Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 59

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 247-250).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

lundi matin, 27 de mars. Mon oncle est revenu ce matin de très-bonne heure, et m’a fait remettre une réponse fort tendre, que je vous envoie. Elle m’a fait souhaiter de pouvoir le satisfaire. Vous verrez de quelles couleurs les mauvaises qualités de M Solmes y sont revêtues, et quel voile l’amitié jette sur les plus grandes taches. Peut-être disent-ils de moi, que l’aversion exagère aussi les défauts. Vous me renverrez, avec votre première lettre, celle de mon oncle. Il faut que je trouve le moyen de m’expliquer à moi-même pourquoi je suis devenue une créature aussi redoutable à toute ma famille qu’il veut me le persuader, et que je détruise cette idée, s’il est possible. à Miss Clary Harlove.

c’est contre mon intention que je me détermine à vous écrire. Tout le monde vous aime, et vous ne l’ignorez pas. Tout nous est cher de vous, jusqu’à la terre où vous marchez. Mais comment nous résoudre à vous voir ? Il est impossible de tenir contre votre langage et vos regards. C’est la force de notre affection qui nous fait éviter votre vue, lorsque vous êtes résolue de ne pas faire ce que nous sommes résolus que vous fassiez. Jamais je n’ai senti pour personne autant d’affection que j’en ai eu pour vous depuis votre enfance : et j’ai dit souvent que jamais jeune fille n’en avait tant mérité. Mais, à présent, que faut-il penser de vous ? Hélas, hélas, ma chère nièce, que vous vous soutenez mal à l’épreuve ? J’ai lu les deux lettres qui étoient sous votre enveloppe. Dans un temps plus convenable, je pourrai les faire voir à mon frère et à ma sœur ; mais rien ne leur serait agréable aujourd’hui de votre part. Mon dessein n’est pas de vous dissimuler que je n’ai pu lire celle qui était pour moi sans être extrêmement attendri. Comment se fait-il que vous soyez si inflexible, et capable en même tems de remuer si vivement le cœur d’autrui ? Mais comment avez-vous pu écrire une si étrange lettre à M Solmes ? Fi, ma nièce. Ah ! Que vous êtes changée ! Et puis traiter comme vous l’avez fait un frère et une sœur ! Leur déclarer que vous ne souhaitez pas qu’ils vous écrivent ni qu’ils vous voient ! Ne savez-vous pas qu’il est écrit, qu’ une réponse douce fait évanouir la colère ? Si vous vous fiez à la pointe piquante de votre esprit, vous pouvez blesser : mais une massue abat une épée. Comment pouvez-vous espérer que ceux qui se trouvent offensés, ne chercheront pas le moyen de vous offenser à leur tour ? était-ce par cette voie que vous vous faisiez adorer de tout le monde ? Non : c’était la douceur de votre cœur et de vos manières qui vous attirait de l’attention et du respect dans tous les lieux où vous paroissiez. Si vous avez excité l’envie, est-il sage d’aiguiser ses dents et de vous exposer à ses morsures ? Vous voyez que je vous écris en homme impartial, qui vous aime encore. Mais, depuis qu’ayant déployé tous vos talens, vous n’avez épargné personne, et que vous avez attendri tout le monde sans l’avoir été vous-même, vous nous avez mis dans la nécessité de tenir ferme et de nous lier plus étroitement. C’est ce que j’ai déjà comparé à une phalange en ordre de bataille . Votre tante Hervey vous défend d’écrire, par la même raison qui doit m’empêcher de vous le permettre. Nous craignons tous de vous voir, parce que nous savons que vous nous feriez tourner à tous l’esprit. Votre mère vous redoute si fort, que, vous ayant crue prête une fois ou deux à forcer l’entrée de sa chambre, elle s’y est enfermée soigneusement ; persuadée, comme elle est, qu’elle ne doit point se rendre à vos sollicitations, et que vous êtes résolue de ne pas écouter les siennes. Déterminez-vous seulement, ma très-chère Miss Clary, à faire quelques pas pour nous obliger ; et vous verrez avec quelle tendresse nous nous empresserons, tour-à-tour, de vous serrer contre nos cœurs transportés de joie. Si l’un des deux prétendans n’a pas l’esprit, les qualités et la figure de l’autre, comptez que l’autre est le plus mauvais cœur qu’il y ait au monde. L’affection de vos parens, avec un mari sage, quoique moins poli, n’est-elle pas préférable à un débauché, de quelque agrément que sa figure puisse être pour les yeux ? Vos admirables talens vous feront adorer de l’un ; au lieu que l’autre, qui a les mêmes avantages que vous dans son sexe, n’attachera pas grand prix aux vôtres ; et souvent les maris de cette espèce sont les plus jaloux de leur autorité avec une femme d’esprit. Vous aurez du moins un homme vertueux. Si vous ne l’aviez pas traité d’un air si outrageant, il vous aurait fait frémir de ce qu’il vous aurait appris de l’autre. Allons, ma chère nièce, faites tomber sur moi l’honneur de vous avoir persuadée. J’en partagerai le plaisir, et je puis dire encore une fois l’honneur, avec votre père et votre mère. Toutes les offenses passées s’éteindront dans l’oubli. Nous nous engagerons tous, pour M Solmes, que jamais il ne vous donnera aucun juste sujet de plainte. Il sait, dit-il, quel trésor obtiendra l’homme que vous honorerez de votre faveur ; et tout ce qu’il a souffert ou qu’il pourra souffrir, lui paraîtra léger à ce prix. Chère et charmante enfant, rendez-vous, et rendez-vous de bonne grâce, il le faut, de bonne grâce ou non. Je vous assure qu’il le faut. Vous ne l’emporterez pas sur un père, une mère, des oncles, et sur tout le monde ; comptez là-dessus. J’ai passé une partie de la nuit à vous écrire. Vous ne sauriez vous imaginer combien je suis touché en relisant votre lettre et en vous écrivant celle-ci. Cependant je serai demain, de bonne heure, au château d’Harlove. Si mes instances ont quelque pouvoir sur votre cœur, faites-moi dire aussitôt de monter à votre appartement. Je vous donnerai la main pour descendre ; je vous présenterai aux embrassemens de toute la famille ; et vous reconnaîtrez que vous nous êtes plus chère que vous ne paroissez vous l’être figuré dans vos dernières préventions. Cette lettre vous vient d’un oncle qui a fait long-temps ses délices de cette qualité. Jules Harlove. Une heure après mon oncle m’a fait demander si sa visite me serait agréable aux conditions qu’il m’avait marquées dans sa lettre. Il avait donné ordre à Betty de lui apporter une réponse de bouche. Mais je venais de finir la copie de celle que je vous envoie. Betty a fait difficulté de s’en charger. Cependant elle s’est laissé engager, par un motif auquel les dames Betty ne résistent point. Que vous me causez de joie, mon très-cher oncle, par l’excès de votre bonté ! Une lettre si tendre ! Si paternelle ! Si douce pour un cœur blessé ! Si différente enfin de tout ce que j’ai éprouvé depuis quelques semaines ? Que j’en suis touchée ! Ne parlez pas, monsieur, de ma manière d’écrire. Votre lettre m’a plus attendrie que personne n’a pu l’être des miennes, ou de mes discours et de mes tristes regards. Elle m’a fait souhaiter, du fond du cœur, de pouvoir mériter votre visite aux conditions que vous désirez, et de me voir conduire aux pieds de mon père et de ma mère par un oncle dont j’adore la bonté. Je vous dirai, mon très-cher oncle, à quoi je suis résolue pour faire ma paix. M Solmes préférerait sûrement ma sœur à une créature dont l’aversion est si déclarée pour lui : comme j’ai raison de croire que le principal, ou du moins un de ses principaux motifs, dans les intentions qu’il a pour moi, est la situation de la terre de mon grand-père, qui est voisine des siennes, je consens à résigner tous mes droits ; et cette résignation subsistera solidement, parce que je m’engagerai à ne me marier jamais. La terre sera pour ma sœur et pour ses héritiers à perpétuité. Je n’en aurai point d’autre qu’elle et mon frère. Je recevrai de mon père une pension annuelle, aussi petite qu’il voudra me l’accorder ; et si jamais j’ai le malheur de lui déplaire, il sera le maître de la reprendre. Cette proposition ne sera-t-elle pas acceptée ? Elle doit l’être. Elle le sera sans doute. Je vous demande en grâce, monsieur, de la faire promptement, et de l’appuyer de votre crédit. Elle répond à toutes les vues. Ma sœur marque une haute opinion de M Solmes. Je suis fort éloignée d’en avoir autant, dans le jour sous lequel il m’est proposé. Mais le mari de ma sœur aura droit à mon respect, et je lui en promets beaucoup à ce titre. Si cette offre est acceptée, accordez-moi, monsieur, l’honneur d’une visite, et faites-moi le plaisir inexprimable de me conduire aux pieds de mon père et de ma mère. Ils reconnaîtront, dans les effusions de mon cœur, la vérité de mon respect et de ma soumission. Je me jetterai aussi dans les bras de ma sœur et de mon frère, qui me trouveront la plus obligeante et la plus affectionnée de toutes les sœurs. J’attends, monsieur, une réponse qui fera le bonheur de ma vie, si elle est conforme aux vœux sincères de votre très-humble, etc. Clarisse Harlove. Lundi, à midi. Je commence, ma chère, à me flatter sérieusement que ma proposition sera goûtée. Betty m’apprend qu’on a fait appeler mon oncle Antonin et ma tante Hervey, sans qu’il soit question de M Solmes ; c’est un fort bon augure. Avec quelle satisfaction ne résignerai-je pas ce qui m’attire tant d’envie ? Quelle comparaison pour moi, entre un avantage de la fortune et celui qui me reviendra d’un si léger sacrifice, la tendresse et la faveur de tous mes proches ! Une tendresse et une faveur, dont j’ai fait, depuis dix-huit ans, ma gloire et mes délices ! Quel charmant prétexte pour rompre avec M Lovelace ! Et lui-même, n’en aura-t-il pas, peut-être, beaucoup plus de facilité à m’oublier ? J’ai trouvé ce matin une lettre de lui, qui sera, je suppose, une réponse à ma dernière. Mais je ne l’ai pas encore ouverte ; et j’attendrai, pour l’ouvrir, l’effet de mes nouvelles offres. Qu’on me délivre de l’homme que je hais, et je renoncerai de tout mon cœur à celui que je pourrais préférer. Quand j’aurais pour l’un tout le penchant que vous vous imaginez, j’en serais quitte pour un chagrin passager, dont le tems et la discrétion seraient le remède. Ce sacrifice est un de ceux qu’un enfant doit à ses proches et à ses amis, lorsqu’ils insistent à l’exiger : au lieu que l’autre, c’est-à-dire, celui d’accepter un mari qu’on ne saurait souffrir, blesse non-seulement l’honnêteté morale, mais encore toutes les autres vertus, puisqu’il n’est propre, comme je me souviens de l’avoir écrit à Solmes même, qu’à faire une mauvaise femme de celle qui aurait eu le plus de goût pour un autre caractère. Comment sera-t-elle alors une bonne mère, une bonne maîtresse, une bonne amie ? Et de quoi sera-t-elle capable, que de répandre le mauvais exemple autour de soi, et de déshonorer sa famille ? Dans l’incertitude où je suis, j’ai quelque regret de porter ma lettre au dépôt, parce que c’est vous en causer autant qu’à moi. Mais il y aurait de l’affectation à résister aux soins officieux de Betty, qui m’a déjà pressée deux fois d’aller prendre l’air. Je vais descendre, pour visiter ma volière, et dans l’espérance d’ailleurs de trouver quelque chose de vous.