitié qui est l’unique plaisir dont je puisse me glorifier. Mes remercimens sont aussi vifs qu’ils doivent l’être, pour la diligence de vos dernières dépêches. Que je vous ai d’obligation ! Que j’en ai même à votre honnête messager ! Ma triste situation me met dans le cas d’en avoir à tout le monde. Je vais répondre, le mieux qu’il m’est possible, aux articles de votre obligeante lettre. Ne me soupçonnez pas de pouvoir surmonter mes dégoûts pour M Solmes, aussi long-temps qu’il lui manquera de la générosité, de la franchise, de la bonté, de la politesse et toutes les qualités qui forment l’homme de mérite. ô ma chère ! De quel degré de patience, de quelle grandeur d’ame, une femme n’a-t-elle pas besoin, pour ne pas mépriser un mari qui est plus ignorant, qui a l’ame plus basse et l’esprit plus borné qu’elle, à qui ses prérogatives donnent néanmoins des droits qu’il veut exercer, ou qui ne peut les abandonner sans un déshonneur égal pour celle qui gouverne et pour celui qui se laisse gouverner ! Comment supporter un mari tel que je le peins, quand on supposerait même que, par des raisons de convenance ou d’intérêt, il fût de notre propre choix ? Mais se voir forcée de le prendre, et s’y voir forcée par d’indignes motifs ! Quel moyen de vaincre une aversion qui porte sur des fondemens si justes ? Il est bien plus aisé de soutenir une persécution passagère, que de se résoudre à porter une chaîne honteuse et révoltante, dont le poids doit durer autant que la vie. Si j’étais capable de me rendre, ne faudrait-il pas quitter mes parens, et suivre cet insupportable mari ? Un mois sera peut-être le terme de la persécution ; et le lien d’un tel mariage serait un malheur perpétuel. Chaque jour ne luirait, vraisemblablement, que pour éclairer quelque nouvelle infraction des devoirs jurés à l’autel. Il paraît donc, ma chère, que M Solmes est déjà occupé de sa vengeance ! Tout s’accorde à me le confirmer. Hier au soir, mon effrontée geolière m’assura que toutes mes oppositions n’auraient pas plus d’effet qu’une prise de tabac , en avançant vers moi le pouce et le doigt, où elle en tenait une ; que je serai Madame Solmes ; que je dois me garder par conséquent de pousser la raillerie trop loin, parce que M Solmes est un homme capable de ressentiment, et qu’il lui a dit à elle-même, que, devant être sûrement sa femme, je manquais aux bonnes règles de la politique ; puisque, s’il n’était pas plus miséricordieux que moi (c’est le terme de Betty, j’ignore s’il s’en est servi comme elle), je m’exposais à des repentirs qui pourraient durer jusqu’au dernier de mes jours. Mais c’en est assez sur un homme, qui, suivant le récit de sir Harry Downeton, a toute l’insolence de son sexe, sans une seule qualité qui puisse le rendre supportable. J’ai reçu deux lettres de M Lovelace, depuis la visite qu’il vous a rendue ; ce qui fait trois avec celle que j’avais laissée sans réponse. Je ne doutais pas qu’il n’en ressentît quelque chagrin ; mais, dans sa dernière, il se plaint de mon silence en termes fort hauts. C’est moins le style d’un amant soumis, que celui d’un protecteur méprisé. Son orgueil paraît mortifié de se voir forcé, dit-il, à roder chaque nuit autour de nos murs, comme un voleur ou un espion, dans l’espérance de trouver une lettre de moi, et à faire cinq milles pour regagner un misérable logement, sans remporter aucun fruit de ses peines. Je ne tarderai point à vous envoyer ses trois lettres et la copie de la mienne ; mais voici en substance ce que je lui écrivis hier. Je lui fais un reproche fort vif de m’avoir menacée, par votre moyen, de se procurer une explication avec M Solmes ou avec mon frère. Je lui dis " qu’il me croit apparemment d’humeur à tout souffrir ; qu’il ne lui suffit pas que je sois exposée aux violences continuelles de ma propre famille, et qu’il faut que je supporte aussi les siennes ; qu’il me paraît fort extraordinaire qu’un esprit violent menace de s’emporter à des témérités qui ne peuvent être justifiées, et qui m’intéressent d’ailleurs beaucoup moins que lui, si je ne fais pas quelque chose d’aussi téméraire, du moins par rapport à mon caractère et à mon sexe, pour le détourner de ses résolutions : je lui fais même entendre que, de quelque manière que je pense sur les malheurs qui arriveraient à mon occasion, il peut se trouver des personnes qui, dans la supposition qu’il soit capable de la témérité dont il menace M Solmes, ne regretteraient pas beaucoup de se voir délivrées de deux hommes dont la connaissance aurait causé toutes leurs disgrâces. " c’est parler naturellement, ma chère, et je m’imagine qu’il y donnera lui-même une explication encore plus nette. Je lui reproche son orgueil, à l’occasion des pas qu’il fait pour trouver mes lettres, et qu’il relève avec tant d’affectation. Je le raille sur les riches comparaisons d’espion et de voleur : " il n’a pas raison, lui dis-je, de trouver sa situation si dure, puisque, dans l’origine, il ne doit en accuser que ses mauvaises mœurs, et qu’au fond, le vice efface les distinctions, et ravale l’homme de qualité au niveau de la canaille . Ensuite, je lui déclare qu’il ne doit jamais attendre d’autre lettre de moi, qui puisse l’exposer à des fatigues si désagréables. " je ne le ménage pas plus sur les vœux et les protestations solemnelles, qui lui coûtent si peu dans l’occasion. Je lui dis " que ce langage fait d’autant moins d’impression sur moi, que c’est déclarer lui-même qu’il croit en avoir besoin pour suppléer aux défauts de son caractère ; que les actions sont les seules preuves que je connaisse, lorsqu’il faut juger des intentions, et que je sens de plus en plus la nécessité de rompre toute correspondance avec un homme dont il est impossible que mes amis approuvent jamais les soins, parce qu’il est incapable de le mériter : qu’ainsi, puisque sa naissance et son bien le mettront toujours en état, si la réputation de ses mœurs n’est pas un obstacle, de trouver une femme qui, avec une fortune au moins égale à la mienne, aura plus de conformité avec lui dans ses goûts et ses inclinations, je le prie, et je lui conseille de renoncer à moi ; d’autant plus que, pour le dire en passant, ses menaces et ses impolitesses à l’égard de mes amis, me donnent lieu de conclure qu’il entre plus de haine pour eux que de considération pour moi dans sa persévérance. " voilà, ma chère, la récompense que j’ai cru devoir accorder à tant de peines qu’il fait valoir. Je ne doute pas qu’il n’ait assez de pénétration pour observer qu’il est moins redevable de notre correspondance à mon estime qu’aux rigueurs que j’essuie dans ma famille. C’est précisément ce que je voudrais lui persuader. Plaisante divinité, qui exige, comme l’idole Molock, que la raison, le devoir et la discrétion soient sacrifiés sur ses autels ! L’opinion de votre mère est que mes amis se relâcheront. Fasse le ciel qu’ ils se relâchent ! Mais mon frère et ma sœur ont tant d’influence dans la famille, sont si déterminés, si piqués d’honneur à l’emporter, que je désespère de ce changement. Cependant, s’il n’arrive point, je vous avoue que je ne ferais pas difficulté d’embrasser toute protection dont je n’aurais pas de déshonneur à craindre, pour me délivrer, d’un côté, des persécutions présentes, et de l’autre, pour ne donner à Lovelace aucun avantage sur moi. Je suppose toujours qu’il ne me reste point d’autre ressource ; car avec la moindre espérance, je regarderais ma fuite comme une action des plus inexcusables, quelque honneur et quelque sûreté que je puisse trouver dans mes protections. Malgré ses sentimens, que je crois aussi justes qu’ils sont sincères, la bonne foi de l’amitié m’oblige de reconnaître que je ne sais pas ce que j’aurais fait, si votre avis eût été fixe et concluant. Que n’avez-vous été témoin, ma chère, de mes différentes agitations, à la lecture de votre lettre ? Lorsque, dans un endroit, vous m’avertissez du danger dont je suis menacée chez mon oncle ; que dans un autre, vous avouez que vous n’auriez pas été capable de souffrir tout ce que j’ai souffert, et que vous préféreriez tous les maux possibles, à celui d’épouser un homme que vous haïriez ; que dans un autre, néanmoins, vous me représentez ce que ma réputation aurait à souffrir aux yeux du public, et la nécessité où je serais de justifier ma conduite aux dépens de mes proches ; que, d’un autre côté, vous me faites envisager la figure indécente que je ferais dans un mariage forcé, obligée de prendre un visage tranquille, de prodiguer de fausses caresses, de faire un personnage d’hypocrite, avec un homme pour lequel je n’aurais pas de l’aversion, et que mes déclarations passées autant que le sentiment de son indignité propre, (s’il était capable du moins de ce sentiment), rempliraient d’une juste défiance ; la nécessité où vous jugez que je serais de lui témoigner d’autant plus de tendresse que je m’y sentirais moins disposée ; tendresse, si j’étais capable de cette dissimulation, qui ne pourrait être attribuée qu’aux plus vils motifs, puisqu’il serait trop visible que l’amour du caractère ou de la figure n’y aurait aucune part : ajoutez la bassesse de son ame ; le poison de la jalousie, qui l’infecterait bientôt ; sa répugnance à pardonner, entretenue par le souvenir des marques de mon aversion et d’un mépris que j’ai fait éclater volontairement pour éteindre ses désirs ; une préférence déclarée par le même motif, et la gloire qu’il attache à faire plier et à réduire une femme sur laquelle il aurait acquis un empire tyrannique… si vous m’aviez vue, dis-je, dans toutes les agitations dont je n’ai pu me défendre à cette lecture, tantôt m’appuyant d’un côté, tantôt de l’autre, un moment incertaine, un moment remplie de crainte, irritée, tremblante, irrésolue, vous auriez reconnu le pouvoir que vous avez sur moi, et vous auriez eu raison de croire que, si vos conseils avoient été plus positifs, je me serais laissée entraîner par la force de votre détermination. Concluez de cet aveu, ma chère, que je suis bien justifiée sur ces saintes loix de l’amitié qui demandent une parfaite ouverture de cœur, quoique ma justification se fasse peut-être aux dépens de ma prudence. Mais après de nouvelles considérations, je répète, qu’aussi long-temps qu’il me sera permis de demeurer dans la maison de mon père, il n’y aura que les dernières extrémités qui puissent me la faire quitter ; et que je ne m’attacherai qu’à suspendre, s’il est possible, par d’honnêtes prétextes, l’ascendant de mon mauvais sort jusqu’au retour de M Morden. En qualité d’exécuteur, c’est une protection à laquelle je puis m’abandonner sans reproche ; enfin, je ne me connais pas d’autre espérance, quoique mes amis semblent s’en défier. à l’égard de M Lovelace, quand je serais sûre de sa tendresse, et même de sa réformation, accepter la protection de sa famille, c’est accepter la sienne. Pourrais-je me dispenser de recevoir ses visites dans la maison de ses tantes ? Ne serait-ce pas me jeter dans la nécessité d’être à lui, quand je découvrirais de nouvelles raisons de le fuir, en le voyant de plus près ? C’est une de mes anciennes observations, qu’entre les deux sexes, la distance sert à se tromper mutuellement. ô ma chère ! Quels efforts n’ai-je pas faits pour devenir sage ? Quels soins n’ai-je pas apportés à choisir ou à rejeter tout ce que j’ai cru capable de contribuer ou de nuire à mon bonheur ? Cependant, par une étrange fatalité, il y a bien de l’apparence que toute ma sagesse n’aboutira qu’à la folie. Vous me dites, avec la partialité ordinaire de votre amitié, qu’on attend de moi ce qu’on n’attendrait pas de beaucoup d’autres femmes. C’est une leçon que je reçois à ce titre. Je sens que, pour ma réputation, en vain mon cœur serait content de ses motifs, s’ils n’étoient pas connus du public. Se plaindre de la mauvaise volonté d’un frère, c’est un cas ordinaire dans les divisions d’intérêt. Mais lorsqu’on ne peut accuser un frère coupable, sans faire tomber une partie du reproche sur les duretés d’un père, qui pourrait se résoudre à se délivrer du fardeau, pour en charger une tête si chère ? Et, dans toutes ces suppositions, la haine que M Lovelace porte à chaque personne de ma famille, quoiqu’elle ne soit qu’un retour pour celle qu’on lui a déclarée, ne paroîtrait-elle pas extrêmement choquante ? N’est-ce pas une marque qu’il y a dans son naturel quelque chose d’implacable, comme d’extrêmement impoli ? Et quelle femme au monde pourrait penser à se marier, pour vivre dans une inimitié perpétuelle avec sa famille ? Mais, craignant de vous fatiguer, et lasse moi-même, je quitte la plume. M Solmes est ici continuellement. Ma tante Hervey, mes deux oncles, ne s’éloignent pas davantage. Il se machine quelque chose contre moi, je n’en saurais douter. Quel état, d’être sans cesse en alarme, et de voir une épée nue qui nous pend sur la tête ! Je ne suis informée de rien que par l’insolente Betty, qui me lâche toujours quelques traits de l’effronterie à laquelle elle est autorisée. Quoi ! Miss, vous ne mettez pas ordre à vos affaires ? Comptez qu’il faudra partir lorsque vous y penserez le moins. D’autres fois, elle me fait entendre à demi-mot, et comme dans la vue de m’inquiéter, ce que l’un, ce que l’autre dit de moi, et leur curiosité sur l’emploi que je fais de mon tems. Elle y mêle souvent l’outrageante question de mon frère, si je ne m’occupe pas à composer l’histoire de mes souffrances ? Mais je suis faite à ses discours, et c’est le seul moyen que j’aie d’apprendre, avant l’exécution, les desseins qu’on forme contre moi. Comme elle s’excuse sur ses ordres, lorsqu’elle pousse trop loin l’impertinence, je l’écoute patiemment, quoique ce ne soit pas sans quelque soulèvement de cœur. Je m’arrête ici, pour porter ce que je viens d’écrire au dépôt. Adieu, ma chère. Clarisse Harlove.

Ce qui suit était écrit sur l’enveloppe avec un crayon, à l’occasion de la lettre suivante, que Miss Clarisse trouva en y portant la sienne.

Je trouve votre seconde lettre d’hier. Je remercie beaucoup votre mère des avis obligeans que vous me donnez de sa part. Celle que je vous envoie répondra peut-être à quelque partie de son attente. Vous lui en lirez ce que vous jugerez à propos.