Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 62
Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.
mardi à 3 heures, 28 mars. Ce n’est pas la première fois que je vous ai entretenue des insolences de Mademoiselle Betty ; et dans une autre situation, je me ferais peut-être un amusement de vous raconter l’épreuve où elle a mis aujourd’hui ma modération. Mais je ne me sens le courage de détacher de cette scène que ce qui a rapport au véritable sujet de mes peines. à l’occasion de quelques marques d’impatience, que les effronteries de cette fille m’ont arrachées, elle n’a pas fait difficulté de me répondre " que, lorsque les jeunes demoiselles s’écartaient de leur devoir, il n’était pas surprenant qu’elles ne vissent pas de bon œil une personne qui faisait le sien. " je me suis reproché de m’être exposée à cette brutale hardiesse, de la part d’une créature dont je connaissais le caractère. Cependant, ayant jugé que j’avais quelque utilité à tirer de la disposition où je la voyais, je lui ai dit froidement, dans le dessein de l’exciter un peu à parler, que je comprenais ce qu’elle nommait son devoir, par l’idée qu’elle m’en donnait elle-même ; et que j’étais fort obligée à ceux de qui elle l’avait reçue. Personne n’ignorait, m’a-t-elle repliqué, que je savais prendre un ton froid pour dire des choses piquantes : mais elle aurait souhaité que j’eusse voulu entendre M Solmes ; il m’en aurait dit de M Lovelace, qui auraient pu… et savez-vous, Betty, quelques-unes des choses qu’il m’aurait dites ? Non, miss ; mais je suppose que vous les apprendrez chez votre oncle, et peut-être vous en dira-t-on plus que vous n’en voudriez entendre. On me dira tout ce qu’on voudra, Betty ; mais je n’en serai pas moins déterminée contre M Solmes, dût-il m’en couter la vie. Recommandez-vous donc au ciel, m’a-t-elle répondu ; car si vous saviez de quoi vous êtes menacée… que fera-t-on, Betty ? Il n’y a pas d’apparence qu’on veuille me tuer. Que peuvent-ils donc faire ? Vous tuer, non. Mais vous ne sortirez jamais de-là qu’après avoir reconnu votre devoir. On vous retranchera le papier et les plumes, comme on l’aurait déjà fait ici, dans l’idée où l’on est que vous n’en faites pas un bon usage, si vous n’étiez pas si proche de votre départ. On ne vous permettra de voir personne. On vous ôtera toutes sortes de correspondances. Je ne vous dis pas qu’on veuille rien faire de plus. Quand je le saurais, il ne serait pas à propos de vous l’apprendre. Mais vous ne devez vous en prendre qu’à vous-même, puisque vous pouvez tout prévenir d’un seul mot. Et, s’il faut dire ce que je pense, un homme ne vaut-il pas un autre homme ? Un homme sage, sur-tout, ne vaut-il pas un libertin ? Fort bien, Betty, lui ai-je dit avec un soupir ; ton impertinence est fort inutile. Mais je vois qu’en effet, le ciel me destine à n’être pas heureuse. Cependant, je veux hasarder encore une lettre ; et tu la porteras, si tu n’aimes mieux t’attirer, pour toute ta vie, ma haine et mon indignation. Je me suis retirée dans mon cabinet, où, sans m’arrêter à la défense de mon oncle Harlove, je lui ai écrit quelques lignes, dans la vue d’obtenir du moins un délai, si mon départ est absolument résolu : et cela, ma chère, pour me mettre en état de suspendre l’entrevue que j’ai promise à M Lovelace ; car je trouve au fond de mon cœur des pressentimens qui m’effraient, et qui ne font qu’augmenter, sans que je sache pourquoi. Au-dessous de l’adresse, j’ai mis ces deux mots : de grâce, monsieur, ayez la bonté de lire ce billet. J’en joins ici la copie. " cette fois seulement, mon très-honoré oncle, faites que je sois entendue avec patience, et qu’on m’accorde ma prière. Je demande uniquement, que ce ne soit pas sitôt que jeudi prochain, qu’on me chasse de la maison. " pourquoi votre malheureuse nièce serait-elle forcée honteusement de partir, sans avoir le tems de se reconnaître ? Obtenez pour moi, monsieur, un délai de quinze jours. J’espère que, dans l’intervalle, les rigueurs de tout le monde pourront se relâcher. Il ne sera pas besoin que ma mère ferme sa porte, dans la crainte de voir une fille disgraciée ; je me garderai bien de me présenter devant elle ou devant mon père, sans leur permission. Quinze jours sont une faveur bien légère, si l’on n’est pas résolu de rejeter toutes mes demandes. Cependant elle est d’une importance extrême pour le repos de mon esprit, et vous ne sauriez obliger plus sensiblement une nièce aussi respectueuse qu’affligée. " Clarisse Harlove. Betty s’est chargée de ma lettre sans me dire un seul mot. Heureusement mon oncle n’était pas parti. Il attend à présent ma réponse à une nouvelle proposition que vous allez lire dans la sienne : " votre départ était absolument fixé à jeudi prochain. Cependant votre mère, secondée par M Solmes, a plaidé si fortement pour vous, qu’on accorde le délai que vous demandez ; mais sous une condition. Il dépendra de vous de le faire durer plus ou moins de quinze jours. Si vous refusez cette condition, votre mère déclare que jamais elle n’intercédera pour vous ; et vous ne méritez pas même la faveur qu’on vous offre, lorsque vos espérances, dites-vous, portent moins sur votre changement que sur le nôtre. " cette condition se réduit à souffrir pendant une heure la visite de M Solmes, qui vous sera présenté par votre frère ou votre sœur, ou votre oncle Antonin : on vous laisse le choix. " si vous résistez, comptez que, prête ou non, vous partirez jeudi pour une maison qui vous est devenue depuis peu étrangement odieuse. Répondez-moi directement sur ce point. Les subterfuges ne sont plus de saison. Nommez votre jour et votre heure. M Solmes ne vous mangera point. Voyons s’il y a du moins quelque chose en quoi vous soyez disposée à nous obliger. " Jules Harlove. Après quelques momens de délibération, je me suis déterminée à les satisfaire. Toute ma crainte est que M Lovelace n’en soit informé par son correspondant, et que ses propres alarmes ne le précipitent dans quelque résolution désespérée ; d’autant plus qu’ayant à présent quelques jours devant moi, je pense à lui écrire, pour suspendre une entrevue dont je m’imagine qu’il se croit sûr. Voici la réponse que j’ai faite à mon oncle : monsieur, quoique je ne pénètre pas quel peut être le but de la condition qu’on m’impose, j’y souscris. Que ne puis-je m’aveugler de même sur tout ce qu’on exige de moi ! Si je dois nommer quelqu’un pour accompagner M Solmes, et que ce ne puisse être ma mère, dont la présence serait ce que j’ai de plus heureux à souhaiter, que ce soit mon oncle, s’il a la bonté d’y consentir. Si je dois nommer le jour (on ne me permettrait pas sans doute de le renvoyer trop loin), que ce soit mardi prochain : le tems, quatre heures après midi : le lieu, ou le grand cabinet de treillage, ou le petit parloir, qu’il m’était permis autrefois de nommer le mien. Cependant, monsieur, accordez-moi votre protection auprès de ma mère, pour l’engager dans cette occasion à m’honorer de sa présence. Je suis, monsieur, etc. Clarisse Harlove. On m’apporte à ce moment la réponse. Lisons… j’avais cru qu’il convenait à mon aversion de nommer un jour éloigné ; mais je ne m’étais pas attendue qu’il fût accepté. Voilà donc une semaine gagnée ! Lisez, ma chère, à votre tour. " je vous félicite de votre soumission. Nous sommes portés à juger favorablement des plus légères marques de votre obéissance. Cependant il semble que vous ayez regardé le jour comme un jour sinistre, puisque vous l’avez remis si loin. On ne laisse pas d’y consentir. Il n’y a point de temps à perdre, dans l’espérance où nous sommes de vous trouver autant de générosité après cette entrevue, que vous nous avez trouvé d’indulgence. Je vous conseille donc de ne pas vous endurcir volontairement, et sur-tout, de ne prendre aucune résolution d’avance. M Solmes est plus embarrassé, et j’ose dire plus tremblant, à la seule pensée de paraître devant vous, que vous ne pouvez l’être dans l’attente de sa visite : son motif est l’amour. Que la haine ne soit pas le vôtre. Mon frère Antonin sera présent. Il espère que vous mériterez son affection, en prenant des manières civiles pour un ami de la famille. Votre mère aura la liberté d’y être aussi, si elle le juge à propos : mais elle m’a dit que, pour tout au monde, elle ne s’y engagerait point sans avoir reçu, de votre part, les encouragemens qu’elle désire. Permettez qu’en finissant je vous donne un petit avis d’amitié : c’est de faire un usage discret de votre plume et de votre encre. " il me semble qu’avec un peu de délicatesse, une jeune personne doit écrire moins librement à un homme, lorsqu’elle est destinée pour un autre. Je ne doute pas que votre complaisance n’en produise de plus grandes, qui rétabliront bientôt la tranquillité de la famille ; et c’est le désir ardent d’un oncle qui vous aime. Jules Harlove. Cet homme, ma chère, est plus tremblant que moi de la crainte de me voir ! Comment cela est-il possible ? S’il avait la moitié seulement de mon effroi, il ne souhaiterait pas notre entrevue. L’amour pour motif ! Oui, l’amour de lui-même. Il n’en connaît pas d’autre. Le véritable amour cherche moins sa propre satisfaction que celle de son objet. Pesé à cette balance, le nom de l’amour est une profanation dans la bouche de M Solmes. que je ne prenne point mes résolutions d’avance ! cet avis est venu trop tard. Je dois faire un usage discret de ma plume . Dans le sens qu’ils le prennent et de la manière dont ils ont ménagé les choses, je crains bien que ce point ne me soit aussi impossible que l’autre. Mais, écrire à un homme, lorsque je suis destinée pour un autre ! connaissez-vous rien de si choquant que cette expression ? N’ayant point attendu que cette faveur me fût accordée, pour me repentir de la promesse que j’ai faite à M Lovelace, vous jugez bien qu’après avoir obtenu du délai, je n’ai pas hésité un moment à la révoquer. Je me suis hâtée de lui écrire que je trouvais du danger à le voir comme je me l’étais proposé ; que les suites fâcheuses de cette démarche, si quelque accident la faisait découvrir, ne pouvaient être justifiées par aucun motif raisonnable ; que le matin et le soir, en prenant l’air au jardin, je m’étais aperçue que j’étais plus observée par un domestique que par tous les autres : qu’en supposant que ce fût celui dont il se croit sûr, j’avais pour maxime qu’il y a peu de confiance à prendre aux traîtres, et que ma conduite ne m’avait pas accoutumée à me reposer sur la discrétion d’un valet : que j’étais fâchée qu’il fît entrer dans ses mesures une démarche dont je ne pouvais me rendre un compte favorable à moi-même : qu’approchant du point critique qui devait décider entre mes amis et moi, je ne voyais aucune nécessité pour une entrevue, surtout lorsque les voies qui avoient servi jusqu’alors à notre correspondance n’étoient soupçonnées de personne, et qu’il pouvait m’écrire librement ses idées : qu’ en un mot, je me réservais la liberté de juger de ce qui convenait aux circonstances, particulièrement lorsqu’il pouvait compter que je préférerais la mort à M Solmes. Mardi au soir. J’ai porté au dépôt ma lettre à M Lovelace. Malgré les nouveaux périls qui semblent me menacer, je suis plus contente de moi que je ne l’étais auparavant. à la vérité, je ne doute pas que ce changement ne lui cause un peu de mauvaise humeur. Mais je m’étais réservé le droit de changer de pensée. Comme il doit s’imaginer aisément que dans l’intérieur d’une maison il arrive mille choses dont on ne peut juger au-dehors, et que je lui en ai fait même entrevoir quelques-unes, je trouverais fort étrange qu’il ne reçut pas mes explications d’assez bonne grâce pour me persuader que sa dernière lettre est l’ouvrage de son cœur. S’il est aussi touché de ses fautes passées qu’il le prétend, ne doit-il pas avoir un peu corrigé son impétuosité naturelle ? Il me semble que le premier pas vers la réformation, est de subjuguer ces emportemens soudains, d’où naissent souvent les plus grands maux, et d’apprendre à souffrir des contre-tems. Quelle espérance de voir prendre à quelqu’un tout l’ascendant nécessaire sur des passions plus violentes, et fortifiées par l’habitude, s’il ne parvient pas même à se rendre maître de son impatience ? Il faut, ma chère, que vous me fassiez le plaisir d’employer quelques personnes de confiance, pour vous informer sous quel déguisement M Lovelace s’est établi dans le petit village qu’il appelle Nile . Si ce lieu est celui que je m’imagine, je ne le prenais que pour un hameau, sans nom et sans hôtellerie. Comme il doit y avoir fait un long séjour, pour avoir été si constamment près de nous, je serais bien aise d’être un peu informée de sa conduite et de l’idée que les habitans ont de lui. Il est impossible que depuis si long-temps il n’ait pas donné quelque sujet de scandale, ou quelque espérance de réformation. Ayez cette complaisance pour moi, ma chère ; je vous apprendrai une autre fois les raisons que j’ai de le souhaiter, si vos informations mêmes ne vous les font pas découvrir.