Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 9

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 43-45).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

26 février au matin.

Ma tante, qui a passé ici la nuit, m’a fait une visite ce matin dès la pointe du jour. Elle m’a dit qu’on m’avait laissée hier exprès avec mon père, pour lui donner la liberté de me déclarer qu’il s’attend à l’obéissance ; mais qu’il convenait de s’être emporté au-delà de son dessein, en se rappelant quelque chose que mon frère lui avait dit à mon désavantage, et par son impatience à supposer seulement qu’un esprit aussi doux que je l’avais paru jusqu’aujourd’hui, entreprît de disputer ses volontés, sur un point où ma complaisance devait être d’un si grand avantage pour toute la famille.

Je comprends, par quelques mots qui sont échappés à ma tante, qu’ils comptent entièrement sur la flexibilité de mon caractère. Mais ils pourraient bien se tromper ; car, en m’examinant moi-même avec beaucoup de soin, je pense réellement que je tiens autant de la famille de mon père, que de celle de ma mère. Mon oncle Jules n’est pas d’avis, à ce qu’il semble, qu’on me pousse à l’extrémité. Mais son neveu, que je ne dois pas trop nommer mon frère, engage sa parole, que les égards que j’ai pour ma réputation et pour mes principes, m’amèneront rondement au devoir ; c’est son expression. Peut-être aurais-je raison de souhaiter qu’on ne m’eût point informée de cette circonstance. Le conseil de ma tante est que je dois me soumettre, pour le présent, à la défense qu’on m’a signifiée, et recevoir les soins de M. Solmes. J’ai refusé absolument le dernier de ces deux points au hasard, lui ai-je dit, de toutes les conséquences. à l’égard de la défense des visites, je suis résolue de m’y conformer. Mais pour celle qui regarde notre correspondance, il n’y a que la menace d’intercepter nos lettres qui puisse me la faire observer. Ma tante est persuadée que cet ordre vient de mon père, sans que ma mère ait été consultée ; et qu’il ne s’y est déterminé que par considération pour moi, dans la crainte à ce qu’elle suppose, que je ne l’offense mortellement, poussée par les conseils d’autrui (c’est de vous sans doute, et de miss Loyd, qu’elle veut parler) plutôt que par ma propre inclination ; car elle m’assure qu’il parle encore de moi avec bonté, et même avec éloge.

Voilà de la tendresse ! Voilà de l’indulgence ! Et cela, pour empêcher une fille opiniâtre de se précipiter dans la révolte, et de se perdre entiérement, comme ferait un bon prince, pour des sujets mal affectionnés. Mais toutes ces sages mesures, viennent de la prudence de mon jeune homme de frère. Un conseiller sans tête, et un frère sans cœur !

Que je pourrais être heureuse avec tout autre frère que M. James Harlove, et avec toute autre sœur que sa sœur ! Ne vous étonnez pas, ma chère, que moi, qui vous reprochais ces sortes de libertés à l’égard de mes parens, je sois aujourd’hui plus rebelle que vous n’avez été désobligeante. Je ne puis supporter l’idée d’être privée du plus doux plaisir de ma vie ; car c’est le nom que je donne à votre conversation, de bouche ou par lettres. Et qui pourrait soutenir d’ailleurs de se voir la dupe de tant de bas artifices, qui opèrent avec tant de hauteur et d’arrogance. Mais vous sentez-vous capable, ma chère Miss Howe, de condescendre à une correspondance secrète avec moi ? Si vous le pouvez, je me suis avisée d’un moyen qui m’y paraît fort propre.

Vous devez vous souvenir de l’allée verte (c’est ainsi que nous la nommons) qui règne le long du bûcher, et de la basse-cour où je nourris mes bantams , mes faisans et mes paons ; ce qui m’y conduit ordinairement deux fois le jour, parce que ces animaux me sont d’autant plus agréables que mon grand père les a recommandés à mes soins ! Et cette raison me les a fait transporter ici depuis sa mort. L’allée est plus basse que le rez-de-chaussée du bûcher ; et du côté de cet édifice, les ais sont pourris en plusieurs endroits jusqu’à deux ou trois pieds de terre. Hannah peut se rendre dans l’allée, et faire une marque de craie au-dessus du lieu où l’on pourra placer une lettre ou un paquet sous quelques pieces de bois. Il ne sera pas difficile de ménager un endroit propre à recevoir nos dépôts de part et d’autre.

Je viens moi-même de visiter le lieu, et je trouve qu’il répond à mes vues. Ainsi votre fidèle Robert peut, sans s’approcher du château, et feignant de passer seulement par l’allée verte, qui conduit à deux ou trois métairies, (sans livrée, s’il vous plaît) prendre aisément mes lettres, et laisser aussi facilement les vôtres. Cet endroit est d’autant plus commode, qu’il n’est guere fréquenté que de moi-même ou d’Hannah, par le motif que j’ai dit. C’est le magasin général du bois, car le bûcher d’usage ordinaire est plus proche de la maison. Comme on en a séparé un coin, pour servir de juchoir à mes oiseaux, Hannah ou moi, nous ne manquerons jamais de prétexte pour y entrer. Essayez, ma chère, le succès d’une lettre par cette voie, et donnez-moi votre avis sur la fâcheuse situation où je me trouve, car je ne puis lui donner un meilleur nom. Marquez-moi quelle opinion vous avez de l’avenir, et ce que vous feriez si vous étiez dans le même cas.

Mais je vous avertis d’avance que votre sentiment ne doit pas être favorable à M. Solmes.

Il est néanmoins très-vraisemblable que, sachant le pouvoir que vous avez sur moi, ils s’efforceront de faire entrer votre mère dans leurs intérêts pour vous engager vous-même à les favoriser. Cependant, sur une seconde réflexion, je souhaite que, si vous penchez de son côté, vous m’écriviez naturellement tout ce que vous pensez. Déterminée comme je crois l’être, et comme je ne puis m’en empêcher, je voudrais du moins lire ou écouter avec patience ce qu’on peut dire pour le parti opposé. Mes attentions ne sont pas aussi engagées (non, elles ne le sont pas… je ne sais pas moi-même si elles le sont) en faveur d’un autre, que quelques-uns de mes amis le supposent, et que vous même, donnant l’essor à votre vivacité après ses dernières visites, vous avez affecté de le supposer. Si j’ai quelque préférence pour lui, il la doit moins à des considérations personnelles, qu’au traitement qu’il a souffert par rapport à moi. J’écris quelques lignes de remerciement à votre mère, pour toutes ses bontés dans les heureux momens que j’ai passés chez vous. Que je crains de ne les voir jamais renaître ! Elle voudra bien me pardonner de ne lui avoir pas écrit plutôt.

Si le porteur était soupçonné, et qu’on allât jusqu’à l’examiner, il n’aurait qu’à montrer cette lettre, comme la seule dont il serait chargé. à combien d’inventions et d’artifices une injuste et inutile contrainte ne donne-t-elle pas occasion ? J’aurais en horreur ces correspondances clandestines, si je n’y étais pas forcée.

Elles ont une si basse, une si pauvre apparence à mes propres yeux, que j’ai peine à m’imaginer que vous vouliez y prendre part.

Mais pourquoi se hâte-t-on, comme j’en ai fait aussi mes plaintes à ma tante, de me précipiter dans un état, que je respecte, mais pour lequel j’ai peu de penchant ? Pourquoi mon frère, qui est plus vieux que moi de tant d’années, et qui a tant d’impatience de me voir engagée, ne s’engage-t-il pas le premier ? Pourquoi du moins ne pense-t-on pas à pourvoir ma sœur avant moi ? Je finis par ces inutiles exclamations.