Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 89

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 374-375).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

à Saint Albans, mardi à une heure après minuit. ô ma très-chère amie ! Après toutes les résolutions dont je vous ai entretenue dans ma dernière lettre, que dois-je ou que puis-je vous écrire ? De quel front approcher de vous, par l’entremise même d’une lettre ? Vous serez bientôt informée, si vous ne l’êtes déjà par le bruit public, que votre amie, votre Clarisse Harlove, a pris la fuite avec un homme ? Je n’ai rien de si important, de si nécessaire au monde, que de vous en expliquer les circonstances. Toutes les heures du jour, et de chaque jour, seront employées à cette grande entreprise, jusqu’à ce qu’elle soit entièrement finie : j’entends les heures que cet importun me laissera libre, à présent que je me suis jetée si follement dans la nécessité de lui en accorder un grand nombre. Le sommeil a fait divorce avec mes yeux. Il n’approche plus de moi, quoique son assoupissement soit un baume si nécessaire pour adoucir les plaies de mon ame. Ainsi, pendant les heures qu’il devrait occuper, vous aurez, sans interruption, le récit de ma funeste aventure. Mais, après ce que j’ai fait, daignerez-vous, ou vous sera-t-il permis de recevoir mes lettres ? ô ma chère amie ! Souffrez que je respire. Il ne me reste qu’à tirer le meilleur parti que je pourrai de ma situation. J’espère qu’il ne sera point désavantageux. Cependant je n’en suis pas moins convaincue que l’entrevue est une action téméraire et qui ne peut être excusée. Toute sa tendresse, tous ses sermens, ne peuvent calmer les reproches que mon cœur se fait de cette imprudence. Le porteur, ma chère, a ordre de vous demander la petite quantité de linge que je vous ai envoyée dans de meilleures et de plus agréables espérances. Ne me renvoyez pas mes lettres. Je ne vous demande que le linge ; à moins que vous ne soyez disposée à m’accorder la faveur de quelques lignes, pour m’assurer que vous m’aimez encore, et que vous suspendrez votre censure jusqu’à l’explication que je vous promets. Je n’ai pas voulu différer à vous écrire ; afin que, si vous avez envoyé quelque chose au dépôt, vous vous hâtiez de le faire retirer, ou d’arrêter ce que vous auriez dessein de faire partir. Adieu, mon unique amie ! Je vous conjure de m’aimer. Mais, hélas ! Que dira votre mère ? Que dira la mienne ? Que diront tous mes proches ? Et que va dire ma chère Madame Norton ? Quel sera le triomphe de mon frère et de ma sœur ! Je ne puis vous dire aujourd’hui comment ni dans quel lieu j’espère vous donner de mes nouvelles, et recevoir des vôtres. Je dois partir d’ici de grand matin, et mortellement fatiguée. Adieu encore une fois. Je ne vous demande plus que votre pitié et vos prières.

Clarisse Harlove.