Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 93

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 392-393).


à M Robert Lovelace.

dimanche, 9 avril. Monsieur, je suis fort obligé à votre bonté. Mais votre dernier commandement me paraît bien fort. Dieu me pardonne et vous aussi, monsieur ! Vous m’avez engagé dans une grande affaire ; et si la mèche était découverte… mais Dieu aura pitié de mon corps et de mon ame, et vous me promettez de me prendre sous votre protection, et d’augmenter mes gages, ou de m’établir dans une bonne hôtellerie ; ce qui fait toute mon ambition. Vous aurez de la bonté aussi pour notre jeune demoiselle, que je recommande à Dieu. Tout le monde n’en doit-il pas avoir pour le beau sexe ? J’exécuterai vos ordres le plus fidèlement qu’il me sera possible, puisque vous dites que vous la perdriez, si je ne le faisais pas, et qu’un homme aussi avare que M Solmes serait assez capable de la gagner. Mais j’espère que notre jeune demoiselle ne nous donnera pas tant de peine. Si elle a promis, je suis persuadé qu’elle tiendra parole. Je serais bien fâché de ne pas vous rendre service, quand je vois que vous avez la bonté de ne vouloir faire de mal à personne. J’avais cru, avant que de vous connaître, que vous étiez fort méchant, ne vous déplaise. Mais je trouve qu’il en est tout autrement. Vous êtes franc comme or fin, et même, autant que je le vois, vous ne souhaitez que du bien à tout le monde, comme je le fais aussi ; car, quoique je ne sois qu’un pauvre domestique, j’ai la crainte de Dieu et des hommes, et je profite des bons discours et des bons exemples de notre jeune demoiselle, qui ne va nulle part sans sauver une ame ou deux, plus ou moins. Ainsi, me recommandant à votre amitié, et vous priant de ne pas oublier l’hôtellerie, quand vous en trouverez une bonne, je vous servirai bien dans cette espérance. Vous en trouverez de reste, si vous cherchez bien ; car aujourd’hui, comme le monde va, les places ne sont pas des héritages ; et j’espère que vous ne me regarderez pas comme un mal-honnête homme, parce qu’il peut paraître que je vous sers contre mon devoir : avec une bonne conscience, on ne craint pas les mauvaises langues. Cependant je souhaiterais, si vous avez cette bonté, que vous ne m’appelassiez pas si souvent honnête Joseph, honnête Joseph . Quoique je me croie fort honnête, comme vous le dites, je craindrais de ne pas paraître tel aux yeux des méchantes gens, qui ne connaissent pas mes intentions ; et vous avez aussi l’humeur si facétieuse, qu’on ne sait pas si vous dites ces choses-là sérieusement. Je suis un pauvre homme, qui n’ai jamais écrit à des seigneurs : ainsi vous ne serez pas surpris, ne vous déplaise, si je n’ai pas tant d’éloquence que vous. Pour Mademoiselle Betty, j’ai cru d’abord qu’elle avait des vues au-dessus de moi. Cependant je vois qu’elle s’apprivoise peu-à-peu. J’aurais beaucoup plus d’amitié pour elle, si elle était meilleure pour notre jeune demoiselle. Mais je crains qu’elle n’ait trop d’esprit pour un pauvre homme tel que moi. Au bout du compte, quoiqu’il ne soit pas trop honnête de battre une femme, je ne souffrirai jamais qu’elle me mette le pied sur la gorge. Cette recette, que vous avez la bonté de me promettre, me donnera du courage ; et je crois qu’elle serait fort agréable pour tout le monde, pourvu que cela se passe honnêtement comme vous l’assurez, à peu-près dans l’espace d’une année. Cependant, si Mademoiselle Betty se tourne bien, je pourrais souhaiter que cela dure un peu plus long-temps ; sur-tout lorsque nous aurons à gouverner une hôtellerie, où je crois qu’une bonne langue et une tête malicieuse ne gâtent rien dans une femme. Mais je crains de paraître impertinent avec un seigneur de votre qualité. C’est vous-même aussi, qui me mettez en train par votre exemple, car vous avez toujours le mot pour rire ; et puis vous m’avez ordonné de vous écrire familièrement tout ce qui me vient à l’esprit : surquoi vous demandant pardon, je vous promets encore une fois toute diligence et toute exactitude, et je demeure votre obéissant serviteur, prêt à tous vos commandemens, Joseph Léman.